Hayot Adam (« les bêtes sauvages à forme humaine »), un cri contre l’humanité

Au lendemain de l’attaque du 7 octobre, l’expression « hayot adam » prononcée par plusieurs dirigeants israéliens pour désigner les terroristes du Hamas a choqué, alimentant des polémiques. Traduite de diverses façons par « animaux », « bêtes sauvages », « animaux humains », elle interpelle par sa violence symbolique et, pour qui est sensible aux résonances de la langue hébraïque, par les échos qu’elle trouve dans des textes bibliques et rabbiniques. Le philosophe David Lemler s’engage dans une archéologie de cette expression problématique qui puise tout à la fois dans la mémoire des pogroms et du nazisme et dans des racines plus enfouies dans la représentation du non-Juif dans les sources traditionnelles.

 

« Haggadah à têtes d’oiseaux », manuscrit du début du XIVème siècle, Wikipedia Commons

 

Dans une lettre fameuse adressée à son ami Franz Rosenzweig, Gershom Scholem assurait en 1926 depuis Jérusalem qu’un danger « bien plus inquiétant que la nation arabe et qui est une conséquence nécessaire de l’entreprise sioniste » menaçait le foyer juif en Palestine : l’« actualisation de la langue hébraïque ». Adoptant un ton étonnamment exalté, il s’alarmait qu’un jour, « la puissance religieuse de ce langage », largement ignorée par les locuteurs de l’hébreu moderne, puisse « se retourner violemment contre ceux qui le parlent ». Dans le terrible contexte d’un épisode particulièrement sanglant du conflit israélo-palestinien, une expression hébraïque a surgi de l’abîme d’une langue sécularisée. La prophétie de malheur du grand historien de la kabbale appelle à nous inquiéter de sa violence et de sa charge traditionnelle. Car si l’assaillant assurément est terrifiant, le mot choisi pour le nommer l’est également.

Zeva‘ah : l’effroi comme événement

Au lendemain de l’attaque du Hamas, au cœur de l’effroi, une expression récurrente est apparue dans les discours des dirigeants israéliens de tous bords, pour désigner l’ennemi :« hayot adam ». L’expression, inlassablement reprise dans les médias et les réseaux sociaux, a été traduite de diverses façons : « animaux », « sauvages », « animaux humains », « bêtes sauvages », suscitant de vives controverses. Comme beaucoup d’autres, je n’ai personnellement découvert que le dimanche 8 octobre au soir, en me reconnectant au monde au sortir de la fête, l’ampleur des atrocités commises la veille. Dans la journée, le mot déjà avait été prononcé, souligné et comme consacré par le président Isaac Herzog, lors d’une adresse solennelle à la nation : « Nous avons tous vu nos ennemis, attaquant avec une cruauté inhumaine des personnes âgées, des femmes, des familles, des enfants […]. Des hayot adam, oui des hayot adam monstrueuses qui frappent aveuglément ; qui massacrent et enlèvent des bébés et des grands-mères. […] Tels sont tes ennemis Israël et, sur eux, nous l’emporterons. ». Lors d’une réunion de crise le lendemain, le ministre de la défense Yoav Galant disait : « Nous mettons en place un blocus complet de la ville de Gaza. Plus d’électricité, plus de nourriture, plus d’eau, plus de carburant. Nous combattons des hayot adam et agissons en conséquence ». L’expression sera reprise par la suite par Benyamin Netanyahu. À l’effroi devant le massacre, s’est associé mon effroi face à cette expression.

L’expression est effroyable parce que désignant un monstre, elle est elle-même monstrueuse, liant le nom de l’homme (adam) à celui des bêtes sauvages (hayot), dans une association syntaxique difficilement analysable. Le lien grammatical qui unit ces deux termes, désigné par le terme technique de « semikhut » (souvent traduit de manière significative dans ce contexte par « annexion »), exprime habituellement la possession. Hors contexte, on traduirait spontanément « les bêtes sauvages de l’homme ». Ici on comprend que tout autre chose est en jeu, peut-être (selon la suggestion d’une amie linguiste) un génitif partitif : des « bêtes sauvages parmi les hommes », des « bêtes qui sont en l’homme », des « bêtes à forme humaine » ou une pure et simple hybridation : des « bêtes-homme ».

Elle est effroyable car en réponse à la violence absolue des assaillants qui nient l’humanité des Israéliens juifs ou non juifs, elle déshumanise l’ennemi. Elle ouvre, dans le contexte précis de l’effroi devant la découverte de l’horreur, une brèche dans le discours et l’imaginaire. Assimilant le terroriste à un animal, elle prépare les esprits aux mesures qui suivront et qui affecteront nécessairement la population gazaouie, ramenée à un grand corps bio-politique, bien au-delà des seuls membres du Hamas.

Elle est effroyable également parce qu’elle dit très précisément ce qu’est l’effroi. Dans les jours qui ont suivi, la presse israélienne utilisait, pour désigner l’attaque elle-même, le mot « zeva‘ah » que l’on pourrait traduire par « horreur », « stupéfaction », « effroi ». Ce terme biblique apparaît dans un verset d’imprécation d’Isaïe (28, 19) : rien que de percevoir le bruit [du fléau qui s’abattra sur vous] sera une horreur [1]. Verset qui résonne avec une autre imprécation du Deutéronome où l’on trouve le terme équivalent za‘avah : L’Éternel te fera écraser par tes ennemis […] et tu deviendras une stupéfaction pour tous les royaumes de la terre [2]. Dans son commentaire classique sur la Torah, Rachi glose « za‘avah » : « Terreur et tremblement. Tous ceux qui entendront parler de tes malheurs trembleront et diront : “Malheur à nous ! Pourvu que ne nous arrive pas ce qui leur est arrivé !” » (trad. J. Kohn). Tout comme dans ces versets, l’événement du 7 octobre lui-même a pu être désigné par l’affect qu’il a suscité auprès de ceux qui ont assisté à son macabre spectacle, que les assaillants ont pris un soin extrême à mettre en scène. Comprendre l’événement appelle dès lors à réfléchir à cet affect et aux réactions qu’il rend possibles.

Dans la troisième partie de son essai Attentats-suicides (On Suicide Bombing, 2007), l’anthropologue Talal Asad s’interroge sur les raisons qui expliquent l’horreur provoquée par les attentats-suicides dans les sociétés occidentales, comparée à la relative indifférence devant les morts civiles causées par les opérations militaires étatiques (comme celles de la guerre en Afghanistan à partir de 2001 ou en Iraq en 2003). Outre le fait que les victimes sont des civils désignés arbitrairement avec lesquels il est aisé au public occidental de s’identifier, il soutient que ce que les attentats terroristes mettent en cause brutalement ce sont les frontières de l’identité collective, par leur imprévisibilité, l’atteinte portée aux certitudes quotidiennes et la dislocation des corps qu’ils impliquent. L’horreur traduit cette perte du sentiment d’identité.

L’attaque du 7 octobre a commencé par la destruction spectaculaire d’une frontière que l’on croyait inébranlable. L’expression surgie au cœur de l’effroi peut se comprendre comme une tentative de rétablir cette frontière de soi : nous les humains, eux les bêtes. Elle le fait néanmoins d’une bien étrange façon : juxtaposant l’homme et l’animal, elle conserve la trace du moment d’indistinction où la limite entre « nous » et « eux » a été abolie.

On se souviendra qu’en retour un communiqué du Hamas du 9 octobre désignait Israël, dans un renversement cynique qui semble faire partie d’un scénario prévu à l’avance, comme un « ennemi qui ne comprend pas le langage humanitaire et éthique », concluant « donc nous allons lui parler un langage qu’il comprend ». Dans la rhétorique martiale des deux camps, l’enjeu est posé : l’ennemi est celui qui subvertit les frontières de l’humain. La déshumanisation de l’autre dans le fait du massacre, se répercute, par un jeu spéculaire, dans une déshumanisation de l’autre dans le discours, ouvrant la porte à d’autres discours et d’autres faits.

Une réaction à l’animalisation des Juifs

Qu’est-ce qui rend possible que, dans ces circonstances effroyables, ce soit une telle formule qui sorte de la bouche des dirigeants israéliens, issus de la gauche (Herzog), du centre-droit (Galant) ou de la droite radicale nationaliste (Netanyahu) ? Certes, la formule résonne avec des expressions similaires, entendues ailleurs à l’occasion d’effusions de violence. On ne s’étonne plus de trouver des références à la « barbarie », dans le discours médiatico-politique à propos de groupes terroristes et islamistes tels que l’État Islamique, auquel les dirigeants israéliens, suivis par d’autres dirigeants occidentaux, ont très vite assimilé le Hamas. Dans un autre contexte, un ministre et un président évoquaient récemment en France un « ensauvagement de la société » à la suite des émeutes provoquées par la mort d’un jeune automobiliste d’origine maghrébine refusant d’obtempérer à un contrôle de police. D’un certain point de vue, hayot adam n’est que la version hébraïque, importée depuis les langues européennes, de la vieille distinction grecque entre l’autochtone et le barbare, et de son retour dans un contexte postcolonial : nous les humains, eux qui ayant forme humaine, articulent des sons, mais n’ont pas véritablement le logos. Elle me semble toutefois, en raison de sa singularité, appeler une généalogie plus spécifique, parce qu’elle invoque très explicitement le nom de l’humain dans une conception proprement juive « Adam ».

L’expression hayot adam, il convient de le noter d’emblée, n’a pas été inventée pour l’occasion. Elle est régulièrement employée dans le langage commun ou les réseaux sociaux pour réprouver la violence et la cruauté d’un autre attestant de « l’animalité » du groupe auquel il appartient (sa grammaire, là encore, est assez proche de celle du français « sauvage »). Cet autre peut d’ailleurs être juif, comme en témoigne une polémique en 2019 suite à une déclaration de la journaliste Oshrat Kotler, selon laquelle les jeunes soldats envoyés en Cisjordanie reviennent transformés en hayot adam. Si l’expression n’est pas neuve, d’où vient-elle ?

Elle est un produit dérivé et réactif d’une longue histoire de la bestialisation des Juifs, dans les discours et les représentations. L’assimilation Juif-animal remonte aussi loin que Paul (Philippiens 3, 2-3), qui associe les « faux circoncis » (les Juifs charnels) aux chiens. Cette référence est récurrente dans les écrits chrétiens, patristiques puis médiévaux, les Juifs étant fréquemment comparés à des bêtes sauvages. Le Coran n’est pas en reste comparant les Juifs à des « ânes chargés de livres » (62, 5) ou ceux qui transgressent le shabbat à des singes (7:163-166; 2:65-66; cf. 5:59-60). À partir du XIIIe siècle, des représentations des Juifs sous la figure de cochons (Judensau) garnissent les églises des régions germaniques. Un proverbe rapporté dans l’anthologie antisémite Der Jude im Sprichwort der Völker (Le Juif dans les proverbes populaires) d’Ernst Hiemer (1942) énonce : « Le Juif a certes l’enveloppe humaine/ mais ce qui fait l’humain à l’intérieur lui fait défaut » (Der Jude hat wohl des Menschen Gestalt, / Doch fehlt ihm des Menschen innerer Gehalt). L’assimilation des Juifs à de la vermine, dans la rhétorique antisémite moderne puis nazie, qui fait de leur vie une vie « infrahumaine », éliminable et à éradiquer, a donc un long passé derrière elle[3].

Judensau (« truie des Juifs »), Collégiale Saint-Martin Colmar

La réaction juive à cette animalisation est double : intériorisation et projection spéculaire. Une fameuse Haggadah de Pessah, datant d’environ 1300 et produite dans le Sud de l’Allemagne, représente les Juifs avec des têtes d’oiseaux, l’enlumineur juif marquant ainsi fièrement leur distinction d’avec les non-Juifs. Elle n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres manuscrits hébraïques médiévaux proposant le même type de représentations zoomorphiques des Juifs. La littérature juive moderne abonde en métaphores animalières qui intériorisent et confèrent une dimension métaphysique à cette bestialisation (pensons à la Métamorphose de Kafka). D’un autre côté, les Juifs retournent contre leurs oppresseurs le renvoi à la bestialité.

Wilde khaye/hayot adam : de la bête sauvage sauvage à la bête sauvage adamique

Notre expression dérive, ainsi, selon toute vraisemblance d’une expression yiddish : wilde khaye, composée de l’adjectif germanique pour « sauvage » et de l’hébreu hayah, « bête sauvage » et signifiant donc littéralement « bête sauvage sauvage ». Cette expression qui désigne un comportement humain débridé (« danser comme des bêtes sauvages ») et sert parfois d’insulte, a fini par être utilisée essentiellement pour désigner la violence extrême des agresseurs dans les descriptions de pogroms. Hayot adam semble faire son apparition dans les textes hébraïques d’Europe de l’Est qui transposent ce type de descriptions en hébreu dans l’entre-deux guerres (on la trouve par exemple dans le poème Nefilim benei ‘anaq du poète polonais Shlomo Stein, écrit dans les années 30 suite à l’accession d’Hitler au pouvoir). Après-guerre, son emploi est très largement réservé pour désigner les nazis. Ainsi, une version du yizkor (prière commémorative) de Yom ha-Shoah (jour instauré en Israël en souvenir de la Shoah) contient la formule « que le peuple d’Israël se souvienne de ses enfants chéris […] enlevés des bras de leurs parents par une bête à forme humaine (hayeto adam) et conduits comme du bétail à l’abattoir ».

Je laisse aux spécialistes de littérature moderne le soin de retracer l’histoire précise de l’apparition de l’expression hébraïque. Mais deux éléments me semblent remarquables dans cette brève récapitulation. L’expression employée dans les jours qui ont suivi le 7 octobre témoigne du fait que l’opération du Hamas a atteint un de ses objectifs en réveillant la mémoire des pogroms et du nazisme : montrer l’incapacité de l’État d’Israël à empêcher que « cela » se reproduise et ainsi ruiner l’une de ses principales sources de légitimité. De plus, dans le passage du yiddish à l’hébreu de l’expression qui désigne la bestialité, l’inhumanité de l’homme, c’est le signifiant « homme » qui fait son apparition : les animaux animaux deviennent des animaux adamiques.

Ismaël, « l’onagre d’homme » (pere adam)

L’invocation du nom de l’homme, adam, est loin d’être anodine. Elle introduit dans le discours toute une charge référentielle et invite à réfléchir à l’inconscient traditionnel de la langue hébraïque dont nous parle Scholem. Si dès lors, l’expression hayot adam est d’apparition relativement récente, son emploi dans le contexte précis du lendemain de l’attaque s’apparente à un retour d’un lointain refoulé, qui met en jeu la conception de soi d’Israël, par différence avec les non-Juifs, pensée par analogie avec le rapport homme-animal.

Tout d’abord, il est notable que l’expression qui se rapproche le plus de hayot adam est une expression biblique employée à propos d’Ismaël. Agar porter l’enfant d’Abraham (alors nommé Abram), ayant fui sa maîtresse Sara (alors nommée Saraï), reçoit d’un messager divin la promesse d’une descendance nombreuse (Gn 16, 10) et, à propos de l’enfant qu’elle porte, l’annonce suivante : il sera un onagre parmi les hommes (pere adam) : sa main sera contre tous, et la main de tous contre lui[4]. Pere adam[5] est construit selon le même modèle « monstrueux » que hayot adam. L’enfant à naître sera un âne sauvage humain. Un midrash (dont il convient de préciser qu’il est antérieur à la naissance de l’islam) explique : « Rabbi Yohanan dit : tous grandissent dans des lieux habités, mais lui dans le désert. Rabbi Shim’on ben Lakish dit : onagre d’homme, au sens littéral. Alors que tous font main basse sur les richesses, lui fera main basse sur les vies humaines. Sa main sera contre tous, et la main de tous contre lui (kol bo), il faut lire kalbo, lui et le chien (kelev) se valent : de même que le chien mange des charognes, lui aussi mange des charognes »[6]. Avant même sa naissance, Ismaël est renvoyé aux confins de l’humanité, comparé à un animal à visage humain, en raison de son mode de vie nomade et de l’ethos qui l’accompagne. Le Zohar (II, 86a) fera entendre pour sa part l’hybridité de l’expression qui contient le nom d’Adam : Ismaël est adam, parce qu’à l’instar d’Israël (or « Israël est nommé adam », nous y reviendrons), il a la circoncision ; il est cependant « âne sauvage », parce qu’il ne respecte pas les autres commandements de la Torah. Livré à des lectures essentialisantes qui vont chercher dans les sources des clés transhistoriques pour comprendre le rapport d’Israël aux autres peuples, on comprend le type de représentations que peut nourrir un tel texte à propos d’Ismaël identifié à l’ancêtre de la civilisation arabo-islamique. Du reste, les expressions « pere adam » et « hayot adam » sont parfois utilisées comme synonymes en hébreu moderne.

Le nom d’Adam comme devenir-humain

Que le rapport d’Israël aux nations puisse s’énoncer dans la tradition juive en de tels termes n’est possible qu’en vertu d’une hybridité homme-animal, qui se trouve au fondement de l’anthropologie biblico-rabbinique. Dans le premier récit de la création du monde au premier chapitre de la Genèse, l’homme est créé le sixième jour en même temps que tous les autres animaux se déplaçant sur la terre (par différence avec les animaux marins et les volatiles). Si la distribution des créatures dans chacun des six jours constitue un découpage et une classification hiérarchisée de tout ce qui existe, l’homme et l’animal « terrestre » appartiennent à la même classe. Dès lors, la supériorité « spéciste » de l’homme vis-à-vis de l’animal affirmée dans le fameux verset Genèse 1, 26 est marquée du sceau de l’ambiguïté : Dieu dit : faisons l’homme selon notre image et notre ressemblance ; qu’il domine (we-yirdu) sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les bêtes, sur toute la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre (trad. du Rabbinat). Cette ambiguïté est le point de départ d’un midrash jouant sur la proximité des racines radah (dominer) et yarad (descendre) : « Rabbi Hanina dit : S’il est méritant, ‘ils domineront (redu)’, s’il ne l’est pas, ‘ils seront abaissés (yeradu)’ (Gn 1, 26). Rabbi Yaakov de Kefar Hanin dit : que celui qui est ‘à notre image selon notre ressemblance’ domine’, mais que celui qui ne l’est pas ‘soit abaissé’ »[7].

L’homme qui n’est pas « à l’image et à la ressemblance » se trouve abaissé parmi les animaux, soumis aux bêtes plus puissantes que lui. « L’image et la ressemblance » n’est pas un donné ontologique qui définit la nature de l’homme. C’est au contraire la tâche de l’humain de s’en rendre digne et le rapport de domination ou de soumission aux animaux en est le signe. Un autre texte énonce : « Rami bar Hama dit : la bête sauvage n’a de prise sur l’homme (adam) que s’il lui apparaît comme un animal, selon le verset [s’ils sont] semblables aux animaux, ils périssent (Ps 49, 13) »[8]Ces textes instituent la possibilité pour un homme de n’être pas véritablement adam. Si l’être adamique se définit précisément par sa ressemblance avec le divin, nombre d’humains ont l’apparence de l’homme, mais ne diffèrent en rien des autres animaux. Deux catégories se trouvent ainsi distinguées parmi les humains : les humains humains et les animaux à forme humaine, les seconds formant de toute évidence la majorité du genre humain, indépendamment de toute référence à la différence entre Israël et les nations.

Si c’est adam…

Dans le texte biblique, adam est tantôt le nom propre du premier homme, le nom par conséquent de l’humanité générique, tantôt un terme parmi d’autres pour se référer à un individu humain. Sa présence dans un verset dans cette seconde acception suscite l’interrogation du midrash, surtout lorsque le verset énonce une loi donnée au Sinaï et ne s’appliquant dès lors qu’à Israël et précisément pas à l’humanité tout entière. Pourquoi invoquer le nom générique d’Adam, plutôt que d’autres appellations plus neutres (telles que ish, un homme, ou nefesh, une âme/une personne) ? Cette question commande deux types d’interprétations d’orientation diamétralement opposée : certaines vont dans le sens d’une universalisation de la loi juive, d’autres d’une captation juive du nom de l’homme.

Du premier mouvement, centrifuge, relève ce célèbre passage talmudique : « Rabbi Méir disait : d’où sait-on que même un non-Juif qui étudie la Torah équivaut au Grand Prêtre ? C’est ce qu’enseigne le verset [Vous observerez donc mes lois et mes statuts], parce que l’humain (ha-adam) qui les pratique obtient, par eux, la vie (Lv 18, 5). Le verset ne mentionne pas les prêtres, les Lévites et les Israélites, mais l’humain. Tu en apprends que même un non-Juif qui étudie la Torah équivaut au Grand Prêtre »[9].

Du second, centripète, relève un passage qui glose un verset des Nombres à propos de l’impureté des cadavres : Voici la règle, lorsqu’un humain (adam) meurt dans une tente : quiconque entre dans cette tente, et tout ce qu’elle renferme, sera impur durant sept jours (Nb 19, 14). « Rabbi Shim’on bar Yohai dit : les tombes des non-Juifs ne rendent pas impurs, comme il est dit vous, Mes brebis, brebis que Je fais paître, vous êtes des hommes (adam ; ou : vous êtes l’humain) (Ez 34, 31), vous êtes nommés adam et les non-Juifs ne sont pas nommés adam »[10].

Dans le premier cas, la présence du mot adam universalise l’enjeu de l’étude de la Torah. Dans le second, la présence de ce même mot, mis en écho avec un verset d’Ézéchiel où il désigne à coup sûr seulement Israël, sert à limiter l’extension des lois d’impureté aux seuls cadavres juifs. Comme souvent, le midrash semble se jouer d’un certain arbitraire et d’une certaine incohérence. Mais comme presque toujours, ses choix sont clairement motivés par les enjeux de chaque contexte. Ici, il s’agit d’affirmer que l’étude de la Torah, l’intelligence, fait éclater toute règle de préséance sociale et rend même inopérante la distinction entre Juifs et non-Juifs (le Grand Prêtre ne prime en rien sur le savant en Torah, quel qu’il soit). Là, l’objet est de réserver à Israël la problématique de la sainteté, intrinsèquement liée à la distinction du pur et de l’impur dans sa conception biblique.

Adam et le reste de l’humanité

Cependant, un mot désormais est lâché et travaille dans l’inconscient de la langue : « vous êtes nommés adam et les non-Juifs ne sont pas nommés adam ». On a compris que cet énoncé n’est pas universellement vrai, qu’il est même tout à fait circonscrit à une problématique spécifique. On a vu aussi qu’être nommé adam n’est pas la garantie de l’humanité véritable, mais plutôt la charge de se rendre digne de ce nom. Le Talmud ne se prive pas d’ailleurs occasionnellement de comparer certains Juifs (ceux qui refusent farouchement l’étude de la Torah, les amei ha-arets) à des animaux[11]. Reste que le signifiant, lui, résonne et se laisse facilement appréhender comme la promesse d’une humanité exclusive.

Car si les non-Juifs ne sont pas nommés adam, que sont-ils ? Qu’on pense encore à quelques délicates exégèses bibliques qui comparent les non-Juifs (ou certains d’entre eux) à des animaux, selon un aspect là encore circonscrit et local, alors la réponse est toute trouvée. Ainsi, l’esclave non juif est comparé à un « âne », à partir d’une lecture de Gn 22, 5, en vertu du fait que, comme les animaux, il n’est pas inscrit dans une filiation symbolique[12]. Un verset énonce encore que la viande d’un animal blessé (terefah) devenue impropre à la consommation pour les Juifs, en vertu des règles de kasherut, sera « jetée aux chiens » (Ex 22, 30). On en déduit qu’il n’est pas interdit d’en tirer profit, et donc qu’elle pourra être vendue aux non-Juifs[13]. Ni le verset, ni le midrash n’énonce que les non-Juifs sont des chiens, mais le raccourci est facile et l’imagination emprunte souvent la voie la plus rapide. D’autant que rappelons-le, les Juifs ont eux quant à eux constamment, en Occident, été comparés à des chiens. Qu’on rappelle encore d’autres versets qui utilisent la métaphore des animaux sauvages pour évoquer les ennemis d’Israël : Je lancerai contre vous la bête du champ (hayat ha-sadeh), elle vous privera (d’enfants), détruira votre bétail, et vous diminuera (Lv 26, 22).

On se laisse alors à penser que le cri des ministres israéliens déshumanisant le terroriste et, à travers lui, le Palestinien, traduit tout à la fois le réveil du souvenir des pires oppresseurs des Juifs et le résidu inconscient d’une lecture rapide de quelques passages au maniement difficile des textes traditionnels. Passages qu’au demeurant d’autres types d’ennemis, les anthologistes férus de citations décontextualisées, visant à montrer la misanthropie des Juifs, depuis les procès médiévaux du Talmud jusqu’à la fachosphère, n’ont pas manqué de relever. Ces textes appellent une lecture d’autant plus scrupuleuse, lucide et critique que ramenés à une citation antisémite ou ramassés dans un cri d’effroi, ils ne font qu’entretenir la haine et légitimer une violence indistincte.

Devant le refoulé de la langue hébraïque qui a fait retour à la suite du 7 octobre, la fin de la lettre prophétique de Scholem semble d’une actualité troublante : « Fasse le ciel que la légèreté avec laquelle nous avons été entrainés sur cette voie apocalyptique ne nous mène pas à notre perte ».


David Lemler

David Lemler est philosophe et spécialiste de pensée juive médiévale. Il est maître de conférences à l’UFR d’études arabes et hébraïques de Sorbonne Université. Il a notamment publié ‘Création du monde et limites du langage. Sur l’art d’écrire des philosophes juifs médiévaux’, Vrin, 2020.

Notes

1 Traduction du Rabbinat modifiée
2 Dt 28, 25, trad. du Rabbinat modifiée
3 voir Noam Pines, The Infrahuman: Animality in Modern Jewish Literature, 2018 et Jay Geller, Bestiarium Judaicum: Unnatural Histories of the Jews, 2018
4 Trad. du Rabbinat
5 Traduit « onagre humain » par A. Chouraqui ou « onagre d’homme » par la Bible de Jérusalem
6 Bereshit Rabbah, 45, 9, trad. mod. Bernard Maruani, Verdier, 1987, p. 477-478
7 Bereshit Rabbah, 8, 12, trad. cit., p. 113.
8 Talmud de Babylone=TB, Sanhedrin, 38b
9 TB, Avodah Zarah, 3a
10 TB, Baba Metzia, 114b ; Keritot, 6b ; Yevamot, 61a
11 Par exemple : TB, Pesahim, 49b
12 TB, Ketubbot, 111a et passim
13 Cf. Mekhilta de-Rabbi Ishma’el et Dt 14, 21

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