« Je proclame donc l’indépendance de la République danubienne du peuple juif. »
Où l’on voit comment les tensions qui se font jour parmi les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale placent le nouvel État en délicate posture…
La foule s’est massée sur la Heldenplatz, devant le Hofburg, ce vieux palais impérial où rôdent encore les ombres des Habsbourg. Tous les regards sont tournés vers le balcon où Hitler gesticulait dix ans plus tôt aux beaux jours de l’Anschluss. En application des accords signés en juillet 1945 à Potsdam, le Conseil provisoire de l’État juif du Danube s’est installé dans le palais, de même que l’Agence juive qui gère, tant bien que mal, l’afflux des rescapés venus de toute l’Europe.
David Ben Gourion et Chaim Weizmann apparaissent enfin, entourés des autres dirigeants sionistes, à cette porte-fenêtre d’où, jadis, le vieil empereur François-Joseph saluait ses sujets.
Un orchestre militaire attaque la Marche de Radetzky tandis qu’on hisse les couleurs du nouvel État du peuple juif.
Un immense drapeau bleu et blanc est hissé au fronton du palais.
On peut y voir une étoile de David bleue comme le Danube sur un fond blanc comme l’edelweiss, emblème de l’Autriche, encadrée de deux bandes horizontales bleues comme les deux bras du fleuve. Comment imaginer que ce drapeau a été conçu pour une autre terre ?
David Ben Gourion, chef du Conseil provisoire prend enfin la parole :
« L’idée de l’État des Juifs est née ici même à Vienne. La ville où Theodor Herzl a fondé le sionisme devient aujourd’hui la capitale du premier État juif souverain depuis la destruction du royaume de Judée. Je proclame donc l’indépendance de la République danubienne du peuple juif. Ce peuple étant désigné dans sa langue historique comme celui d’Israël, nous proclamons solennellement ici l’indépendance d’Israël ! ».
La foule entonne la Hatikva, hymne de l’État juif, dont la mélodie sait ce qu’elle doit à l’empire austro-hongrois. En hébreu, le chant se termine toujours par « Eretz Tzion Yérouchalaïm », mais on a cru bon d’ajouter un couplet en allemand célébrant la « Neue Zion Schön Blau Donau » [la nouvelle Sion, le beau Danube bleu].
Puis, comme une vague déferlant depuis le fond de la place, monte un autre chant écrit jadis par un Viennois d’origine juive, Johann Strauss II, le Beau Danube Bleu, par lequel le peuple exprime la joie de fonder son État tout en relevant la vieille cité de Vienne. Sans doute le lancement du chant n’est-il pas entièrement spontané, des groupes de jeunes sionistes ayant préparé ce moment d’adhésion du peuple juif à sa terre. Mais toute la foule le reprend dans l’allégresse et une immense valse parcourt les rues.
On dansera toute la nuit dans une Vienne reconstruite en deux ans par ces pionniers d’un nouveau genre. Partout, du Graben au Prater, le long du Ring et sur la Kärntner Straße, c’est une alternance de valses viennoises et de musique klezmer. La fête semble à première vue spontanée et elle l’est d’ailleurs à bien des égards, même si les principales organisations sionistes, politiques, syndicales et culturelles ont soigneusement préparé cette journée de retrouvailles avec la vie juive de l’ancienne Europe. Sur toutes les places, les musiciens des formations classiques, les anciens des conservatoires de Budapest et de Prague, retrouvent le répertoire viennois que les nazis avaient confisqué. Sur les trottoirs, les musiciens des rues ressortent les violons, les clarinettes et parfois l’accordéon ou la balalaïka, reprenant les chants et les danses du shtetl et les airs qui rythment toujours la vie des kibboutznikim et des membres des mouvements de jeunesse revenus de Palestine. Une immense hora encercle bientôt le Ring.
Dans la salle des fêtes du château de Schönbrunn, le Comité américain pour l’Autriche juive donne une grande fête. Leonard Bernstein dirige l’orchestre philharmonique de Vienne où il a fait ses débuts quelques années plus tôt. L’actrice Elisabeth Bergner, native de l’empire, apparaît dans une robe somptueuse, digne des rôles qu’elle a interprétés à Hollywood, où elle a incarné la duchesse de Langeais et surtout la Grande Catherine. Bergner, à presque 50 ans, peut enfin savourer cette revanche sur le destin elle qui, chahutée par les nazis quand elle paraissait sur les scènes de Berlin, a dû fuir l’Allemagne pour Londres et Hollywood où son accent tenace de juive galicienne lui a valu bien des déboires.
À Schönbrunn, il faut une Elisabeth pour ouvrir le bal et c’est donc Elisabeth Bergner qui s’exécute au bras d’Otto Preminger venu retrouver la ville de sa jeunesse, celle où il a réalisé son premier film avant d’être recruté par la Fox.
Cette valse historique est filmée par Ernst Lubitsch qui passe à Hollywood pour le plus viennois des réalisateurs, alors qu’en réalité il n’est que berlinois.
À l’exception des savants liés par leurs travaux à la défense des États-Unis, toute l’intelligentsia juive austro-allemande que le nazisme et la guerre ont dispersée est de retour à Vienne. Ces Juifs de Galicie, de Bucovine, de Bohême et de Hongrie, revenus d’exil pour célébrer l’État juif, se gardent bien de toucher au décor de salle des fêtes de Schönbrunn. Si bien que, de valses en mazurkas, on sent la présence des fantômes, ceux des Habsbourg et ceux des Juifs magnifiques de l’empire, Joseph Roth et Stefan Zweig, morts en exil de n’avoir pas supporté la disparition de leur Autriche.
L’émotion redouble quand Arnold Schönberg monte sur l’estrade et prononce un bref discours pour dire qu’il est revenu jouer du violoncelle comme il le faisait autrefois dans le salon de la famille Bloch-Bauer. La magie de son archet fait résonner une valse nostalgique qu’il dédie à Adèle Bloch-Bauer, la muse de Klimt.
David Ben Gourion — engoncé dans un smoking de location adapté à la hâte à ses mensurations — fait une brève apparition au début de la soirée pour saluer ces prestigieuses personnalités de l’étranger, dont la plupart se fendent d’un chèque d’autant plus généreux en faveur de la construction du nouvel État qu’ils ne nourrissent aucune intention de venir s’installer eux-mêmes sur la terre des Juifs. Mais le chef sioniste a hâte de se retrouver parmi les siens, dans l’ambiance d’une fête populaire censée se prolonger jusqu’à l’aube sur le Prater. Le Vieux, comme l’appelle affectueusement ses compagnons, n’aime rien tant que les attractions foraines et se mêle volontiers aux acrobates. Malgré ses 62 ans, il fait ce soir-là une belle démonstration de voltige au trapèze, avant d’aller goûter les produits des kibboutzim et plus particulièrement de celui dont il est membre, Sdé Boker, désormais installé en Basse-Autriche.
Ce peuple est bien en droit de faire la fête ! Il travaille depuis de longs mois à reconstruire les villes et à redonner vie aux champs et aux pâturages sans ménager sa peine. Le blé va bientôt lever dans les plaines où les kibboutznikim ont effacé les ravages de la guerre ; les vignes promettent de belles cuvées de vins casher ; et les nouveaux élevages assureront bientôt l’autosuffisance alimentaire de l’État juif. À Paris, France-Soir titre, sur cinq colonnes à la Une : « Les juifs ont vengé Sissi ». Pierre Lazareff a dépêché sur place Joseph Kessel qui ne manque pas de rappeler le philosémitisme de l’impératrice Élisabeth, victime d’un attentat en rentrant de chez son amie la baronne de Rothschild.
*
La majorité de l’ancienne population autrichienne s’est enfuie sans demander son reste, à mesure de l’avancée de l’Armée rouge. Quelques obus de char tirés sur le Ring ont eu raison des dernières réticences.
Les volontaires des organisations sionistes ont déblayé les gravats. Vienne est un immense chantier. Sa renaissance tient du miracle. Les réfugiés venus des camps et des ghettos se mêlent aux anciens pionniers qui — bon gré, mal gré — ont quitté la terre ingrate et hostile de Palestine pour venir construire l’État juif dans l’ancien royaume des Habsbourg. Les architectes issus de l’école du Bauhaus sont rentrés des États-Unis pour réaliser leurs rêves de jeunesse. Vienne retrouve l’esprit de la Sécession et des audaces artistiques qui marquèrent la fin de l’empire. Dans la capitale juive de 1948, les œuvres architecturales les plus audacieuses se mêlent aux monuments impériaux restaurés à l’identique. Chaim Weizmann, président du Conseil provisoire de l’État juif, s’est engagé personnellement auprès de Zita, la dernière impératrice, à respecter la crypte des Capucins où reposent les Habsbourg et à maintenir la souveraineté de l’Église catholique sur la cathédrale, en dépit du départ des derniers fidèles. Plusieurs lieux saints historiques d’Autriche ont obtenu un statut extraterritorial, dont l’abbaye de Heiligenkreuz et le couvent de Mayerling bâti sur l’emplacement du pavillon de chasse où l’archiduc Rodolf s’est donné la mort. L’État juif s’est également engagé à veiller sur la voiture de l’archiduc Ferdinand, telle qu’elle est exposée au Palais du Belvédère avec la robe ensanglantée de l’archiduchesse.
Vienne la juive n’hésite pas cependant à effacer les mauvais souvenirs. La Maria Theresien Platz ne rappelle pas seulement la forteresse tchèque que l’empereur Léopold a pieusement dédiée à sa mère. Elle perpétue aussi le souvenir d’une impératrice antisémite ayant imposé un statut humiliant à ses sujets juifs. Tout en conservant le lourd monument baroque qui lui est dédié, la municipalité a remplacé Marie Theresien par une Viennoise emblématique : Adèle Bloch-Bauer. Son célèbre portrait par Gustav Klimt a d’ailleurs été sélectionné, avec ceux de Théodor Herzl et de Sigmund Freud, pour la première série de timbres-poste émise par le Judenstaat.
Non loin de là, François-Joseph aurait certainement approuvé que l’on efface du Ring le nom de Karl Lueger, maire antisémite de la capitale qu’il détestait cordialement, pour le remplacer par celui de Theodor Herzl. À l’aube du XXe siècle, Lueger dans son délire antijuif n’aurait jamais cru que sa prophétie apocalyptique se réaliserait et que l’installation en masse de Juifs à Vienne ferait du Ring « la rue Sion de la nouvelle Jérusalem ».
Le Ring lui-même conserve sa dénomination, mais dans le nouveau langage populaire il est vite devenu le Strudel.
Le Conseil provisoire et la mairie ont cependant refusé de suivre l’avis du grand rabbin qui voudrait débaptiser le Heldenplatz, en raison de la connotation païenne du culte des héros. Le saint homme voudrait en faire la place des Rois d’Israël. Cette dénomination sera finalement retenue pour la place du Graben. À la demande de Max Brod, la rue du Graben, quant à elle, portera le nom de Franz Kafka qui, lors de ses séjours à Vienne, résidait toujours à l’hôtel éponyme.
À l’extérieur des remparts, le Karl Marx Hof a retrouvé son nom effacé par les nazis et les logements sociaux bâtis par la municipalité sociale-démocrate des années 20 ont été rénovés par l’Agence juive pour accueillir les immigrants. Des grues se dressent partout, de grands immeubles sortent de terre, marquant la reprise, dans le nouvel État, de la construction d’immeubles collectifs conçus dans l’esprit d’un habitat communautaire, comme au temps de Vienne la Rouge. Plusieurs rescapés de l’ancien Parti socialiste autrichien, dont Friedrich Adler, choisissent de rentrer d’exil. Ils retrouvent dans les kibboutzim leur conception d’une collectivisation librement consentie. Adler avait d’ailleurs coprésidé avec Léon Blum, dans les années 30, le Comité de l’Internationale socialiste pour une Palestine juive et ouvrière. Dans un discours prononcé lors de l’inauguration du Arlozorov Hof (cité radieuse conçue sur le modèle du Karl Marx Hof en vue de promouvoir la vie collective, depuis l’éducation des enfants jusqu’à la prise en charge des anciens), Adler souligne la profonde parenté du socialisme libertaire autrichien et du projet collectiviste jadis élaboré par Chaim Arlozorov.
Les meilleurs musiciens et les plus grands chefs d’orchestre se disputent l’honneur de jouer dans le prestigieux opéra relevé de ses ruines. Pour sa réouverture, Arnold Schönberg dirige lui-même la suite « Dreimal Tausend Jahre » [trois fois mille ans], opus 50, composée pour célébrer la renaissance d’un État du peuple juif.
En quelques mois, la vie viennoise a retrouvé ses hauts lieux de plaisir. Musiciens et artistes se pressent au café de l’Opéra et au café Mozart. Les comédiens de la Habima se sont installés au Burgtheater et font revivre le café du théâtre. Les chefs politiques fréquentent plus volontiers le Landtmann, dont le strudel aux pommes, le gâteau au pavot et le käskichen font pâlir de jalousie les mères juives. L’hôtel Sacher semble, quant à lui, être redevenu le centre du monde, tant il accueille de dignitaires et de diplomates venus saluer la naissance de l’État juif.
Des savants et des philosophes affluent à Vienne pour bâtir une université allemande et une université hébraïque malgré les restrictions adoptées par les États-Unis pour éviter la fuite des cerveaux. De son côté, l’URSS, tout en soutenant la création de l’État juif du Danube, limite l’émigration aux seuls Juifs polonais et baltes non diplômés. Les autorités provisoires du Judenstaat ont pris l’engagement de ne pas chercher à attirer les artistes et les savants juifs d’URSS. En tout état de cause, il y a déjà à Vienne pléthore de matière grise. Si la Pologne des années 30 n’avait pas limité l’accès des juifs à l’Université, il serait impossible de pourvoir les emplois d’ouvriers ou de garçons de café…
Cependant, les tensions qui se font jour parmi les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale placent le nouvel État en délicate posture. Depuis le fameux discours de Churchill à Fulton, le Judenstaat semble bien être un no man’s land entre les lignes de partage de l’Europe. De part et d’autre, on se demande de quel côté du rideau de fer se positionnera l’État juif.
C’est évidemment pour cette raison que le Conseil provisoire a décidé de proclamer l’indépendance, sans attendre le vote de l’ONU. Il a choisi la date du 14 mai 1948, jour anniversaire des annexes aux accords de Potsdam, définitivement paraphées le 14 mai 1945 et attribuant provisoirement la terre d’Autriche aux Juifs, sans qu’il soit alors fait mention d’un transfert du Foyer national de Palestine. La signature desdits accords précède d’un jour la date butoir du 15 mai fixée par les Alliés pour la signature d’un traité définitif sur le statut de l’ancienne Autriche.
Ben Gourion a ainsi placé les Alliés occidentaux et les Soviétiques devant le fait accompli.
C’est en qualité de Premier ministre d’un État juif indépendant qu’il reçoit le 15 mai 1948, au Palais du Belvédère, le Britannique Ernest Bevin, le Français Georges Bidault, le Soviétique Viateschlav Molotov, ainsi que le secrétaire d’État américain George Marshall.
La présence de ce dernier suscite l’indignation d’une partie de l’opinion. Le plan Marshall, qui prévoit de déverser généreusement des millions de dollars sur une Allemagne où nombre d’anciens nazis ont repris leur poste dans le public ou dans le privé, reste au travers de la gorge de nombreux Juifs et pour cause. Deux manifestations hostiles tentent de se diriger vers le Belvédère. L’une répond à l’appel du Hérout, l’autre rassemble le Mapam, le Bund et le Parti communiste. Les deux cortèges, une fois n’est pas coutume, scandent le même slogan : « Kein Gelt für Nazis! » [pas d’argent pour les nazis]. Conduit par Menahem Begin, le cortège des nationalistes de droite avance derrière une banderole d’inspiration biblique : « Marshall fait renaître Sodome de ses cendres ! ». Des manifestants brandissent des photos montages représentant le secrétaire d’État américain — qui n’en demande pas tant — revêtu de l’uniforme SS. Des rescapés des camps ont enfilé leur tenue rayée et marchent en tête du cortège de gauche. La foule agite des pancartes portant les noms de nazis blanchis par les Allemands. On peut lire sur un immense calicot : « Plan Marshall = 600 millions de dollars pour 6 millions de Juifs ! » ? Ce n’était pourtant jamais que le premier versement. Un barrage militaire bloque l’accès au Belvédère et un cordon de policiers sépare les deux cortèges. Les militants du Hérout crient « Kapo ! Kapo ! », tandis que ceux de gauche entonnent en yiddish le Chant des Partisans juifs.
En ouvrant la réunion, Ben Gourion se montre conciliant sur la question des frontières de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie, pour la plus grande satisfaction de Molotov. Par cette concession aux Soviétiques, les dirigeants de la jeune République du Peuple juif entendent envoyer un message à George Marshall. Quoique moins radicaux que les manifestants, ils jugent indécent le plan de redressement de l’Allemagne élaboré par celui-ci. Marshall, dans un geste d’apaisement, leur fait savoir que les frontières avec le Tyrol et l’Allemagne seront strictement contrôlées par l’armée des États-Unis et qu’il n’y aura ni policiers ni douaniers allemands aux points de contrôle.
Le secrétaire d’État apporte toutefois une précision importante : « En raison de son engagement de neutralité, la République du Peuple juif ne saurait intégrer notre plan. Mais elle bénéficiera, comme tous les États européens, de crédits et de prêts non remboursables. »
Ces garanties acquises, les quatre vainqueurs de la guerre contre l’Allemagne nazie signent le traité du Belvédère reconnaissant la souveraineté de la République du Peuple juif sur l’essentiel du territoire de l’ancienne Autriche. Cet instrument précise que la République sera neutre et ne cherchera pas à s’allier à l’une des quatre puissances signataires. Cette clause a raison des réticences de Molotov qui craint de voir les Américains installer des bases militaires sur les frontières extérieures du camp socialiste. Elle rassure du même coup les Américains, les Britanniques et les Français qui ne tiennent nullement à l’extension de la zone d’influence soviétique. Molotov exige que l’on inscrive dans le traité l’obligation pour la République juive d’édifier à Vienne un monument aux soldats soviétiques tombés en chassant la Wehrmacht d’Autriche. Ce monument sera bel et bien édifié et il est toujours visible à Vienne. Le gouvernement de la République du Peuple juif y ajoute le tombeau d’un soldat de l’Armée rouge, Evgueni Abramowitch Lewine, identifié parmi les nombreux corps trouvés dans les décombres. Ce fantassin totalement inconnu jusque-là est inhumé avec les honneurs au pied du monument aux morts soviétiques, au grand dam de Moscou. Cependant, ce dernier hommage faisant partie intégrante de la cérémonie d’inauguration du monument, force est à un officier soviétique délégué sur place de décerner, à titre posthume, le titre de héros de l’Union soviétique au soldat Lewine.
*
En comptant les 12 députés du Mapam, la coalition sioniste socialiste totalise 53 sièges sur 120. Pour atteindre la majorité, le Mapaï doit donc impérativement rallier les 10 députés du Parti National Religieux de Josef Burg. Il faudra 12 jours et 12 nuits de négociation pour former le gouvernement. Les religieux exigent que la loi mosaïque s’applique à tous les actes d’état civil, que les services publics et les entreprises observent le Shabbat ainsi que les fêtes juives et que la production agricole soit placée sous le contrôle du Beth Din, le tribunal rabbinique. Le Mapam a du mal à accepter cette dernière exigence. Cependant, la Histadrout note avec satisfaction que le respect du calendrier hébraïque assure aux travailleurs la garantie de périodes de congés supérieures aux deux semaines que le Front Populaire a imposées en France. De plus, le repos hebdomadaire inclut la préparation du Shabbat et de ce fait dure au minimum 36 heures.
L’aile gauche de la coalition accepte finalement le compromis à condition d’obtenir des portefeuilles importants. Pour satisfaire cette exigence, on crée des postes de vice-ministres de la Sécurité publique, de la Justice et de l’Économie, et on partage l’Éducation entre les religieux et le Mapam, ce dernier régnant par ailleurs sans partage sur l’Agriculture et la Santé. Ben Gourion dispose cependant d’une majorité absolue au sein du cabinet et il a la haute main sur la Défense, les Affaires étrangères et les Finances. Il devient officiellement Premier ministre, la Knesset ayant préféré ce terme très britannique, à celui de chancelier pourtant plus couleur locale. Le premier gouvernement tient par le charisme du Premier ministre.
Ce dernier en a d’ailleurs rapidement besoin. La République juive se retrouve bientôt entourée de voisins hostiles, si bien que la Knesset adopte une loi portant le service militaire à deux ans pour les filles et les garçons âgés de 18 ans, sans sursis d’études, avec en outre des périodes de réserve obligatoires. Josef Burg arrache cependant des dérogations pour les élèves de yeshiva censés garder la Torah quand d’autres gardent les frontières.
En 1948 le danger vient essentiellement de la frontière yougoslave, protégée par la ligne Bar Lev et de celles du Tyrol et de l’Allemagne devant lesquelles, en dépit des assurances données par les États-Unis, l’État juif a délimité une zone militaire. Certes, les Soviétiques ont tiré des barbelés le long de la frontière hongroise, mais il suffit de se soumettre à des contrôles rigoureux pour entrer en Tchécoslovaquie. Bratislava pour sa proximité et Prague pour les vestiges de la splendeur de sa communauté juive attirent touristes et pèlerins venus de l’État juif. Le tourisme spirituel redonne vie aux vieilles synagogues de Prague, des voyagistes de Vienne proposant des week-ends comportant l’office du Shabbat dans la Alte-Neue Schule et un moment de recueillement au vieux cimetière devant la tombe du Maharal.
Staline s’en inquiète. Un premier incident se produit en décembre 1949. Max Brod, qui se rend régulièrement à Prague pour se recueillir sur la tombe de Franz Kafka, est interpellé par la police politique et expulsé du territoire tchécoslovaque, non sans avoir subi un long interrogatoire. Trois mois plus tard, en mars 1950, Vlado Clementis, ministre des Affaires étrangères et membre du Comité central du Parti communiste, est chassé du gouvernement, exclu du parti et incarcéré pour trahison. Les postes frontières avec la République juive sont fermés sans explication et les échanges économiques et culturels suspendus unilatéralement par la Tchécoslovaquie.
L’Aman, service de renseignement militaire de l’État juif, alerte le gouvernement de Vienne : les effectifs des troupes stationnées derrière la frontière tchécoslovaque ont été multipliés par dix. Des régiments de blindés bloquent les routes. Ces soldats portent l’uniforme de l’armée tchécoslovaque, mais leurs officiers sont flanqués de conseillers soviétiques.
Après Clementis, d’autres ministres et dirigeants du PCT, dont le secrétaire général du parti, Rudolf Slanski, sont arrêtés à leur tour. Ils sont presque tous juifs et accusés de faire partie d’une conjuration sioniste. À titre de preuves, le Rude Pravo, organe du PCT, publie les photos de la rencontre officieuse de Vlado Clementis et Golda Meïr à Bratislava en 1948.
À Moscou, un article de la Pravda dénonce un vaste complot sioniste dirigé depuis Vienne avec pour objectif de reconstituer l’empire des Habsbourg en intégrant la Tchécoslovaquie et la Hongrie à la République juive du Danube. Curieusement, Tito, qui a servi en 1914 dans l’armée austro-hongroise, est mentionné comme complice de la machination sioniste en dépit de ses rapports exécrables avec le gouvernement de Vienne.
À Moscou, Staline laisse éclater sa colère, en février 1950, devant le Comité central du PCUS : « Tout sioniste est un agent du service de renseignements américain. Les Juifs croient qu’ils ont été sauvés par les États-Unis, le pays où ils peuvent s’enrichir et vivre comme des capitalistes ! ». Et il reprend à son compte les accusations de la Pravda sur le complot ourdi à Vienne pour annexer la Tchécoslovaquie et la Hongrie à l’État juif : « Ils veulent créer un empire austro-hébreu au cœur de l’Europe ! », s’indigne le Vojd.
En vérité, Staline s’inquiète de l’accueil triomphal que la communauté juive de Moscou a réservé à Golda Meïr venue prendre son poste d’ambassadrice de l’État juif en URSS.
Des dizaines de milliers de Juifs soviétiques l’ont accompagnée à la grande synagogue de Moscou, où elle s’est rendue pour célébrer le Nouvel An juif. Pour la première fois, depuis les obsèques de Piotr Kropotkine en 1921, une manifestation de masse échappe au contrôle du Parti communiste. Le complot juif a donc gagné l’Union soviétique…
Les membres du Comité antifasciste des Juifs de l’URSS sont arrêtés. On enferme pêle-mêle, dans les geôles de la Loubianka, des écrivains, des poètes, des musiciens et des savants, sans épargner bien entendu Solomon Lossowski qui avait mis sur pied ledit comité à la demande personnelle de Staline.
La République juive du Danube, que l’on appelle désormais Israël, est maintenant enclavée dans un bloc hostile. Est-ce pour en arriver là que l’on a quitté la Palestine ? Les passions se déchaînent à la Knesset, dans tous les cafés de Vienne, dans les kibboutzim, sur les places de Salzbourg, Graz et Linz. La direction du mouvement sioniste a-t-elle fait tomber les enfants d’Israël dans un piège ? L’ancien foyer juif de Palestine était, lui aussi, entouré d’ennemis, mais toutes les armées arabes réunies étaient fort loin de posséder la force de frappe de l’Armée rouge ! Staline tient l’État juif à sa merci.
Vous le saurez en lisant le cinquième épisode de notre feuilleton !
Guy Konopnicki
Guy Konopnicki est journaliste et écrivain. Parmi ses nombreux livres, il est notamment l’auteur, avec Brice Couturier, de ‘Réflexions sur la question goy’ (Éd. Lieu Commun, 1988) et de ‘La faute des Juifs – Réponse à ceux qui nous écrivent tant’ (Balland, 2002).