Sous le gouvernement Netanyahu, et avec la guerre à Gaza, l’État d’Israël s’est trouvé de plus en plus isolé sur la scène internationale. Le Premier ministre israélien, amateur de politiques de puissance et de bravades virilistes, voudrait en faire un motif de fierté : « Nous allons devenir une super-Sparte ». Mais, interroge Danny Trom, une souveraineté spartiate, n’est-ce pas une pseudo-souveraineté, en particulier pour le peuple juif ? Interrogeant les leçons politiques tirées par Hannah Arendt de l’histoire juive, le sociologue identifie alors les exigences qui s’imposent à l’État hébreu, s’il veut s’assurer d’une autonomie plus pérenne.

L’accord sur la libération des otages et la fin de la guerre à Gaza concrétisé sous l’égide du président des États-Unis a été célébré en grande pompe à la Knesset. Evénement spectaculaire, il était traversé de deux motifs apparents : d’un côté, le soulagement éprouvé de voir les otages revenir et la gratitude unanimement exprimée à l’égard de Trump, ce « nouveau Cyrus » a-t-on entendu dire, le roi étranger qui libéra Israël ; de l’autre, le malaise devant la domination absolue des États-Unis qui tiennent l’État d’Israël dans leur main et le vassalise, ce qu’a illustré la déférence si ostentatoire à l’égard de Trump. Le soulagement teinté de malaise dévoile la vérité du moment : l’État Israël se tient plus que jamais sous l’abri de la plus grande puissance de l’époque, auquel il semble presqu’entièrement subordonné. Voilà qui contredit frontalement le propos récent de Netanyahou tant commenté, selon lequel « Nous allons devenir une super-Sparte ». Lancée tel un défi face à l’isolement croissant de l’État d’Israël, peu avant la fin de la guerre, la formule du premier Ministre a frappé les esprits.
Mais si l’on se donne la peine de réinsérer la formule dans sa phrase, le propos était plus hésitant : « Nous allons devenir Athènes et super-Sparte. […] Nous n’avons pas le choix. »
Athènes contre Sparte : la métaphore fondatrice
Dans notre imaginaire européen, Athènes et Sparte ne figurent pas seulement deux cités antiques en confrontation. Peu importe ce qu’elles furent réellement : elles fonctionnent comme des signifiants qui s’opposent en tous points. Athènes est le nom de la démocratie, Sparte celui de l’oligarchie militaire. Athènes connote la liberté et l’ouverture sur le monde, Sparte l’autoritarisme et le repli autarcique sur soi. Athènes est le lieu de la pensée, Sparte celui de la guerre. Ainsi posée, la polarité exclut la possibilité d’être Athènes et Sparte à la fois. Le devenir Sparte de l’État d’Israël, dans un monde moderne qui a Athènes pour idéal, contraint alors Netanyahou de préciser qu’Israël est Athènes aussi. Mais puisqu’Athènes et Sparte figurent deux potentialités, l’une louée, l’autre honnie, c’est le spectre de la dégénérescence d’Israël-Athènes en Israël-Sparte que le Premier ministre fait surgir, pour qui observe la politique interne de cet État depuis que la coalition gouvernementale actuelle est au pouvoir.
Pour Arendt, l’entente avec les Arabes est la condition même du sauvetage du foyer national juif : soit la guerre détruira l’État advenu, emportant avec lui le foyer dans son naufrage ; soit sa victoire le condamnera à devenir une Sparte malgré lui, ce qui équivaut à la destruction spirituelle du foyer national juif
En effet, l’État d’Israël, depuis sa naissance, bien qu’il soit né dans la guerre, s’est toujours pensé comme une super-Athènes en devenir, malencontreusement acculée à une militarisation croissante. Sa déclaration d’indépendance a d’emblée posé, sans équivoque, le principe de l’égalité de tous les citoyens et un attachement à la paix avec ses voisins. Malgré l’extrême hétérogénéité de sa population, en particulier une composante arabe-palestinienne importante, et en dépit des agressions extérieures incessantes à laquelle il fait face depuis son apparition, l’État d’Israël s’est donné, dès qu’il fut proclamé, l’architecture d’une démocratie représentative. Et la Cour suprême, clé de voûte de l’État de droit, qui à l’origine ne disposait pas de compétences aussi ramifiées qu’aujourd’hui, était déjà en mesure de brider l’exécutif en matière de guerre. Sur la longue durée, Israël est effectivement parvenu à se conformer toujours davantage à l’esprit d’Athènes en perfectionnant la démocratie moderne sous ses diverses facettes.
La coalition actuelle menée par Netanyahou a ceci d’inédit qu’en déclenchant la crise de la réforme judiciaire, elle a inversé pour la première fois cette tendance, freinée néanmoins par une protestation populaire et sectorielle de très grande ampleur. Qu’Israël veuille demeurer Athènes est certainement le souhait de la grande majorité des Israéliens, mais dans la bouche du Premier ministre, ce souhait parait purement rhétorique. Il se fracasse sur une réalité qui le contredit frontalement. Les actes déjà posés ou annoncés par ce gouvernement démentent tout simplement l’intention de se caler sur cette idéalité nommée Athènes, en manifestant continument la volonté de faire dévier l’État d’Israël de sa trajectoire historique.
L’État d’Israël, depuis sa naissance, bien qu’il soit né dans la guerre, s’est toujours pensé comme une super-Athènes en devenir, malencontreusement acculée à une militarisation croissante.
Pourtant, Athènes, comme Sparte, s’adonnent à la guerre. La démocratie ne l’exclut nullement. Mais elle survient comme une guerre de citoyens qui protègent la cité qu’ils forment, alors que Sparte, gouvernée par une caste militaire, fait de la guerre l’art politique par excellence. Qu’Israël soit positivement associé à Sparte dans le discours du Premier ministre n’est donc pas fortuit, même s’il espère que ce rapprochement soit exclusivement perçu comme étant corrélé aux rapports de l’État d’Israël au monde extérieur qui l’isole. Car la mobilisation de citoyens suppose la démocratie, dès lors que chaque combattant adhère aux objectifs de la cité en tant qu’ils procèdent de la volonté générale. Ici, la discorde distillée régulièrement par le pouvoir dans la société israélienne fragilise ce processus.
Alors, le devenir Sparte sous l’angle du rapport de l’État au monde extérieur, empêche ce même État de demeurer Athènes sous l’angle de la politique intérieure. Et la coalition actuelle, en érodant les dispositifs qui contrôlent, limitent et éventuellement entravent la puissance de l’exécutif, en modifiant donc l’équilibre des pouvoirs, œuvre avec obstination à accroître la force de la cité qui, par étapes, presque imperceptiblement, pourrait, un jour, se réveiller en une super-Sparte qui sera en réalité une sous-Athènes. C’est pourquoi les manifestations, massives en Israël depuis que le gouvernement actuel est aux manettes, se réclament du sauvetage de la démocratie, donc de l’État d’Israël dans la forme qu’il prit à sa naissance.
Hannah Arendt et le spectre de la Sparte juive
Sauver l’État d’Israël : ceci fait écho à l’article d’intervention de Hannah Arendt « Pour sauver le foyer national juif »[1], rédigé après la résolution du 29 novembre 1947 de l’Assemblée générale des Nations unies qui recommande le partage de la Palestine mandataire entre un État juif et un État arabe, mais avant la Déclaration d’établissement de l’État d’Israël le 14 mai 1948. Dans cette période décisive, Arendt avertit que le sionisme est parvenu à la croisée des chemins : un chemin mène vers la création d’un État pour les juifs, au risque de la destruction du yichouv (la société juive de Palestine) dans la guerre ; l’autre, en direction d’une préservation du yichouv, ce qui suppose une entente avec les Arabes, donc le renoncement à créer un État séparé. L’alternative posée par Arendt est simple : si le yichouv se mue en un État indépendant, il devra affronter militairement ses voisins arabes résolus à le combattre, au risque de sa destruction. L’éventualité qu’un État pour les juifs advienne est imminente, car, observe Arendt, cette option est voulue par les forces dominante du yichouv et par le monde juif qui y est à présent très majoritairement acquis. Ce choix, estime Arendt, est irréaliste parce que suicidaire, eu égard aux rapports de force tels qu’ils se présentent au moment où elle écrit : si d’aventure cet État était détruit dans la guerre, ce sera la fin du foyer national dont il procède. Cette destruction, pense Arendt, serait une catastrophe « inimaginable », la plus grande qui puisse s’abattre sur le monde juif, peut-être le point d’amorce de la dissolution du peuple juif lui-même.
Mais dans cette période charnière où un État pour les juifs se profile à l’horizon, Arendt fait un pas de plus, qu’elle avait déjà esquissé dans son fameux article Zionism reconsidered publié dans Menorah en 1945[2] : si cet État sort victorieux de la guerre, hypothèse qu’elle envisage sérieusement (et qui s’avéra effectivement la bonne), il en sortira isolé, assiégé de toutes parts, en butte à l’hostilité incessante de ses voisins arabes. Il sera alors, prévoit-elle, entièrement absorbé par la lutte pour sa survie et condamné à n’être qu’un État tribal « spartiate ». Le devenir Sparte de cet État le coupera à la fois de son environnement régional et du monde juif dans sa composante sioniste et non sioniste, parce qu’il décrochera des attentes juives nourries le long de l’exil du peuple. À la figure du pionnier sioniste, capable, selon sa propre expression, de « merveilleuses réalisations », se substituera le soldat voué essentiellement au combat. Posté aux frontières, le regard rivé sur le péril extérieur, il se détournera de son œuvre déjà partiellement réalisée, ce qui conduira à son délitement. Arendt en conclut que l’entente avec les Arabes est la condition même du sauvetage du foyer national juif : soit la guerre détruira l’État advenu, emportant avec lui le foyer dans son naufrage ; soit sa victoire le condamnera à devenir une Sparte malgré lui, ce qui équivaut à la destruction spirituelle du foyer national juif.
La pseudo-souveraineté et le piège du protectorat
À l’évidence, Arendt s’est trompée. Finalement, l’inverse arriva. C’est l’État qui sauva le foyer national. Il s’est certes militarisé pour faire face à l’agression de ses voisins, mais sans renoncer à son ancrage athénien. Ici, ce n’est pas tant qu’Arendt évalua mal les rapports de forces sur le terrain dans cette période chaotique, puisque la victoire du yichouv, devenu l’État d’Israël, était à l’époque sujette à un doute largement répandu. Ce qui conduit Arendt à un diagnostic erroné, c’est que, des deux décennies de guerre civile larvée en Palestine, qui a irrésistiblement incliné une pente où l’État séparé apparaissait comme le seul point d’aboutissement possible, elle ne tire pas une conclusion réaliste.
Rétrospectivement, c’est donc son plaidoyer pour une solution fédéraliste (ou binationale) du conflit qui nous parait irréaliste. Qu’Arendt s’oppose, par principe, à troquer le yichouv, la société juive de Palestine, pour la forme-État, cela découle de sa vision générale du monde d’après-guerre qu’elle exprime dès 1945 : le seul « antidote » au retour du « cadavre ambulant » qu’est l’État souverain, définitivement discrédité en Europe, est la réorganisation fédérative du monde[3]. C’est pourquoi, en la circonstance, elle s’aligne sur la position de l’éphémère parti Ichoud formé par les membres du Brith Shalom, dont Yehuda Magnes, président de l’Université de Jérusalem, est le porte-voix : le devenir étatique du yichouv implique pour elle ipso facto, dans le contexte belligène du Moyen-Orient, le devenir Sparte de cet État des juifs s’il devait advenir.
Le devenir Sparte de l’État d’Israël le coupera à la fois de son environnement régional et du monde juif dans sa composante sioniste et non sioniste, parce qu’il décrochera des attentes juives nourries le long de l’exil du peuple.
Tout aussi rétrospectivement, ce dont l’État d’Israël a fourni la preuve, c’est que l’état de guerre permanente est compatible avec la démocratie. Et que l’état d’urgence continue dans lequel il a dû s’installer n’a pas détruit l’État de droit. On a quelquefois transposé à l’État d’Israël cette formule, attribuée au ministre prussien Friedrich von Schrötter (ou à Octave Mirabeau), selon laquelle « la Prusse n’est pas un État avec une armée, mais une armée avec un État ». Certes, Tsahal constitue un des piliers de l’État d’Israël et la carrière militaire a souvent été un tremplin pour les plus grandes carrières politiques. Pourtant, les militaires puisèrent dans leur position de chef de guerre leur crédibilité et non leur légitimité. Et alors qu’en Prusse, le corps des officiers supérieurs était préempté par l’aristocratie, c’est l’élite travailliste issue des kibboutzim qui peuplait le commandement de Tsahal. Rien ici de plus éloigné que l’esthétique de l’État prussien militarisé : Tsahal ne défile pas au pas d’oie, ni ne se donne en spectacle dans des défilés ; tout au plus voit-on le jour de la fête de l’indépendance le ciel déchiré par l’armée de l’air, comme pour signaler qu’Israël a le bras long. À l’intérieur de l’armée, le salut militaire n’est pas pratiqué, les soldats appelant leurs officiers par leurs prénoms. L’informalisation des relations dans le cadre militaire indique que cette armée de conscrits et de réservistes est demeurée fermement ancrée dans une société démocratique particulièrement animée.
Décidément, Arendt s’est trompée, et elle le sait. La preuve en est qu’en juin 1967, après la guerre des Six Jours, elle confessera à son amie Mary McCarthy son angoisse quant à la possibilité que l’État d’Israël fût détruit par ses voisins. Probablement avait-elle pris acte que, sous l’État d’Israël, le foyer national qu’elle voulait sauver existe toujours.
Reste à savoir ce qu’Arendt désigne par la « pseudo-souveraineté » de l’État des juifs dont elle redoute l’avènement. On peut en avoir une compréhension large : la souveraineté n’est-elle pas une qualité purement formelle de tout État, alors que dans la pratique il est inséré dans un monde d’interdépendances généralisées qui en limite la portée ? Cette pseudo-souveraineté serait alors celle de tout État, hormis peut-être pour une très grande puissance capable de s’affranchir de toute limite. D’ailleurs, un tel État, s’il devait exister, pour être « réellement » souverain, le serait absolument, donc au détriment de la pluralité d’un monde composé de nations. L’expérience historique démontre qu’il serait aussi criminel. Cela, Arendt y insiste dans les écrits consacrés au totalitarisme qui ont fait sa réputation.
Mais la « pseudo-souveraineté » prend pour ce qui nous concerne un sens plus spécifique. Car Arendt aborde le conflit moyen-oriental de l’intérieur des coordonnées de la politique juive. Comment l’apparition d’un État pour les juifs affectera la politique juive, telle est la question qu’elle pose. Les juifs, minorité dispersée, furent, partout où ils résident et de tout temps, contraints de se soumettre en collaborant avec les pouvoirs d’État, en se mettant donc sous leur dépendance. C’est à partir de ce constat de la précarité des juifs que Arendt estime que le sionisme promu par Herzl est la première expression moderne d’une politique juive active, déliée des pouvoirs en place.[4] Son admiration pour Herzl tient à ce geste dont il eut l’audace: une initiative politique visant à déprendre les juifs de leur soumission habituelle, toute verticale, entièrement réactive, faite de supplique et de déférence pour les pouvoirs en place.
L’admiration de Arendt pour Herzl tient à ce geste dont il eut l’audace : une initiative politique visant à déprendre les juifs de leur soumission habituelle, toute verticale, entièrement réactive, faite de supplique et de déférence pour les pouvoirs en place.
Avec le sionisme, la politique juive réactive se transforme donc en puissance active. Et c’est précisément dans ce processus, pourtant désirable, que la politique juive, avertit Arendt, pourrait se perdre, en retombant dans ses travers anciens. C’est ici que le syntagme « pseudo-souveraineté » prend un sens spécifiquement juif : le petit État issu du yichouv, cerné de toutes parts, tombera nécessairement sous la dépendance et le bon vouloir d’une grande puissance. Il sera alors son serviteur. Au moment où Arendt écrit, cela pourrait être l’Union soviétique, mais à l’avenir peut-être les États-Unis, entrevoit-elle. « Pseudo-souveraineté » signifie ici que l’existence du petit État sera sous condition de la volonté d’un grand État protecteur. Ce n’est pas qu’il échouera à être un État, mais qu’au regard des coordonnées de la politique juive, il sera finalement régressif.
Car la supposée souveraineté acquise, toute formelle, ne sera en réalité rien d’autre que le masque de l’hétéronomie, met en garde Arendt. La souveraineté comporte certes une part d’illusion, mais, on l’a noté, ceci vaut pour tout État. En revanche, pour les juifs, elle sera un échec retentissant, car elle équivaudrait à une rétrogradation vers un stade passé de la condition politique des juifs, jadis entièrement déterminée par une insécurité chronique et la quête d’un protecteur, ce que le sionisme a pourtant pour objectif de dépasser. On voit ici immédiatement pourquoi Arendt considère que seules l’entente et la coopération avec les voisins arabes sont en mesure de conjurer ce recul : une alliance horizontale avec les voisins arabes, forgée dans le processus de décolonisation, rendrait toute alliance verticale avec une grande puissance dispensable. En abolissant, ou du moins en atténuant l’hostilité extérieure de ses voisins, se dégage ici un plan d’autonomie plus assuré et plus pérenne.
Plutôt donc que de se bercer d’illusions en visant la forme-État, l’indépendance de la société juive de Palestine se trouvera affermie en s’insérant dans un environnement plus accueillant : « Un foyer que mon voisin ne reconnait pas ni ne respecte n’est pas un foyer, mais une illusion, jusqu’à ce qu’il devienne un champ de bataille », écrit Arendt en 1945 dans un article qui porte le sous-titre Fondement pour une politique juive[5]. Mais Arendt feint ici d’ignorer que l’hostilité arabe à l’égard du yichouv fut constante, alors que, jusqu’au milieu des années 1930, le mouvement sioniste n’envisagea, ni ouvertement, ni souterrainement, la création d’un État pour les juifs. Dans le cas contraire, l’alternative ne se poserait pas à Arendt de manière si aigüe, au moment où elle prend position.
L’État-abri advenu n’efface pas le problème de l’ultime tutelle, dans un contexte où la pression de ses voisins s’exerce sur lui de manière continue. Contraint de nouer une alliance verticale avec la plus grande puissance du moment, donc avec les États-Unis, l’État d’Israël apparait à présent à la limite d’une mise sous tutelle.
Cette position se résume ainsi : le renoncement à l’État séparé est la seule voie qui permette d’affranchir les juifs de leur tutelle. Il s’ensuit que la logique de l’acceptation des juifs sous condition, qui caractérise la condition politique de la diaspora, doit céder devant la logique horizontale de la reconnaissance mutuelle dans laquelle le yichouv a à s’engager. Que cette voie fût obstruée et que l’État advenu ne devint pas une nouvelle Sparte, ne signifie cependant pas que les termes du problème défini par Arendt soient obsolètes. Car ils éclairent le projet sioniste à la lumière de la politique juive, si l’on admet que le sionisme visait effectivement un affranchissement des juifs de toutes tutelles protectrices.
La Shoah fut la démonstration d’une telle nécessité. Et, effectivement, l’État d’Israël reflète ce mouvement d’autoprotection, au sens où il apparait désormais comme l’abri que les juifs se sont donné afin qu’il se tienne ouvert à leur accueil. Il est probable qu’un foyer national n’eut pas pu remplir cette fonction. Mais l’État-abri advenu n’efface pas le problème de l’ultime tutelle, dans un contexte où la pression de ses voisins s’exerce sur lui de manière continue. Contraint de nouer une alliance verticale avec la plus grande puissance du moment, donc avec les États-Unis, l’État d’Israël apparait à présent à la limite d’une mise sous tutelle. Tout pouvoir d’État étant versatile — cela les juifs en ont fait l’expérience le long de leur exil — l’existence même de l’État des juifs s’avère alors, dans les crises, suspendue au bon vouloir d’un protecteur parfois inconstant. Arendt, dès 1945, perçoit nettement le sens historique qu’aura la politique sioniste si elle vient à réoccuper la place de serviteur des intérêts d’une puissance étrangère : « Le résultat serait un retour du nouveau mouvement aux méthodes traditionnelles de la chtadlanouth [diplomatie juive traditionnelle] que les sionistes ont si vivement critiquées et violemment dénoncées »[6]. Aussi, la politique sioniste n’aura été qu’une duplication, dans l’arène internationale, de la politique juive toujours en quête d’une tutelle protectrice.
Pour une super-Athènes : l’autre voie d’Israël
Le devenir Sparte vanté par Netanyahou est purement illusoire, si l’on entend par là ce qu’il visait, à savoir une autarcie économique et militaire, car en réalité l’isolement qu’il préconise équivaut à l’aliénation de l’État d’Israël aux intérêts des États-Unis. L’autarcie de Sparte reposait en réalité sur des conquêtes militaires incessantes, et l’on suppose que Netanyahou n’envisage pas le devenir d’Israël ainsi. Il est d’ailleurs une constance dans la politique de l’État d’Israël, que Henry Kissinger a résumé en une formule percutante : « Israël n’a pas de politique extérieure, mais une politique intérieure visant à assurer sa sécurité ». Cette politique consonne donc effectivement avec la diplomatie juive traditionnelle qui n’avait jamais d’autre fin que d’établir des alliances afin de s’assurer la sécurité. Mais elle risque aussi d’en épouser les travers d’antan, dès lors que le Premier ministre met l’État d’Israël dans la plus grande dépendance possible d’un tuteur aujourd’hui bienveillant à son égard, mais à l’avenir peut-être indifférent ou hostile. Tous les signes d’un tel retournement pointent déjà dans ce sens, y compris certains propos ou décisions du président Trump, l’homme politique le plus versatile qu’une démocratie libérale ait jamais connu. L’Ukraine, abandonnée et humiliée publiquement par le président américain, se tourne vers ses voisins pour s’assurer un appui, mais cette alternative est barrée pour l’État d’Israël. Afin de conjurer un tel scénario, tout Premier ministre de l’État d’Israël sera condamné à endosser les habits du « Juif de Cour », dont Arendt fit une critique acerbe, fût-ce pour son inefficacité.
Mais alors, quelle est ici l’alternative ? Elle suppose à tout le moins de prendre acte de ce que Arendt nomme la « pseudo-souveraineté ». Cela, tout en souhaitant l’irréversibilité de l’État advenu — État dont l’existence est très majoritairement voulue par le monde juif, dans sa composante sioniste ou a-sioniste, comme au moment où Arendt écrit. Car antisioniste, Arendt ne l’était pas. Le qualificatif est désormais réservé à ceux qui souhaitent la destruction de cet État et avec lui le foyer qu’il renferme et dont il se soutient. La question d’Arendt peut alors se reformuler ainsi : « que faire pour sauver l’État des juifs ? », étant entendu que, factuellement, le foyer national existe et s’épanouit dans ce cadre. Pour qu’il persiste, il devra œuvrer en direction de la reconnaissance de ses interdépendances objectives, en démultipliant les alliances avec le monde extérieur. Plutôt qu’une autarcie fantasmée, inatteignable, qui confinera à une dangereuse mise sous tutelle, il doit viser, de sa propre initiative, un relâchement de la pression extérieure hostile, afin de s’insérer autant que faire se peut dans son environnement, malgré le chaos qui y règne, et de rendre ainsi le recours à la protection extérieure moins impérieux.
Se tenir sous l’aile protectrice d’une quasi-toute-puissance confère certes un sentiment de sécurité apaisant, mais cela se paye au prix fort.
De sa propre initiative, et non pas sous pression : les Accords d’Abraham répondent partiellement à cette logique, tandis que l’accord tant attendu sur la libération des otages et la fin de la guerre à Gaza qui vient de survenir, fut obtenu avec une bonne dose de pression sur Israël. Et la résolution du problème palestinien demeure, qu’on le veuille ou non, la pièce maîtresse du processus d’intégration de l’État d’Israël dans son environnement proche. C’est à partir d’elle que tout édifice coopératif déjà échafaudé peut potentiellement s’effondrer. Le tuteur, on le voit actuellement, peut forcer Israël à prendre le chemin de la coopération, ou le pousser à demeurer dans son giron. Mais, dans un cas ou dans l’autre, il faut bien admettre ici la clairvoyance de H. Arendt. Depuis des années, l’État d’Israël apparaît aux yeux du monde comme l’outil d’une grande puissance : « pour les juifs qui connaissent leur histoire, cela aboutira à une vague anti-juive mondiale », à une accusation selon laquelle non seulement cet État est au service de son maître, qu’il en profite, mais qu’il complote en le manipulant[7]. Nous en sommes là aujourd’hui. Se tenir sous l’aile protectrice d’une quasi-toute-puissance confère certes un sentiment de sécurité apaisant, mais cela se paye au prix fort.
Reste une considération d’importance : une intégration souhaitée, activement voulue, ne suppose aucunement qu’Israël ressemble aux États de la région, mais qu’il s’entende et coopère avec eux. Israël pourra alors demeurer une super-Athènes, sans considérer son devenir Sparte comme une option réaliste. Et la politique sioniste évitera de sombrer en une stricte réplique de la politique juive traditionnelle. Elle fournira la preuve qu’elle est une tentative réussie d’en conjurer les plus évidents périls, que l’histoire des juifs a amplement documentés.
Danny Trom
Notes
1 | Traduit dans H. Arendt, Penser l’événement, Paris Belin, 135-153. |
2 | H. Arendt, « Zionism Reconsidered » (1945), traduit sous le titre « Réexamen du sionisme », in Auschwitz et Jérusalem, p. 97-133. |
3 | H. Arendt, « The seeds of a Fascist International” (1945) in Essays in Understanding, 1930-1954, New York, Harcourt Brace, 1994, p.140-150. |
4 | H. Arendt, « Le cinquantenaire de l’État juif de Theodor Herzl » [1946] in Penser l’événement, Paris, Belin, 1989, pp. 121-135. |
5 | H. Arendt, “Achieving Agreement between People in the Middle East. Basis for Jewish Politics” (1945), in Jewish Writings, 235-238. |
6 | H. Arendt, “Zionism Reconsidered », ibidem. |
7 | Ibidem. |