Le versant féminin de la conquête / Étude biblique

Au nom de quelle promesse, et de quelle loi, la conquête de la terre promise est-elle justifiée ? Ivan Segré propose ici une lecture du livre des Juges, dont la structure révèle selon lui la nécessité d’une mise à mort de la pulsion belliciste et phallique qui, hier comme aujourd’hui, aliène Israël de son fondement.

 

Francesca Woodman, « House #3 » (détail), 1975-76.

 

Le récit biblique est fondé sur un événement majeur : la sortie d’Égypte. Mais à rigoureusement parler, c’est là le versant mosaïque du récit. L’autre versant est celui de la conquête de la terre promise, dont le personnage principal est cette fois le disciple de Moïse, à savoir Josué. Le livre qui porte son nom retrace le premier temps de la conquête du pays au détriment des peuples idolâtres qui l’habitent ; premier temps dont l’inachèvement est essentiel, puisque la conquête de la terre promise ne cesse de s’in-achever tout au long de la Bible. Le livre qui succède est celui des Juges ; il débute ainsi : « Après la mort de Josué, les enfants d’Israël consultèrent le Seigneur en disant : « Qui de nous doit marcher le premier contre le Cananéen pour l’attaquer ? » Le Seigneur répondit : « C’est Yehuda qui doit marcher ; je livre le pays en son pouvoir. » » (Trad. Rabbinat). 

C’est donc Yehuda, ou la tribu de Yehuda, qui va prendre la tête des armées d’Israël et remplacer Josué, celui qui, jusque-là, orientait le combat contre Canaan, l’ennemi idolâtre. Les versets suivants relatent, tout au long du premier chapitre, les assauts d’Israël qui, certes, sont victorieux, mais partiellement : des poches d’idolâtrie demeurent. Au début du second chapitre, un ange du Seigneur intervient et sermonne Israël en ces termes :

« Un envoyé du Seigneur s’en vint de Ghilgal à Bokhîm et dit de sa part : « Je vous avais fait monter d’Égypte et entrer dans le pays que j’avais promis par serment à vos pères, et j’avais dit : « Je ne romprai jamais mon alliance avec vous ; mais à votre tour ne transigez point avec les habitants de ce pays, détruisez leurs autels ! » Et vous n’avez pas écouté ma voix. Qu’avez-vous fait là ! Aussi ai-je résolu de ne pas les chasser de devant vous ; et ils s’attacheront à vos flancs, et leurs divinités seront pour vous un écueil. » » (Juges 2, 1-3, trad. Rabbinat).

L’interpellation de l’ange appelle plusieurs remarques : la première, c’est qu’elle met en évidence le motif central du récit biblique, à savoir l’intrication de la sortie d’Égypte et de l’entrée en terre promise. En effet, une libération n’a de sens que si elle introduit à un usage fécond de la liberté, ce qui suppose de construire un monde humain, précisément celui de la promesse. Un appel à la libération qui n’est pas normé par une « promesse » ne vaut guère, et il vaut d’autant moins que c’est, au principe même de la libération, l’activation de la promesse qui affranchit l’humain de ses chaînes. Autrement dit, la consistance de la promesse s’éprouve dans le processus même de la libération. Dans un langage plus cabalistique, cela se formule notamment de la façon suivante : les dix plaies d’Égypte sont l’envers des dix paroles. Dans un langage plus philosophique ou politique, nous dirions que le processus de libération, au sein même de la violence qu’il peut éventuellement déployer, témoigne d’ores et déjà des principes qui fécondent la construction de la nouvelle société.

La seconde remarque qu’appelle l’intervention de l’ange est relative à l’économie narrative du texte biblique : en quoi les enfants d’Israël se sont-ils écartés, dans le premier chapitre du livre des Juges, du droit chemin, si bien qu’ils puissent être sermonnés en ces termes : « vous n’avez pas écouté ma voix » ? À lire et relire le premier chapitre, rien ne transpire. Mais à relire l’interpellation de l’ange, c’est écrit en toutes lettres : « ne transigez point avec les habitants de ce pays, détruisez leurs autels ». La conquête a été jusque-là militaire et territoriale. Elle n’a pas été une conquête de l’esprit, conquête qui aurait exigé que l’essentiel de l’assaut porte sur les « autels » de l’idolâtrie.

Une libération n’a de sens que si elle introduit à un usage fécond de la liberté, ce qui suppose de construire un monde humain, précisément celui de la promesse. Un appel à la libération qui n’est pas normé par une « promesse » ne vaut guère.

Introduit d’emblée, dès le chapitre 2, versets 1-3, ce motif peut sembler disparaître dans la suite du livre des Juges, alors qu’il en constitue la trame essentielle, celle de l’échec d’Israël à détruire les « autels », échec spirituel ou éthique qui revient à mener victorieusement une conquête militaire tout en assimilant les valeurs de ses ennemis, échec qui atteint son point d’acmé lorsque la tribu de Dan conquiert un territoire pour y ériger aussitôt… une idole. Nous sommes à présent au chapitre 18, à la fin d’un livre qui comporte 21 chapitres :

« […] ils tombèrent sur Laïs, sur une population paisible et confiante, la passèrent au fil de l’épée et mirent le feu à la ville. Nul ne la secourut, car elle était éloignée de Sidon et n’avait de relations avec personne ; elle était située dans la vallée attenante à Beth-Rehob. Puis ils rebâtirent cette ville, s’y établirent, et la nommèrent Dan, du nom de Dan leur père, l’un des fils d’Israël ; mais la ville, antérieurement, avait nom Laïs. Les enfants de Dan érigèrent l’idole à leur usage ; et Jonathan, fils de Gersom, fils de Manassé, ainsi que ses descendants, servirent de prêtres à cette tribu jusqu’au jour où elle fut exilée du pays. Ils conservèrent donc l’idole fabriquée par Micah, tout le temps que la maison de Dieu resta à Silo. » (Juges 18, 27-31, trad. Rabbinat).

À revenir à l’interpellation de l’ange, l’argument du livre des Juges est donc clair et distinct : l’écueil d’Israël a consisté à délier les deux versants du projet, sortie d’Égypte et entrée en terre promise, si bien que la conquête a pris les contours d’un déchaînement de violence finalement idolâtre. Paraphrasant Horace, disons que les Cananéens ont conquis leur farouche vainqueur : « Les enfants de Dan érigèrent l’idole à leur usage ». La signification de la sortie d’Égypte s’est égarée au fil de la conquête militaire. C’est là, insistons-y, l’argument du livre des Juges, d’une modernité tranchante et, de fait, à mille lieues des poncifs de Julien Benda dans sa Trahison des clercs :

« Comme l’ancien prophète d’Israël, le clerc moderne enseigne aux hommes : « Déployez votre zèle pour l’Éternel, dieu des armées ». Telle est depuis un demi-siècle l’attitude de ces hommes dont la fonction était de contrarier le réalisme des peuples et qui, de tout leur pouvoir et en pleine décision, ont travaillé à l’exciter ; attitude que j’ose appeler pour cette raison la trahison des clercs.[1] »

Hélas, Benda n’a sans doute jamais su lire la Bible, car précisément, l’ancienne prophétie d’Israël n’est rien d’autre que la fidélité sans cesse renouvelée à l’interpellation de l’ange. À l’inverse, le dévoiement nationaliste – borné, phallique, belliciste – de la conquête est, dans la Bible hébraïque, le symptôme d’une assimilation aux valeurs idolâtres. C’est l’aleph-beth. Mais le livre des Juges ne s’arrête pas là : l’assimilation aux valeurs idolâtres prend encore, au terme du livre, une autre dimension.

*

Aussitôt après que le chapitre 18 s’est donc conclu sur l’idole que la tribu de Dan a érigée, les trois derniers chapitres 19, 20 et 21 du livre des Juges relatent l’épisode de la « concubine » et la guerre civile qui s’ensuivit au sein d’Israël. Résumons l’histoire : un homme se dispute avec sa « concubine » qui s’en retourne aussitôt dans la maison de son père ; l’homme s’en va « parler à son cœur » et la convainc de quitter la maison de son père pour revenir chez lui ; sur le chemin du retour, le couple est surpris par la nuit tombante, mais l’homme ne veut pas passer la nuit à Jérusalem, alors « ville des Jébuséens », « une ville d’étrangers, qui ne sont pas israélites » (Juges 19, 12, trad. Rabbinat) ; il préfère passer la nuit à Ghibea, ville « israélite » située sur le territoire de Benjamin. Seul d’entre tous les habitants de la ville, un vieillard leur offre l’hospitalité, à l’image de ce que fit Loth, lorsque les trois anges arrivèrent dans la ville de Sodome (Genèse 19). Et la suite du texte confirme qu’il s’agit bien d’un parallèle entre les deux épisodes :

« Il le fit entrer chez lui et donna la provende aux ânes ; et les voyageurs lavèrent leurs pieds, mangèrent et burent. Tandis qu’ils se délectaient, voici que les gens de la ville, des hommes dépravés, investirent la maison, frappant à la porte, et criant au vieillard, au maître du logis : « Fais sortir l’homme qui est venu chez toi, que nous le connaissions ! » Le maître du logis sortit à leur appel et leur dit : « Non, mes frères, de grâce, n’agissez pas si méchamment ! Puisque cet homme est venu sous mon toit, ne commettez pas une telle infamie ! J’ai une fille encore vierge, il a une concubine, je vais vous les livrer ; abusez d’elles, traitez-les comme il vous plaira, mais ne commettez pas sur cet homme une action si odieuse. » Mais on ne voulut pas l’écouter. Alors le voyageur prit sa concubine et la leur abandonna dans la rue. Et eux abusèrent d’elle, la brutalisèrent toute la nuit et ne la lâchèrent que le matin, comme l’aube se levait. » (Juges 19, 21-25, trad. Rabbinat).

Le passage fait distinctement écho à l’épisode similaire survenu dans la ville de Sodome, en Genèse 19, lorsque les trois anges ont trouvé refuge dans la maison de Loth :

« Ils n’étaient pas encore couchés, lorsque les gens de la ville, les gens de Sodome, s’attroupèrent autour de la maison, jeunes et vieux ; le peuple entier, de tous les coins de la ville. Ils appelèrent Loth et lui dirent : « Où sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit ? Fais-les sortir vers nous, que nous les connaissions ! » Loth alla à leur rencontre, à l’entrée de sa maison, dont il ferma la porte sur lui ; et il dit : « De grâce, mes frères, ne leur faites point de mal ! Écoutez ! j’ai deux filles qui n’ont pas encore connu d’homme, je vais vous les amener, faites-leur ce que bon vous semblera ; mais ces hommes, ne leur faites rien, car enfin ils sont venus s’abriter sous mon toit. » » (Gen. 19, 4-8).

La structure est délibérément identique : des étrangers sont de passage dans une ville ; personne ne leur offre l’hospitalité, si ce n’est un individu singulier ; tous les gens de la ville prennent sa maison d’assaut, pour « connaître » les étrangers, c’est-à-dire leur faire violence, les soumettre à leur jouissance ; l’hôte propose de livrer sa fille pour assouvir la pulsion des habitants. C’est finalement la concubine qui est livrée. Bref, pour résumer d’un mot la structure en question : l’étranger, comme le féminin, sont les otages de la pulsion sexuelle masculine.  Dans le livre de la Genèse, la ville de Sodome est anéantie par un décret céleste ; dans le livre des Juges, la guerre civile est déclenchée suite au viol de la concubine, afin de châtier la ville d’Israël coupable d’un tel forfait. Au regard de la structure du livre des Juges mise au jour précédemment, une question, nécessairement, se pose : quel rapport y a-t-il entre le viol collectif de la concubine et l’assimilation des valeurs idolâtres ? Ou pour le dire autrement, est-ce que la pratique qui consiste à soumettre l’étranger et la femme à sa jouissance est, en dernière analyse, l’expression d’un principe idolâtre ?

De fait, au terme du livre des Juges, la conquête de la terre promise a été à ce point dévoyée que les mœurs des habitants de Sodome caractérisent à présent les citoyens de Ghibea, de la tribu de Benjamin. Prétendre éviter la ville des Jébuséens, parce que c’est « une ville d’étrangers, qui ne sont pas israélites », voilà donc ce que le récit pointe comme littéralement illusoire, voire grotesque, puisque Sodome et Canaan, dorénavant, logent au sein même d’Israël, à Ghibea.

La conquête de la terre promise a dorénavant pris la forme d’une conquête sur soi. C’est l’autre versant de la conquête.

Outre l’écueil nationaliste, s’il est donc un autre enseignement à tirer de cette composition, c’est que la maltraitance du féminin – le viol de la concubine – est en rapport avec l’assimilation des mœurs idolâtres, au moins en ce sens, dans un premier temps, qu’un tel comportement est par excellence l’expression, ou la conséquence, de ce qui a été écrit au chapitre précédent : « Les enfants de Dan érigèrent l’idole à leur usage ». C’est là ce que le rédacteur du livre des Juges soumet à la sagacité de son lecteur en des termes d’une clarté redoutable, et avec la crudité requise puisque, suite au viol et au meurtre de la « concubine », son corps est découpé en douze morceaux, envoyés à chacune des tribus d’Israël : « Et quiconque les voyait s’écriait : « Pareille chose ne s’est pas faite, ne s’est pas vue, depuis le jour où Israël sortit du pays d’Égypte jusqu’à ce jour ! Il faut le prendre à cœur, il faut aviser et prononcer ! » » (Juges 19, 30, trad. Rabbinat). Pourquoi découper le cadavre de la concubine, sinon pour donner à voir le corps féminin réduit à l’état de « viande » offerte en pâture à la voracité prédatrice ?

Une guerre d’Israël contre lui-même s’ensuit, rigoureusement analogue à celle qu’a menée la prophétesse Déborah contre Jabin, roi de Canaan, au chapitre 4 du même livre des Juges. Et c’est alors que la structure du livre des Juges jaillit en plein jour, précisément au chap. 20, verset 18, lorsque les armées d’Israël, au début de la guerre civile, « montèrent à Béthel pour consulter le Seigneur en ces termes : « Lequel de nous doit marcher le premier au combat contre les Benjamites ? » L’Éternel répondit : « Yehuda sera le premier » » (trad. Rabbinat). La conquête de la terre promise a dorénavant pris la forme d’une conquête sur soi. C’est l’autre versant de la conquête.

Or cet autre versant est féminin, en ce sens qu’il prolonge un motif apparu précédemment, lorsque Yaël, femme disciple de la prophétesse Déborah, fit entrer le général des armées cananéennes, Sisara, dans sa tente et « prit une cheville de la tente, se saisit d’un marteau, se glissa près de lui sans bruit et enfonça dans sa tempe la cheville, qui resta fichée en terre » (Juges 4,21, trad. Rabbinat). La mise à mort du général cananéen par une main féminine n’est pas un acte anodin, il signifie que la véritable conquête est la construction d’une « maison ». Et la « maison » de Yaël est donc à présent bâtie sur la mise à mort de la pulsion phallique. Sisara, en effet, est l’homme de guerre dont la rapacité est instinctive, c’est l’homme de la prédation, l’homme-animal. Ainsi, dans la Cantique de Déborah, la mère de Sisara attend son fils et, ne le voyant pas venir, se rassure :

« Elle a regardé par la fenêtre, la mère de Sisara ; à travers le grillage elle a jeté sa plainte : « Pourquoi son char tarde-t-il à paraître ? Qui retient donc la course de ses chariots ? » Ses sages compagnes la rassurent ; elle-même trouve réponse à ses plaintes : « Sans doute ils enlèvent, ils partagent le butin ; une jeune fille, deux jeunes filles par guerrier ; pour Sisara, les étoffes richement teintes, la dépouille des broderies éclatantes, des broderies doubles qui brillent au cou des captives… » » (Juges 5, 28-30, trad. Rabbinat).

Mais Sisara ne reviendra pas. Il gît dans la tente de Yaël, la cheville d’un montant enfoncée dans son crâne. Maison de Yaël, Cantique de Déborah, Victoire sur Sisara. 

La véritable conquête est la construction d’une « maison ». Et la « maison » de Yaël est donc à présent bâtie sur la mise à mort de la pulsion phallique.

À l’évidence, le livre des Juges nous invite donc à mettre en relation ces deux éléments du récit : l’érection d’un autel idolâtre et le viol collectif de la concubine. Or, quelle relation établir entre ces deux forfaits ? À s’en tenir à une description factuelle, l’idolâtrie paraît se réduire au fait de rendre un culte à une idole. Toutefois, à condition d’avoir à l’esprit ce que recouvre ce motif fondamental de la Bible hébraïque, l’idole n’est pas simplement une statue, ou tout autre objet idolâtré, elle est ce qui s’érige en lieu et place de l’altérité, ce qui la rature, l’éclipse, voire l’anéantit, si bien que la pulsion idolâtre relève, en dernière analyse, d’un narcissisme illimité dont le mot d’ordre serait : ma jouissance seule fait loi. Ceci posé, ce qui relie l’érection d’une idole au viol collectif de la concubine est d’une rigoureuse logique. 

Il apparaît donc que si l’enjeu de la conquête de la terre promise, exposé dès le départ du livre des Juges, est la destruction des autels idolâtres, ce n’est pas pour obéir à un Dieu jaloux et tyrannique, mais pour fonder en terre promise une société affranchie de la détermination idolâtre, c’est-à-dire de sa loi. Sur cette base, la mise au jour des effets de structure du livre des Juges se prête à bien des lectures, et à bien des rapprochements. Il est assuré, par exemple, que dès l’entame du livre suivant, Samuel I, c’est un même motif qui intervient lorsqu’il est dit, au sujet des deux fils du prêtre Héli, « des hommes pervers » (Samuel I, chap. 2, v. 12, trad. Rabbinat), « qu’ils avilissaient le culte du Seigneur » (ibid. v. 17), non seulement en s’appropriant les meilleures parts des sacrifices apportés sur l’autel (ibid., v. 13-16), mais aussi en abusant les femmes qui s’y rendaient (ibid., v. 22). En deux mots, ils transformaient l’autel du Dieu d’Israël en un autel idolâtre où seule leur jouissance faisait loi. Telle est, en effet, l’intrigue structurelle de la Bible : l’assimilation des valeurs idolâtres au sein d’Israël, en son cœur, et le sursaut prophétique des singularités fidèles à la loi de la sortie d’Égypte, depuis Déborah jusqu’à Jérémie.

Que le fond idolâtre des « Nations », c’est-à-dire de l’humanité, bien loin d’être la fable archaïque d’un Ancien Testament, relève de la structure, voilà ce qu’un « fait divers » actuel met au jour avec une crudité digne du récit biblique ; et je songe bien sûr aux viols de Gisèle Pélicot, corps inconscient livré à une prédation individuelle tant de fois répétée qu’elle en devient collective.

Mais s’il est une autre actualité flagrante du livre des Juges, c’est également celle d’un nationalisme juif dont le désir de conquête et la soif de destruction évoquent l’égarement meurtrier des hommes de la tribu de Dan qui, après avoir rasé la ville de Laïs et massacré tous ses habitants, y bâtirent une autre ville et « érigèrent l’idole à leur usage ». En effet, l’extrême droite nationaliste, en Israël, n’est porteuse d’aucun projet de société, d’aucune intelligence de la tradition, son seul mot d’ordre étant l’éradication ou la soumission, en terre promise, de la présence arabe au profit de la présence juive. Mais une présence juive ayant fait l’économie de la Présence, c’est là précisément ce que toute la Bible hébraïque s’est pourtant évertuée à disqualifier. 

Hélas, la Bible n’est pas, aux yeux de ces judéo-fascistes, une œuvre de l’Esprit qui, via l’étude, vous enjoint, c’est un titre de propriété dont ils prétendent jouir. C’est pourquoi, au versant phallique de la conquête, il convient, encore et toujours, d’opposer son versant féminin : suivant le versant phallique, la jouissance et la force font loi ; suivant le versant féminin, c’est la sanctification qui fait loi. Telle est, à nos yeux du moins, la leçon de l’épisode de la « concubine ». 

Il incomberait donc à l’ensemble des mouvances juives antifascistes de s’accorder, aujourd’hui, en Israël et ailleurs, sur le sens du mot hébreu « sanctification », leur fondement commun devant être son usage juif, irrémissiblement articulé à l’événement majeur du récit biblique : la sortie d’Égypte.


Ivan Segré

Notes

1 Julien Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 1927, p. 225-226

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