Généalogie de la critique d’Israël comme État d’apartheid : l’antisionisme de Durban (2001) – Partie II

L’antisionisme qui a occupé le devant de la scène lors de la « Conférence mondiale contre le racisme » organisée par les Nations unies en 2001 n’était ni un « nouvel antisémitisme », ni la dernière manifestation d’un phénomène anhistorique et éternel. Durant la période des négociations de paix, entre la fin des années 80 et les années 90, l’accent mis sur Israël comme représentant clé de tout ce qui est mauvais dans le monde était en voie de disparition, mais à Durban, l’équivalence courante dans les années 70 selon laquelle « sionisme = racisme » a refait surface. David Hirsh et Hilary Miller reviennent sur cet événement, où a été thématisée la critique, devenue depuis classique, d’Israël comme État d’apartheid. Deuxième partie.

>>> Lire la première partie de l’enquête de David Hirsh et Hilary Miller

 

Des jeunes juifs entourés de manifestants hostiles portant des drapeaux palestiniens et criant « Palestine libre, libre ! » à Durban – Joëlle Fiss/Magenta Fondation

 

Le fait qu’une variante de l’antisémitisme soit si bien adaptée à l’objectif d’unifier des individus et des mouvements disparates en présentant le mal comme ayant un visage juif n’est pas accidentel, ni le produit d’une conspiration, ni simplement un invariant de l’histoire humaine. La teneur antisémite de la qualification des « Juifs » a évolué à travers les écosystèmes profondément changeants de l’histoire humaine pour devenir un nid d’émotions, d’idées et d’images parfaitement adaptées pour symboliser les cauchemars de l’inconscient collectif. L’antisémitisme a survécu parce que les agents sociaux ont pu l’adapter à leurs besoins spécifiques dans chaque nouveau contexte. Les vestiges des variantes précédentes de l’antisémitisme ayant conservé suffisamment de puissance affective pour qu’il vaille la peine de les recycler plutôt que de repartir de zéro. Mais, comme l’écrit David Seymour, ce recyclage ne se fait pas sans honte. Ceux qui l’opèrent désavouent l’ancien avant de l’utiliser pour construire le nouveau : « Une caractéristique commune entre l’idéologie antisémite « classique » et « nouvelle » est que chacune commence par un désaveu et une distinction. Les deux itérations commencent souvent par reconnaître et déplorer les formes antérieures d’hostilité antijuive. Ce début de désaveu est immédiatement suivi d’une distinction entre ces idéologies désavouées et la contribution « nouvelle » de l’auteur.[1] »

Peut-être pourrait-on dire, en termes darwiniens, que les mouvements antidémocratiques qui embrassent l’antisémitisme prospèrent par rapport à ceux qui ne l’embrassent pas. Cela est logique si l’on se souvient que l’antisémitisme a évolué d’une manière spécifiquement adaptée pour prospérer dans les conditions spécifiques d’une succession d’environnements antidémocratiques historiques. Cette idée que l’antisémitisme a évolué pour être bien adapté à des environnements particuliers pourrait nous amener à essayer de penser l’antisémitisme en termes fonctionnaliste, non pas comme un virus mais comme une ressource et une source de pouvoir.

L’antisémitisme est particulièrement attrayant lorsque le mal qu’il devrait expliquer est trop douloureux pour être abordé rationnellement. Qu’est-ce qui est plus profondément redouté en Amérique que le racisme ? L’Amérique est-elle fondée sur l’égalité des hommes ou est-elle corrompue dans son cœur à cause de son péché originel, l’esclavage ? En Grande-Bretagne, le cauchemar partiellement abordé est le colonialisme. La Grande-Bretagne était la puissance coloniale dont les Israéliens ont renversé le mandat, mais, aujourd’hui, les Britanniques sont tentés de projeter leur propre passé partiellement résolu sur le présent d’Israël. L’Europe d’aujourd’hui est fondée sur le récit selon lequel l’antisémitisme et le racisme ont été transcendés et surmontés. L’Europe a souvent été tentée de projeter ses propres horreurs non reconnues sur « les Juifs » en son sein et sur d’autres « races » à l’extérieur. Aujourd’hui, les Européens peuvent projeter leur propre racisme désavoué sur des Juifs qui ne sont plus européens, même si la moitié environ des Israéliens n’ont jamais été européens et que l’autre moitié n’est guère « non européenne » au sens où on l’entend, simplement parce qu’elle n’a eu le choix qu’entre la mort et la fuite[2]. Ce sont les Européens qui accusent les Israéliens de ne pas avoir tiré les leçons d’Auschwitz, puis de réimporter le racisme dans une Europe guérie sous la forme de l’islamophobie. En Afrique du Sud, le triomphe mondial et fondateur de la nation sur l’apartheid peut être ressenti comme une victoire symbolique alors que le désespoir, la violence et l’inégalité persistent sous un État qui semble dysfonctionnel et tout à fait incapable d’améliorer la vie[3]. La tentation de recentrer la colère et le désespoir sur une cible symbolique émotionnellement satisfaisante est irrésistible pour certains. L’esprit de Durban était donc de présenter le racisme, l’apartheid, l’impérialisme, la violence d’État et la négation des droits de l’homme par un visage israélien.

Récemment, nous avons vu apparaître le slogan « Mondialiser l’Intifdada [4]». Il consolide le fantasme d’Israël comme symbole de tous les maux et fait naître le fantasme de la lutte palestinienne comme symbole universel de l’innocence et du courage de tous ceux qui souffrent. La « mondialisation de l’Intifada » reconstitue les jeux passionnels de la vieille Europe, par lesquels les bonnes gens pouvaient s’identifier au divin et à la justice ultime qui leur reviendrait. Les doux hériteront de la terre. Et ils le feront en défaisant le sionisme. Pendant le conflit de 2021 à Gaza, des universitaires ont fait circuler des déclarations faisant pression les uns sur les autres pour qu’ils affirment que la substance de l’antisionisme diffusée depuis Durban faisait partie intégrante de leurs études et de leur moralité personnelle[5]. Les étudiants, dont certains n’étaient pas encore nés en 2001, sont eux aussi socialisés dans une culture où il est courant de croire que la justice ne peut prévaloir dans le monde tant qu’Israël n’est pas détruit, que les flics racistes du Minnesota ont appris des sionistes à assassiner des Afro-Américains et qu’il est légitime d’empêcher les féministes d’affirmer la fierté de leur identité, dès lors qu’elles la situent à l’intersection de leur lesbianisme et de leur judéité, en arborant un drapeau arc-en-ciel orné d’un Magen David[6]. Ce sont là des exemples d’éléments d’une culture politique convenue, qui font de l’attitude d’une personne à l’égard d’Israël un test universel de sa valeur humaine. Ils constituent des tests de loyauté antisémites qui excluent les Juifs.

Militants juifs israéliens installés au milieu de l’espace des ONG abordés par un manifestant leur disant « Vous n’avez pas le droit d’exister ! » – Joëlle Fiss/Magenta Fondation
Étude de cas : Comment l’antisionisme de la conférence des femmes de l’Onu a précédé le processus de paix, a survécu pendant celui-ci et a alimenté la conférence de Durban par la suite ?

L’antisionisme de Durban n’a pas été créé ou organisé par un seul acteur et n’est pas le produit d’une conspiration secrète. Il est le fruit d’une confluence de facteurs : la réunion de trajectoires distinctes en un phénomène proche de la tempête parfaite.

Le mouvement des femmes de l’ONU est un exemple de courant qui a alimenté l’antisémitisme à Durban. À partir de 1975, une série de conférences mondiales consacrées aux femmes ont adopté un antisionisme de plus en plus marqué pendant toute la période où la majeure partie de la gauche avait adopté la « solution à deux États » à laquelle travaillait le mouvement pour la paix. Les conférences des femmes ont constitué un fil ininterrompu reliant l’antisionisme radical des années 1970 à la conférence de Durban de 2001. Il y en a eu d’autres.

La résolution 3379 de l’Assemblée générale des Nations unies, adoptée en novembre 1975, déclarait formellement que « le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale[7]. » Mais ce type de langage avait déjà été utilisé dans les documents officiels de l’ONU lors de la première « Conférence mondiale pour les femmes » organisée par les Nations unies à Mexico au début de la même année 1975. Les délégués y avaient voté l’adoption d’un texte énumérant à plusieurs reprises le sionisme parmi tous les autres « fléaux » à éliminer, tels que le colonialisme, le néocolonialisme, l’occupation étrangère, l’apartheid et la discrimination raciale. La « Déclaration sur l’égalité des femmes », dont on aurait dû se souvenir parce qu’elle constituait une avancée historique pour le mouvement mondial des femmes, était également novatrice en ce qu’elle était l’un des premiers documents internationaux à qualifier le sionisme de forme de racisme. La déclaration pointait du doigt Israël, et uniquement Israël, en demandant à l’organe des Nations unies chargé des droits des femmes de consacrer une assistance spécifique à la campagne en faveur de l’autodétermination des femmes palestiniennes dans « leur lutte contre le sionisme » et la « domination étrangère[8] ». On se souviendra que de nombreuses autres nations luttaient contre la « domination étrangère » à l’époque, par exemple au sein de l’Union soviétique elle-même, mais bien sûr aussi de manière beaucoup plus large. Les femmes cambodgiennes, lituaniennes, polonaises, bosniaques et croates, kurdes et tibétaines, tamoules, tutsies, d’Indonésie et du Timor oriental, d’Algérie et de Guinée équatoriale, d’Argentine et d’Ouganda, pour n’en citer que quelques-unes, n’ont pas été mentionnées dans la déclaration.

En 1963, Betty Friedan a écrit l’un des textes fondateurs du féminisme de la deuxième vague, « The Feminine Mystique[9] ». En 1966, elle était la présidente fondatrice de la National Organization for Women, l’institution clé du mouvement des femmes aux États-Unis. Friedan a conduit une délégation de féministes américaines à Mexico pour la conférence de 1975, dans l’espoir de contribuer à « faire progresser le mouvement mondial des femmes vers l’égalité[10] ».

Née en 1921 Bettye Naomi Goldstein Friedan était juive. Elle avait vingt ans lorsque la Shoah a commencé et vingt-huit ans lorsqu’Israël a déclaré son indépendance. Leah Rabin, l’épouse d’Yitzchak Rabin, qui effectuait son premier mandat en tant que Premier ministre d’Israël, était également présente à la réunion de Mexico. Lorsqu’elle s’est levée pour prendre la parole en séance plénière, de nombreux délégués l’ont huée et sont sortis. « Nous attendrons que l’exode soit terminé », a déclaré Rabin, avec une fausse patience, alors que plus de la moitié du public se déversait hors de la salle de conférence du bâtiment du ministère mexicain des affaires étrangères[11].

Friedan se souvient avoir été choquée par l’antiaméricanisme, l’antisémitisme et l’antisionisme qui régnaient à la conférence. Elle estime qu’ils ont servi à détourner l’attention de l’objectif de la conférence, qui était de promouvoir les causes des droits des femmes et de l’égalité entre les femmes et les hommes[12].

Les délégués des États qui se définissaient constitutionnellement comme « arabes » ou « communistes » ont tenté de lier le plan d’action décennal pour les femmes à l’abolition du « racisme, de l’apartheid et du sionisme ». Le chef de la délégation néo-zélandaise, Whetu Tirikatene-Sullivan, d’origine à la fois maorie et juive, a répondu : « Si le sionisme doit être inclus dans la déclaration, nous ne comprenons pas pourquoi le sexisme n’y a pas été inclus[13] ». Cette intervention faisait suite à des querelles sur l’affirmation selon laquelle le mot « sexisme » était un « néologisme nord-américain désagréable[14] ».

Lors de la conférence parallèle des ONG, les féministes juives ont été confrontées à un environnement tout aussi hostile. Nombre d’entre elles ont été harcelées et intimidées. Friedan elle-même a reçu des lettres anonymes lui intimant de ne pas prendre la parole sous peine d’être dénoncée « d’abord en tant qu’Américaine, puis en tant que Juive[15] ». À des moments clés, les micros ont été mis en sourdine et les oratrices ont été réduites au silence. Les féministes juives ont quitté la conférence avec un sentiment de découragement : l’attaque contre elles en tant que « sionistes » était tout à fait inappropriée dans le contexte de ce qu’elles avaient supposé être un effort commun pour faire progresser le féminisme partagé par les femmes du monde entier. La conférence de suivi qui s’est tenue à Copenhague en 1980 a de nouveau adopté une résolution définissant le sionisme comme une forme de racisme et est allée plus loin, en faisant du sionisme un obstacle à la pleine jouissance des droits universels des femmes. Le fait de considérer le sionisme comme un obstacle universel à toute libération était antisémite car il plaçait le mal juif au centre de tous les maux.

Les attaques rhétoriques contre Israël lors des conférences des femmes de l’ONU, menées par l’OCI et le bloc soviétique, faisaient partie d’un effort concerté visant à faire d’Israël un paria international, à l’instar de l’Afrique du Sud de l’apartheid.

Lors de la conférence de 2001, qui s’est tenue dans une Afrique du Sud encore tout auréolée de sa victoire sur le racisme officiellement sanctionné, il devait être clair qu’il y aurait une occasion particulière de tirer parti de l’image d’Israël comme d’un pays pratiquant l’apartheid.

Autres liens entre l’antisionisme des années 1970 et Durban

Des campagnes parallèles peuvent également être menées dans le cadre des conférences antiracistes. Ces efforts visant à faire d’Israël un mal unique et symbolique dans le monde ont également progressé de manière significative lors des conférences mondiales des Nations unies sur le racisme qui se sont tenues à Genève en 1978 et 1983. Outre les conférences des Nations unies sur les femmes et le racisme, d’autres voies ont mené à l’événement de Durban de 2001 en ce qui concerne la focalisation sur les maux imputés à Israël. Elles n’étaient pas totalement indépendantes les unes des autres et ne faisaient pas non plus partie d’une campagne unique et organisée.

Il y a eu des trajectoires analogues, par exemple, dans le monde du droit international humanitaire et des droits de l’Homme, qui est lié à celui des Nations unies, des militants et des universitaires.

L’apartheid, par exemple, a été extrait du contexte de l’Afrique du Sud et transformé en une violation ostensiblement universelle des principes spécifiques des droits de l’Homme et en un crime au regard du droit humanitaire international. Mais la rhétorique de l’universalité fonctionne parfois dans l’intérêt de particularismes spécifiques. Ce danger s’est concrétisé lorsque les normes universelles de l’humanité ont été transformées en pièges spécifiques pour l’État juif et pour l’idéologie juive qui lui est associée, le « sionisme ». Des trajectoires analogues ont également été observées dans certaines cultures politiques internes d’organisations non gouvernementales de plus en plus influentes et bruyantes. Bien qu’elles se considèrent comme responsables de la mise en œuvre et du contrôle des normes universelles, elles n’auront pas été, elles non plus, à l’abri des tentations d’une focalisation tout aussi excessive et spécifique sur Israël.

Les principales tendances de la gauche en général étaient ouvertes à la focalisation de Durban sur le sionisme. La « nouvelle gauche » de 1968 s’est développée en réaction au stalinisme, mais elle a eu tendance à reproduire certaines de ses caractéristiques essentielles : en particulier, elle a dévalorisé les valeurs démocratiques des Lumières en les qualifiant de « bourgeoises » et a élevé la rhétorique de l’anti-impérialisme au rang de principe absolu, au-dessus de tous les autres principes démocratiques et de gauche. La classe, avec son universalisme inhérent, structure à la fois d’exploitation et de libération potentielle, a souvent été décentrée et remplacée par la « race », puis par un large spectre d’autres « oppressions » qui se croisent. Avec le déclin des mouvements ouvriers dans les États démocratiques et l’effondrement du « socialisme réel », la gauche s’est éloignée des politiques matérielles visant à améliorer le monde pour se tourner vers des substituts performatifs et symboliques.

Ces développements dans la pensée et la pratique de la gauche ont été divers et ont conduit dans de nombreuses directions. Mais l’une des possibilités qu’ils ont ouvertes fut celle d’une ouverture intellectuelle et émotionnelle au type d’antisionisme qui a semblé radical, excitant et nouveau à tant de personnes présentes à Durban. Les partisans de l’antiracisme, de la libération des femmes, des droits de l’Homme, du droit humanitaire international et de la justice mondiale ont trouvé un moyen de se sentir unis et confiants. La gauche avait perdu la possibilité de s’associer à de puissants États « socialistes » et le programme consistant à exploiter le pouvoir des syndicats pour réaliser sa rénovation de la société semblait de plus en plus utopique pour beaucoup. Certaines têtes de la gauche se tournaient avec intérêt vers la puissance des États qui gouvernaient au nom de la lutte contre l’impérialisme, et vers les mouvements politiques religieux et nationalistes qui semblaient, de loin, savoir mobiliser les opprimés. Si l’on veut se rapprocher de ces nouvelles sources de pouvoir, des valeurs telles que les droits des femmes, la démocratie, l’État de droit, la liberté et la liberté d’expression doivent être fermement subordonnées au principe primordial de la lutte contre l’impérialisme, une rhétorique que ces gouvernements et ces mouvements maîtrisent parfaitement.

Un raccourci possible vers l’unité de la gauche et des libéraux, lié à ces tentations politiques, était l’antisémitisme. Il marquait l’abandon du projet commun de rendre le monde meilleur et troquait les progrès mesurables contre des explications symboliques et émotionnellement satisfaisantes des raisons pour lesquelles le monde était si essentiellement compromis. Pour ceux qui ont abandonné le projet positif de changer le monde, il restait à attribuer la responsabilité des injustices qui ne pouvaient être traitées et, en particulier, à s’assurer qu’ils étaient eux-mêmes perçus comme non responsables de ces injustices. Le danger d’une approche « pas en mon nom » de l’injustice est que le souci de sa propre pureté morale et politique peut en venir à sembler plus important que l’aspiration apparemment impossible à améliorer les choses. En se retirant du monde matériel, certains mouvements de justice sociale ont eu tendance à s’appuyer de plus en plus sur des déclarations morales de leur propre innocence et sur une politique de résistance performative, qui n’aspirait pas, en termes pratiques, à un changement positif. La tentation du fantasme de la conspiration est toujours présente, de même que la tentation de chercher des moyens de désigner d’autres personnes comme responsables et comme symboles de ce qui ne peut être traité. Les responsables de l’état du monde doivent être redoutables, pour expliquer notre incapacité à les vaincre, et rusés, pour expliquer pourquoi ils sont capables de créer des structures aussi injustes, tout en les camouflant sous l’apparence de l’équité et de la liberté.

Banderoles de manifestants présentant le droit au retour des Juifs comme un racisme – Joëlle Fiss/Magenta Fondation
Conclusion

Cet article a tenté de rassembler un certain nombre de questions et de réponses provisoires concernant l’antisionisme de Durban et son impact sur les vingt premières années du siècle.

Nous ne voyons pas Durban comme un moment de création de quelque chose de complètement nouveau ni comme une composante indiscernable d’un antisémitisme fondamentalement éternel. Nous l’avons décrit comme un moment important de cristallisation d’un antisémitisme antisioniste, qui avait des racines dans le passé et des continuités avec le passé, mais qui formait également quelque chose de reconnaissable, d’important et d’influent pour l’avenir. Les bénéfices possibles du recyclage des formes et des émotions des anciens mouvements antisémites au XXIe siècle étaient considérables. Mais si les personnes pour qui il était important de se positionner dans la gauche antiraciste devaient en profiter, elles devaient formuler leur vision du monde de manière à ce qu’elle ne leur rappelle ni trop, ni trop peu, d’autres visions du monde antijuives.

Nous avons soulevé des questions sur l’antisémitisme et les moyens d’y répondre et d’y réagir. L’antisémitisme est plus qu’un réservoir de tropes affectivement significatifs qui débordent sur des personnes et des mouvements qui ne se doutent de rien, ou qui les infectent[16]. L’antisémitisme est l’acte même de ramasser ces vieux poisons, de les reconfigurer à ses propres fins, et ces actions construisent avec succès des significations partagées significatives au sein des communautés. Nous avons également utilisé la métaphore de l’évolution. L’antisémitisme a évolué dans des environnements distincts au cours de l’histoire de l’humanité et s’est adapté pour vivre en symbiose avec les mouvements antidémocratiques. Quand bien même les antisémites de Durban nient avec colère leur antisémitisme.

Bien que nous puissions accepter certaines de ces dénégations comme des échos honnêtes de leurs propres sentiments subjectifs, ceux qui les manifestent ne sont pas pour autant exonérés de toute responsabilité politique ou morale. L’affirmation selon laquelle l’antisémitisme est dû au mauvais comportement des Juifs n’est guère inhabituelle en ce qui concerne les idéologies de pouvoir structurel illégitime et injuste. Tous les racismes et toutes les bigoteries prétendent que le raciste ou le bigot est innocent alors que l’objet de la haine est en réalité dangereux et menaçant pour le bonheur du « peuple ».

Les défenseurs de l’antisionisme de Durban accordent une grande importance à la distinction entre l’antisionisme en tant que mouvement antiraciste des opprimés et l’antisémitisme en tant que mouvement raciste des oppresseurs. La « Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme » reprend les éléments clés de la rhétorique antisioniste et insiste sur le fait qu’ils ne sont pas « en soi » antisémites[17].

Mais nous devons nous préoccuper de ces éléments clés tels qu’ils apparaissent dans le monde, et non tels qu’ils apparaissent dans l’imagination défensive des auteurs de la déclaration. L’antisionisme qui a éclaté à Durban, l’antisionisme qui constitue une vision du monde, l’antisionisme qui construit une idéologie autour d’une caricature inventée d’Israël et l’antisionisme qui dépeint le racisme et l’impérialisme avec un visage israélien – cet antisionisme s’inscrit confortablement dans une série de phénomènes historiques : toutes les formes de l’antisémitisme chrétien, anticapitaliste, anticommuniste, nationaliste, antinationaliste et totalitaire.

D’une certaine manière, la question de savoir quand l’antisionisme devient antisémite ou si l’antisionisme est de l’antisémitisme est redondante. L’antisionisme du XXIe siècle, tel qu’il s’est cristallisé à Durban, est un mouvement qui place les Juifs au centre symbolique et matériel de tout ce qui est le plus craint et le plus haï dans le monde. Les outils d’organisation et de compréhension proposés à Durban ont été repris et affinés de manière significative et progressive au cours des années suivantes. La normalisation de l’antisionisme n’est pas encore catastrophique, elle n’est pas non plus sans opposition, mais elle progresse lentement et implacablement. Elle obscurcit les tentatives des chercheurs et des universitaires de comprendre le monde ; elle pervertit les mouvements d’émancipation ; elle forme mal les individus qui deviennent des éducateurs, des faiseurs d’opinion et des législateurs.

Pourquoi cela se produit-il aujourd’hui ? Peut-être les gens sont-ils toujours attirés par l’idée qu’ils vivent à la fin des temps, que ce moment de l’histoire, le moment présent, est le tournant décisif. Cette idée est particulièrement présente au XXIe siècle. Pour beaucoup, la démocratie semble aussi fragile et discréditée qu’elle l’était pour beaucoup de leurs arrière-grands-parents dans les années 1930. L’humanité est confrontée au changement climatique, au COVID, à la montée du pouvoir illégitime et au déclin de la clarté sur la légitimité elle-même. Tout cela constitue un terrain fertile pour une idéologie présentant les caractéristiques de l’antisionisme de Durban.

Le populisme est un cadre qui simplifie la vie sociale en un « peuple » homogène et fondamentalement innocent qui est maintenu et trompé par une élite qui prétend être démocratique et libérale mais qui n’agit en réalité que pour accroître son propre argent et son propre pouvoir[18]. Dans la rhétorique populiste, cette élite est responsable des conditions d’exploitation et d’assujettissement importantes, mais elle déguise la situation avec des illusions de démocratie, de liberté d’information, d’État de droit, de libre marché et de coopération internationale. Dans la mesure où le populisme est un fantasme de conspiration, l’antisionisme est un système de pensée qui s’inscrit dans l’esprit du populisme contemporain. L’antisionisme fait du sionisme le symbole de ces élites mondiales puissantes et malhonnêtes. Dans la mesure où l’antisionisme désactive les mouvements rationnels, démocratiques et antiracistes, il affaiblit également les forces politiques susceptibles de s’opposer au populisme.
Nous sommes conscients de l’ironie du fait qu’en critiquant la notion selon laquelle les Juifs sont au centre de tout ce qui est le plus à craindre dans le monde, nous sommes nous-mêmes susceptibles d’être critiqués pour avoir fait la même chose : nous disons que l’antisionisme risque de devenir un phénomène qui est au centre de tout ce qui est véritablement à craindre dans le monde. Mais alors, si nous avons raison de dire que la pratique consistant à placer les Juifs au centre du monde pourrait devenir importante à l’échelle mondiale, alors nous avons raison de la considérer comme une menace mondiale.


David Hirsh et Hilary Miller

David Hirsh est directeur du London Centre for the Study of Contemporary Antisemitism et maître de conférences à Goldsmiths, University of London.

Hilary Miller termine une maîtrise en droits de l’Homme à l’université de Columbia et est chargée de recherche sur le projet consacré à la liberté de religion ou de croyance à l’institut Ralph Bunche de CUNY.

Cet article a d’abord été publie dans le JCA – Journal of Contemporary Antisemitism, vol. 5, no. 1, 2022, pp. 21-36,  sous le titre « Durban Antizionism: Its Sources, Its Impact, and Its Relation to Older Anti-Jewish Ideologies ». Il est l’un des chapitres du livre à paraître The Rebirth of Antisemitism in the 21st Century: From the Academic Boycott Campaign into the Mainstream Édité par David Hirsh, qui fera partie de la série « Studies in Contemporary Antisemitism », chez Routledge Publishing en partenariat avec le « London Centre for the Study of Contemporary Antisemitism ».

Notes

1 David Seymour, « Disavowal. Distinction and Repetition: Alain Badiou and the Radical Tradition of Antisemitism », in Unity and Diversity in Contemporary Antisemitism: The Bristol-Sheffield Colloquium on Contemporary Antisemitism, ed. G. Campbell and L. D. Klaff (Boston: Academic Studies Press, 2019), 203–218.
2 Voir Robert Fine, « Fighting with Phantoms: A Contribution to the Debate on Antisemitism in Europe », Patterns of Prejudice 43, no. 5 (2009).
3 Linda Givetash, « After Deadly Riots in South Africa, Army of Volunteers Leads Defense, Cleanup Efforts », NBC News, 19 juillet 2021, consulté le 7 novembre 2021.
4 Voir par exemple ce débat daté de 2011: Jamal Juma, « The Global Intifada—Stop the Wall », Stop The Wall, 16 octobre 2011, consulté le 19 sept. 2021.
5 Voir « Gender Studies Departments In Solidarity With Palestinian Feminist Collective », Gender Studies Palestine Solidarity/; or « Scholars for Palestine Freedom », Palestine and Praxis. Voir aussi Bonnie Honig, « I Am an Academic and I Call for a Free Palestine and an End to the Israeli State’s Apartheid. This Is Integral to Both My Moral World View and My Scholarship. Pass It On » Twitter, 16 mai 2021.
6 Voir par exemple cet article dans le British Communist newspaper the Morning Star: « Minnesota Cops ‘Trained by Israeli Forces’ » Morning Star, June 2020. See also this fact check from Channel 4 News: Georgina Lee, « FactCheck: Did Israeli Secret Service Teach Floyd Police to Kneel on Neck? », Channel 4 News, June 26, 2020. Voir aussi l’argumentation d’Eve Garrard sur le caractère antisémite de cette affirmation : Eve Garrard, « What John McDonnell Still Does Not Understand », Fathom, July 2020.
7 United Nations, General Assembly Resolution 3379, Elimination of All Forms of Racial Discrimination, November 10, 1975.
8 « Declaration of Mexico on the Equality of Women and their Contribution to Development of Peace », 1975, in E/Conf.66/34 Report of the World Conference of the International Women’s Year, adopted June 1975 at United Nations World Conference of the International Women’s Year, June 19–July 2, 1975, Mexico City, Mexico, 3.
9 Betty Friedan, The Feminine Mystique (New York : Norton, 1963).
10 Les grandes lignes de cette histoire, nous les devons au livre de Gil Troy : Gil Troy, Moynihan’s Moment: America’s Fight against Zionism as Racism (New York: Oxford University Press, 2013), 83.
11 « Many Exit as Mrs. Rabin Speaks at Conference », New York Times, June 26, 1975.
12 Gil Troy, Moynihan’s Moment.
13 Ibid.
14 Jocelyn Olcott, « ‘We Are Our Sister’s Keeper’: US Feminists at the 1975 International Women’s Year Conference », UN History Project, June 2017.
15 Troy, Moynihan’s Moment.
16 Ben Gidley, Brendan McGeever, and David Feldman, « Labour and Antisemitism: a Crisis Misunderstood », Political Quarterly 91, no. 2 (April–June 2020).
17 « The Jerusalem Declaration on Antisemitism », JDA, May 6, 2021.
18 David Hirsh, « Brexit and Corbynism Could Lead to a Crisis of UK Democracy—UK in a Changing Europe », UK in a Changing Europe, September 18, 2018.

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