Entretien avec Mitchell Cohen. De Staline au Hamas : Le retour de la gauche qui n’apprend pas ?

L’antisionisme contemporain serait-il une nouvelle version du « socialisme des imbéciles » ? Comment en faire la critique dans une perspective de gauche, sans céder aux sirènes de la réaction ? Dans cet entretien, Mitchell Cohen, l’ancien rédacteur en chef du magazine Dissent, nous livre quelques pistes pour sortir des apories contemporaines. Après la victoire du Trump, nous lui avons par ailleurs demandé de répondre à quelques questions pouvant éclairer le lecteur européen sur la situation politique américaine.

 

 

Mitchell Cohen

 

 

La gauche occidentale, la droite israélienne et la délégitimation de l’État juif

Depuis la réponse d’Israël aux massacres du 7 octobre, les efforts visant à délégitimer l’État juif battent leur plein aux niveaux diplomatique et intellectuel. En 2007, vous sembliez avoir perçu une première phase de ce phénomène dans « Anti-Semitism and the Left that Doesn’t Learn », votre article paru dans Dissent, lequel a suscité de nombreux commentaires. Vous y signaliez un problème particulier provenant de « l’intelligentsia libérale et de gauche aux États-Unis et en Europe ». Sommes-nous en train de constater la même chose en 2024 ? Ce phénomène revêt-il de nouvelles dimensions ? 

Mitchell Cohen : La remise en cause de la légitimité d’Israël s’est intensifiée, mais elle s’inscrit dans un contexte plus large. L’opposition au sionisme au sein de la gauche remonte à la fondation de ce mouvement de pensée, même si des sympathies réelles se sont également manifestées. La situation actuelle s’inscrit à la fois dans le court et le long terme. J’ai écrit cet article quelques années après la conférence des Nations Unies de Durban de 2001, laquelle a déclenché une offensive intellectuelle accusant Israël de racisme. Mais le problème découle également de décennies de développements politiques, dont l’un a été l’assassinat du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin par un fanatique juif d’extrême droite en 1995.

Cet assassinat visait également les accords d’Oslo, qui représentaient la meilleure chance de paix israélo-palestinienne depuis 1949 et dont la signature avait mis l’antisionisme sur la défensive. Les adversaires d’Oslo ont gagné en puissance à la fin des années 1990. L’un d’entre eux était la droite israélienne dirigée par Netanyahou, qui a toujours cherché à faire passer ses objectifs inconsidérés et ultranationalistes pour des impératifs de sécurité. L’autre était le Hamas, dont la campagne d’attentats menée au printemps après l’assassinat de Rabin a joué un rôle essentiel dans l’élection de Netanyahou. Le Hamas s’est toujours opposé au compromis et son objectif ultime consiste à remplacer les nationalistes palestiniens laïques par des islamistes et Israël par un État musulman comprenant la Cisjordanie, la bande de Gaza et ce qui est aujourd’hui Israël à proprement parler. En 2000, à Camp David, Ehoud Barak a proposé un compromis ambitieux aux Palestiniens, mais Arafat ne l’a pas accepté et la deuxième Intifada a commencé. Dans ce contexte, une campagne antisioniste dans le monde intellectuel a été lancée au lendemain de la conférence de Durban.

La politique étrangère israélienne est dominée depuis près de trois décennies — avec quelques intermèdes — par Netanyahou. L’une de ses bévues les plus stupéfiantes, pour ne citer que celle-là, a consisté à permettre le renforcement du Hamas à Gaza dans le but d’affaiblir l’Autorité palestinienne et, partant, de contrecarrer les efforts de compromis israélo-palestinien. Cette approche a finalement joué en faveur du Hamas, dont la réputation sanguinaire n’est plus à faire, comme l’a montré la journée du 7 octobre. Il ne s’agissait pas seulement d’un manque de perspicacité, mais de l’application d’un schéma, solidement ancré dans l’histoire de la droite sioniste, que j’ai analysé dans mon livre Zion and State (Columbia University Press). Ce schéma est entaché d’erreurs de jugement politique très lourdes de conséquences, fondées sur une orientation idéologique erronée et imprégnée de ressentiment. Il contraste fortement avec celui des sociaux-démocrates du Mapai (Parti des travailleurs d’Israël) qui, sous la direction de David Ben Gourion, ont dominé la bataille pour la création de l’État d’Israël. Les décisions cruciales prises par Ben Gourion et le Mapai étaient presque toujours mesurées et perspicaces. Aujourd’hui, les antisionistes cherchent à réécrire l’histoire d’Israël, en diabolisant l’État juif en tant que création de l’impérialisme occidental ; il s’agit pourtant là d’une accusation historiquement fallacieuse, car elle passe sous silence le rôle de la gauche dans la création de l’État hébreu. Dans le même temps, ces critiques éludent ou excusent le fait que des nationalistes palestiniens se sont alliés à Hitler et à Mussolini.

Il existe aujourd’hui une sorte de point de rencontre entre le post-modernisme simpliste et l’anti-impérialisme simpliste. Cette conjoncture peut être appelée « l’anti-impérialisme des imbéciles ».

Pour répondre plus complètement à votre question, nous devons tenir compte de ce qui s’est passé au sein d’une partie très visible de l’intelligentsia au cours des dernières décennies : le monde universitaire et intellectuel a connu l’émergence et l’expansion du post-modernisme et de courants de pensée connexes. Ces mouvements ont débouché sur un réexamen et une remise en question de nombreuses notions établies à travers une relecture critique de l’histoire et l’utilisation de nouvelles approches discursives et conceptuelles. Ironiquement, cette entreprise inclut même une réécriture de la propre histoire de cette intelligentsia. Edward Saïd regrettait de n’être parvenu à convaincre ni Jean-Paul Sartre, une figure intellectuelle héroïque pour la gauche, ni Michel Foucault, malgré son influence déterminante sur le post-modernisme, du bien-fondé de sa position sur le conflit israélo-palestinien. Mais ces derniers avaient compris quelque chose que lui ne comprenait pas ou ne voulait pas comprendre.

L’antisionisme participe en effet d’une crise intellectuelle plus large au sein de la gauche, crise dont les racines remontent loin dans l’histoire. Il existe aujourd’hui une sorte de point de rencontre entre le post-modernisme simpliste et l’anti-impérialisme simpliste. Cette conjoncture peut être appelée « l’anti-impérialisme des imbéciles », une expression qui fait écho à la célèbre critique de l’antisémitisme de la gauche à la fin du XIXe siècle. Lorsque certains membres de la gauche ont tenté de rendre les « capitalistes juifs » responsables des malheurs de l’Europe, ils ont été qualifiés d’adeptes du « socialisme des imbéciles ». Tout comme pour ce dernier, les formulations de l’anti-impérialisme des imbéciles reposent sur des contorsions intellectuelles qui finissent toujours, d’une manière ou d’une autre, par attribuer la responsabilité des malheurs du monde aux juifs et aux sionistes, respectivement. Plus alarmant encore, cette attribution précède souvent les contorsions intellectuelles en question.

Tout programme de gauche moralement cohérent se doit de marquer son opposition à l’impérialisme et au colonialisme. La décolonisation après la Seconde Guerre mondiale a revêtu une importance historique mondiale. À bien des égards, elle a atteint son apogée avec la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et l’accession héroïque de Nelson Mandela au pouvoir. Mais trois décennies plus tard, le parti qu’il dirigeait est en piteux état – tout comme l’Afrique du Sud dans son ensemble -, et voit son nombre d’électeurs baisser. L’ANC cherche donc à se redonner une contenance, en prenant la pose : il se rêve leader moral du « Sud global » et accuse Israël de génocide et d’apartheid tout en se refusant à condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Cette position repose sur la désignation d’un bouc émissaire et bénéficie d’un grand soutien dans certaines parties du monde, y compris de la part de la gauche occidentale. À ce titre, on pourrait qualifier ses partisans de « troupeau d’esprits indépendants » pour reprendre la formule de Harold Rosenberg, un célèbre critique d’art new-yorkais.

À la fin du XXe siècle, les gouvernements israéliens ont encouragé le néolibéralisme à l’intérieur des frontières d’Israël à proprement parler, celles d’avant la guerre de 1967, tout en construisant un État-providence pour les colons dans les territoires occupés depuis ce conflit.

Je défie quiconque se promenant à Tel-Aviv ou à Haïfa de constater l’existence d’un apartheid. L’utilisation de ce mot relève d’une utilisation vulgaire et opportuniste de termes politiques, que l’on finit ainsi par vider de leur contenu. Si vous pensez qu’Israël est un « État d’apartheid », vous pouvez également croire que Donald Trump a remporté les élections américaines de 2020 et que le Hamas, avec son suprémacisme islamiste, se compose de combattants de la liberté (même si ces courageux « résistants » se permettent parfois un petit écart de conduite, en violant des femmes juives).

Cependant, seules des personnes tout aussi bornées peuvent nier que le gouvernement de Netanyahou — et le Likoud — s’appuie sur des racistes et qu’il a déshonoré l’État juif. Les malheurs d’Israël aujourd’hui résultent de décennies de domination de la droite et ne sont pas uniquement le résultat de l’antisémitisme régnant à l’étranger. Ce n’est pas minimiser le danger de l’antisémitisme, y compris lorsqu’il est déguisé en antisionisme, que d’établir un lien entre ces malheurs et la domination de la droite dans l’État hébreu. Il en a résulté une crise mondiale de la culture politique juive et une grave altération du tissu de la société israélienne. La bataille de l’année dernière sur la proposition de « révision judiciaire », qui visait en fait à renforcer la droite, en est un exemple flagrant. Les listes communes dressées par le Likoud et le parti raciste « Puissance juive » de Ben Gvir dans quatre agglomérations lors des élections municipales israéliennes de février 2024 en sont un autre.

Il est crucial, cependant, de replacer la situation israélienne dans un contexte plus large : depuis les années 1970 au moins, les partis sociaux-démocrates et la gauche démocratique font face à des défis intellectuels majeurs à l’échelle mondiale. Dans le cas d’Israël, 1977 constitue une date charnière, car c’est à cette époque que la droite est arrivée au pouvoir pour la première fois. À la fin du XXe siècle, les gouvernements israéliens ont encouragé le néolibéralisme à l’intérieur des frontières d’Israël à proprement parler, celles d’avant la guerre de 1967, tout en construisant un État-providence pour les colons dans les territoires occupés depuis ce conflit. Là encore, Ben Gourion avait raison lorsqu’il déclara un jour que la tâche la plus importante d’un Premier ministre est de fixer des priorités. En l’occurrence, les priorités fixées par la droite n’étaient pas les bonnes.

L’aveuglement face au stalinisme et la réticence actuelle d’une frange de la gauche à reconnaître la véritable nature du Hamas, telle que celui-ci la revendique lui-même, présentent des similitudes frappantes. Les tergiversations dans la condamnation du 7 octobre rappellent les excuses trouvées, à gauche, aux procès de Moscou.

De Sidney Webb à Judith Butler : une seule et même dissonance cognitive
Il existe un fossé considérable entre les réalités du Moyen-Orient et l’impact des discours intellectuels virulents qui remettent en question l’existence même d’Israël. Comment voyez-vous ce fossé ?

Mitchell Cohen : Un socialiste américain avisé m’a dit un jour : « Ne sous-estimez jamais le pouvoir de la dissonance cognitive ». Je pense que cet impact en dit long sur la déconnexion. Lorsque des réalités difficiles interfèrent avec des idées préétablies, il est plus facile de défendre ces idées de manière obstinée et aveugle que de les réinventer ou de les remodeler. Ce phénomène n’est pas nouveau. Souvenez-vous de ceux qui, à gauche, dans les années 1930, ont fait l’apologie du stalinisme. D’une certaine manière, ils « comprenaient » le comportement stalinien tant qu’il était justifié par une rhétorique anti-impérialiste ou anticapitaliste. Il n’est pourtant pas nécessaire de trouver des excuses à des assassins se posant en libérateurs pour défendre des idées de gauche telles que l’égalitarisme social et économique.

Prenons un exemple historique, celui de Lord Passfield. On ne se souvient plus guère aujourd’hui de ce ministre britannique des Colonies responsable du « Livre blanc de Passfield » de 1930 qui, en substance, a amorcé le virage de la politique britannique en Palestine contre le sionisme. Et on a donc oublié que Lord Passfield, de son vrai nom Sidney Webb, était un célèbre socialiste ayant également déployé d’énormes efforts tout au long des années 1930 pour défendre Staline, dont il affirmait qu’il était en train de créer une société idéale et libre, « une nouvelle civilisation ». Je partage l’observation sur la dissonance cognitive de ce socialiste américain, et m’oppose à la façon dont ce socialiste britannique voyait le monde. L’aveuglement face au stalinisme et la réticence actuelle d’une frange de la gauche à reconnaître la véritable nature du Hamas, telle que celui-ci la revendique lui-même, présentent des similitudes frappantes. Les tergiversations dans la condamnation du 7 octobre rappellent les excuses trouvées, à gauche, aux procès de Moscou.

Une partie de la dissonance cognitive actuelle découle d’une faille dans la théorie marxiste traditionnelle. Dans cette dernière, le prolétariat industriel du capitalisme naissant était censé former une « classe universelle » qui libérerait l’humanité parce que ses intérêts correspondaient à ceux de tout un chacun. Lorsque cela ne s’est pas produit, lorsqu’il est devenu évident que les divergences au sein des classes ouvrières étaient trop importantes pour correspondre à ce modèle idéalisé et que le monde était plus complexe, des modes de pensée plus différenciés ont dû être élaborés pour réinventer la gauche et faire progresser l’égalitarisme. Pourtant, certains à gauche ont cru pouvoir simplement remplacer le prolétariat par « le parti » ou par le « tiers-monde », lequel est devenu par la suite le « Sud global ». De telles substitutions présentent de manière manichéenne les malheurs de notre monde, au lieu de trouver de nouvelles façons pratiques de s’attaquer, par exemple, aux réalités douloureusement compliquées de l’oppression, de l’exploitation et des inégalités dramatiques qui se sont creusées de façon insupportable au cours des dernières décennies. Pour lutter efficacement contre ces fléaux, il est nécessaire de reconnaître que les contextes varient d’un endroit à l’autre. Il est tout à fait possible de s’engager fermement en faveur des droits des travailleurs et de lutter contre la pauvreté mondiale sans recourir à des simplifications théoriques qui occultent la complexité des causes de la misère humaine.

On peut défendre l’égalitarisme comme idéal politique tout en refusant catégoriquement de soutenir des mouvements qui engendrent la misère une fois parvenus au pouvoir, ou qui, à l’instar du Hamas, sont prêts à sacrifier leur propre population au nom d’un fanatisme idéologique.

Les positions de la célèbre philosophe américaine Judith Butler constituent un exemple classique de mauvaise interprétation en ce qui concerne le Moyen-Orient. Elle et ses compères soutiennent que le Hamas et le Hezbollah sont des alliés de la gauche mondiale dans la lutte anti-impérialiste. Cette position témoigne d’une ignorance — volontaire ou non, je ne saurais le dire — des réalités de la région et relève d’une attitude aussi obtuse que celle de Sidney Webb lorsque celui-ci embrassait la « nouvelle civilisation » de Staline. Quel sera le sort réservé aux femmes dans la « nouvelle civilisation » du Hamas ?

Encore une fois, il est tout à fait possible, voire urgent, de faire la distinction entre la défense des victimes de l’oppression et l’idée que toutes les formes d’oppression sont identiques. Il est non seulement possible, mais impératif de faire la distinction entre insister sur le fait que les droits sociaux et économiques doivent aller de pair avec les droits politiques, et nourrir un fantasme qui fusionne tous les peuples opprimés du monde en un grand flou conceptuel. Les problèmes de la Syrie ou du Liban ne sont pas identiques à ceux de l’Afrique du Sud ; les problèmes de la République démocratique du Congo ne sont pas ceux de l’Inde ; les problèmes respectifs de la Chine et du Chili diffèrent. L’oppression n’est pas une, elle est multiple.

On peut défendre l’égalitarisme comme idéal politique tout en refusant catégoriquement de soutenir des mouvements qui engendrent la misère une fois parvenus au pouvoir, ou qui, à l’instar du Hamas, sont prêts à sacrifier leur propre population au nom d’un fanatisme idéologique. Certaines féministes, dont Butler, font preuve d’une dissonance cognitive frappante en refusant de reconnaître la véritable nature du Hamas et en minimisant la gravité des violences sexuelles et des meurtres perpétrés contre des femmes israéliennes. Ces actes barbares ne constituent pas un aspect marginal des événements du 7 octobre, mais en sont au contraire une composante centrale et délibérée. Qualifier ces atrocités de simples « actes de résistance » et tenter d’en atténuer la portée par des commentaires équivoques ne suffit pas à échapper à la critique.

Mais la dissonance cognitive est également flagrante lorsque certains amis d’Israël refusent de s’intéresser à la fois à la sécurité d’Israël et aux Palestiniens. La relation entre ces deux questions, la sécurité de l’État hébreu d’une part et le sort réservé aux Palestiniens d’autre part, est compliquée et ne saurait se réduire à des formules toutes faites ou à l’expression d’un ressentiment. Plus les besoins réels d’Israël s’effacent devant les priorités des colons de Cisjordanie et du sionisme de droite, plus Israël compromet sa propre sécurité et son avenir.

Une gauche qui apprend ?
Vous revendiquez votre appartenance à la gauche et, à ce titre, avez souvent défendu dans vos articles un humanisme démocratique et un égalitarisme social. Cependant, un fossé semble se creuser entre votre position et celle d’une frange significative de la gauche contemporaine, particulièrement sur la question israélo-palestinienne. Comment expliquez-vous que certains courants de gauche semblent avoir substitué une pensée dogmatique à une réflexion critique lorsqu’il s’agit d’appréhender le mouvement national juif et ses implications ?

Mitchell Cohen : Je suis de gauche parce que, comme je l’ai dit, je considère l’égalitarisme social comme un idéal politique et moral. Je suis de gauche parce que je pense que les marchés ne peuvent pas tout régler et qu’ils peuvent corrompre certaines valeurs humaines essentielles, en transformant les moyens en fins. Par exemple — et j’emprunte cette formule —, je pense que l’accès aux soins de santé d’une personne malade doit être déterminé par les besoins médicaux, et non par sa capacité financière ou la quête de profit. Je suis de gauche parce que je rejette l’idée que seules les entreprises puissent planifier leur avenir alors que la société ne peut pas planifier son futur et son bien-être collectif. Je suis de gauche parce que je pense que les énormes disparités sociales et économiques sapent inévitablement l’égalité politique. Je suis de gauche parce que je crois que ce sont les inégalités qui devraient être justifiées (elles le sont parfois) et non l’égalité. Enfin, ma conception de l’égalité ne repose pas sur une uniformité stérile. Je puise ici dans la pensée de Marx, qui prônait une société où chacun — nous dirions aujourd’hui chacun·e — contribue selon ses capacités et reçoit selon ses besoins. Cette vision reconnaît et valorise la diversité humaine tout en cherchant à créer une société équitable.

Les pogroms de 1881 n’avaient rien à voir avec le colonialisme de peuplement. L’affaire Dreyfus n’avait rien à voir avec le colonialisme de peuplement. Le sionisme n’était pas un colonialisme de peuplement, mais une réponse à la question juive. 

Je m’oppose à l’universalisme abstrait, qu’il soit socialiste ou libéral. J’ai déjà proposé l’idée d’un « cosmopolitisme enraciné » comme solution de rechange. Lorsque des idées pénètrent dans le monde réel, elles doivent être remodelées en fonction de ce qu’elles y rencontrent, sous peine d’aller à vau-l’eau. C’est le cas lorsque l’anti-impérialisme est plaqué sur la vision du monde du Hamas, à savoir une version réactionnaire du fondamentalisme religieux. Lorsque l’on considère l’universalisme abstrait — l’opposé du nationalisme intégral — il faut penser les arguments en faveur de la discrimination positive comme moyen de remédier à la persécution des minorités. Certains s’y opposent au motif que tout le monde devrait toujours être considéré comme automatiquement égal, quelle que soit sa race. La Cour suprême des États-Unis a malheureusement accepté quelques arguments fallacieux de ce type lorsqu’elle s’est prononcée contre la discrimination positive. Mais les Noirs américains n’ont pas été victimes de discriminations parce qu’ils étaient des individus abstraits. Ils ont été victimes de discrimination parce qu’ils étaient noirs et que la réponse à des formes particulières d’oppression doit être spécifique. Lorsque les sionistes, au tournant du XXe siècle, ont plaidé pour la création d’un État juif, ils ont avancé un argument similaire. Ce que l’on appelait « la question juive » n’était pas une abstraction. Les Juifs étaient opprimés en tant que Juifs. Les sionistes ont analysé la situation des Juifs à une époque de montée du nationalisme et du racisme et ont conclu qu’un État juif était la réponse politique appropriée. Les adversaires du sionisme sont de mauvaise foi lorsqu’ils ne veulent pas regarder tout cela en face, préférant prétendre que la révolution mondiale résoudra tout et imposant ensuite un concept de « colonialisme de peuplement » applicable en toutes circonstances. La discrimination positive et la création d’un État juif doté d’une « Loi du retour » reposent sur des logiques morales et historiques comparables.

Les pogroms de 1881 n’avaient rien à voir avec le colonialisme de peuplement. L’affaire Dreyfus n’avait rien à voir avec le colonialisme de peuplement. Le sionisme n’était pas un colonialisme de peuplement, mais une réponse à la question juive. Il a en effet donné la priorité à la question juive alors qu’une partie de la gauche et des libéraux refusaient de le faire en se contentant d’insister sur des prescriptions universalistes. Le XXe siècle nous a appris que cette position antisioniste était un non-sens historique, mais cela ne signifie pas pour autant que nous ne devrions pas soutenir le libéralisme politique et l’égalitarisme social dans le monde entier, ainsi qu’un État juif souverain. Nous devrions le faire de manière énergique tout en nous rappelant que des problèmes spécifiques nécessitent des réponses spécifiques, et non des abstractions inapplicables.

Ben Gourion estimait que la valeur d’un mouvement national, y compris le sionisme, dépendait de la nature de la société qu’il aspirait à créer.

Mais il faut aussi être prudent : si l’antisionisme est, à mon avis, une erreur, cela ne signifie pas que tous les sionismes peuvent se justifier. Il existe et a toujours existé différents sionismes. Les revendications religieuses nationalistes au nom de la rétention par les Israéliens de « toute la terre d’Israël » sont injustifiables à mes yeux. Les actions d’Israël pour se défendre lors de la guerre de juin 1967 étaient tout à fait légitimes ; l’installation de colons en Cisjordanie par la suite est injustifiable et a poussé Israël dans un piège dangereux.

Sur ce point également, un petit rappel historique s’impose. Dans les années 1930, Ben Gourion, qui était alors à la tête d’un mouvement ouvrier et qui allait ouvrir la voie à l’indépendance d’Israël, et Vladimir Jabotinsky, le mentor de la droite et le héros de Netanyahou et de son gouvernement, se disputèrent sur la question de savoir si les sionistes devaient ou non accepter un partage de la Palestine. Jabotinsky, un nationaliste pur et dur, insistait : tout doit nous revenir quoi qu’il arrive. Ben Gourion, pour sa part, soutenait que « toute la Terre d’Israël » était une construction propre à l’histoire juive. Il préconisait par conséquent un compromis entre Juifs et Arabes. Cet argument était complété par un autre. Si Jabotinsky affirmait que le nationalisme juif devait être « moniste » ou « pur » et ne pas se mélanger à des idées universalistes « étrangères » (comme le socialisme), Ben Gourion estimait que la valeur d’un mouvement national, y compris le sionisme, dépendait de la nature de la société qu’il aspirait à créer. Ben Gourion avait raison sur ces deux points.

Le retour des mêmes vieilles inepties
Vous avez écrit dans votre article que « … l’histoire ne progresse peut-être pas, mais elle régurgite parfois. Au cours de la dernière décennie, beaucoup de vieilles inepties sont réapparues ». Sommes-nous aujourd’hui confrontés à la renaissance de formes d’antisémitisme que beaucoup croyaient révolues au XXIe siècle ? Pensez-vous que les termes « sioniste » et « Israël » ont remplacé le terme « juif » dans bon nombre d’expressions ? Comment cette évolution s’est-elle produite ?  

Mitchell Cohen : De nombreux facteurs entrent en jeu. L’antisionisme et l’antisémitisme ne sont pas, en principe, la même chose. Le problème se pose lorsque l’antisionisme se nourrit de vieux motifs antisémites. Dans ce cas, il s’agit d’un antisionisme antisémite. Quelques mots ou phrases sont changés et l’on retrouve les mêmes vieilles inepties recyclées sous une nouvelle forme. La rhétorique antisioniste contemporaine est gorgée de tropes antisémites. Le fait qu’ils semblent parfois inconscients les rend encore plus dangereux. Ils se cachent occasionnellement sous une affirmation du type « je suis antisioniste, pas antisémite » par des personnes qui ne se soucient pas vraiment de l’antisémitisme et qui n’ont jamais manifesté d’intérêt pour la vie juive, si ce n’est pour fustiger Israël. Il n’y a rien de mal à critiquer telle ou telle politique d’Israël, comme pour n’importe quel autre pays ; encore faut-il que la critique énoncée possède un minimum de crédibilité. Annoncer « En tant que juif, je pense… » ou « En tant qu’internationaliste, je pense… » ne confère pas automatiquement de la légitimité ou de la crédibilité à l’argument avancé.

Je crois que l’on assiste aujourd’hui à une crise profonde de la culture politique juive. 

Cependant, les dernières décennies ont été marquées par une révolution profonde des moyens de communication, catalysée par l’essor d’Internet et des technologies numériques. L’avènement de l’intelligence artificielle ajoute une dimension supplémentaire, dont les implications pour la communication et la société dans son ensemble sont encore difficiles à appréhender pleinement. Historiquement, la rumeur a souvent été un vecteur privilégié de propagation de l’antisémitisme. Aujourd’hui, le Web amplifie considérablement ce phénomène, offrant à la désinformation une portée, une rapidité et un impact sans précédent. À ce titre, il constitue une caisse de résonance particulièrement efficace pour la diffusion de l’antisionisme, de l’antisémitisme et de l’antisionisme antisémite.

Je crois que l’on assiste aujourd’hui à une crise profonde de la culture politique juive. L’historien Jonathan Frankel a publié, il y a une quarantaine d’années, un livre remarquable intitulé Prophecy and Politics. Il montre comment les structures d’autorité des Juifs dans l’empire russe se sont effondrées face à la violence antijuive dans quelque 200 villes en 1881. L’ancien monde des Shtadlanim (intercesseurs), ces chefs de communauté et rabbins, s’est en effet révélé incapable de faire face à ces circonstances et un nouveau type de leadership a émergé, en particulier parmi les intellectuels. La situation est quelque peu similaire — bien sûr, elle n’est pas identique — aujourd’hui, mais aucun nouveau type de leadership ne s’est encore manifesté, du moins à ma connaissance. Or, l’émergence d’un tel leadership est essentielle à la fois en Israël et dans la diaspora.

Les campus universitaires en 2023 et 2024 sont devenus le théâtre de débats houleux autour des notions d’antisémitisme, d’antisionisme et de critique d’Israël. Ces discussions, impliquant aussi bien les étudiants que le corps enseignant, révèlent une confusion persistante quant aux définitions et aux implications de ces termes. Comment pourrions-nous mieux les appréhender ?

Mitchell Cohen : Les débats d’aujourd’hui sont profondément viciés et se résument souvent à des slogans se faisant passer pour des idées ou des connaissances historiques. On parle d’un monde « post-vérité ». Il est curieux de constater que la gauche post-moderne, qui s’intéresse davantage à ses propres théories qu’à toute autre chose, tout en abandonnant la défense du travailleur lambda (qui était autrefois la préoccupation de la gauche), a joué un rôle prépondérant dans les universités pendant plusieurs dizaines d’années. Cependant, tandis qu’elle prenait le contrôle de nombreux départements de littérature dans les universités, la droite visait le pouvoir politique et s’en emparait. Réfléchissez à la révolution numérique et demandez-vous qui incarne mieux le phénomène « post-vérité » que Donald Trump.

On ne peut certainement pas combattre l’antisionisme antisémite en trouvant des excuses aux colons de Cisjordanie et en huant les « gauchistes »

Un parallèle intrigant se dessine entre trois phénomènes apparemment distincts : l’interprétation de Foucault de la révolution iranienne comme une « spiritualité politique », le déni électoral de Trump, et les dérives antisémites de certains discours antisionistes actuels. Ces cas illustrent comment des idéologies ou des convictions peuvent obscurcir la réalité objective. Certes, l’idée que « les faits parlent d’eux-mêmes » est simpliste, puisque notre perception et notre interprétation des événements sont inévitablement façonnées par nos cadres conceptuels. Mais, lorsque ces « configurations » deviennent rigides ou dogmatiques, elles peuvent nous aveugler.

Un autre problème se pose également. Depuis des décennies, la gauche intellectuelle juive s’étiole selon un schéma qui n’est pas sans rappeler le dépérissement de la social-démocratie. C’est la droite qui s’est investie dans la vie intellectuelle de la communauté juive américaine et en Israël, notamment en défendant des idées néoconservatrices. Ces idées, combinées à l’apologie de Netanyahou, ne seront jamais une réponse pertinente à la propagande antisioniste déversée sur les campus. Lorsque j’étais étudiant en fac, de nombreux intellectuels se réclamant de la gauche libérale critiquaient Israël tout en comprenant la situation difficile de ce pays. De plus, à l’époque, l’État hébreu était dirigé par un gouvernement travailliste, lequel, en dépit de ses nombreux défauts bien réels, faisait preuve d’une grande lucidité. Aujourd’hui, l’abîme creusé par la politique de droite menée en Israël s’approfondit d’année en année, de sorte que les antisionistes s’engouffrent dans la brèche. Ces derniers ont été encouragés et confortés par des décennies de politique néfaste à Jérusalem et de tentatives tapageuses — notamment aux États-Unis — visant à identifier Israël à la politique de droite. Cette situation a aliéné de nombreux jeunes, qui ne veulent pas d’un avenir à la Donald Trump, et Israël se retrouve ainsi intellectuellement sans défense à l’ère de la révolution numérique. Nous devons faire preuve de prudence : de même que la suprématie blanche et les poisons tels que la théorie du « grand remplacement » ne sont pas imputables aux Afro-Américains, mais sont la conséquence du racisme, l’antisémitisme, y compris sa variante antisioniste, ne résulte pas de la méchanceté des Juifs et des sionistes : il est le fruit de préjugés. Pourtant, ces maux peuvent être combattus, peut-être pas totalement avec succès, mais avec un certain bonheur. Mais on ne peut certainement pas les combattre en trouvant des excuses aux colons de Cisjordanie et en huant les « gauchistes ». Bien qu’une telle comparaison comporte le risque d’une simplification excessive, on peut établir un parallèle entre la situation actuelle et le déclin de la social-démocratie coupable d’avoir trop souvent adhéré aux mythes néolibéraux.

Vous avez esquissé une série de points communs entre la rhétorique antisémite et antisioniste. Vous avez suggéré que de légères modifications de vocabulaire dans un discours antisioniste peuvent souvent mener à des formulations troublantes. Pourriez-vous approfondir ce phénomène à la lumière des passions et des croyances qui dominent les débats actuels ?

Mitchell Cohen : En tête de liste figure le rôle de la conspiration dans le discours antisioniste. Tout devient une question de pouvoir secret et manipulatoire. Si votre esprit est façonné par cette vision du monde, vous n’avez plus qu’un pas à franchir pour arriver à la conclusion qu’Israël est né de l’impérialisme et non d’une réponse à la haine des Juifs. Et il n’y a dès lors pas beaucoup de chemin à parcourir pour imaginer qu’un Palestinien ne peut rien faire qui ne soit pas, « en dernière analyse », la faute des démons sionistes. Il est tout aussi injustifié et simpliste d’attribuer systématiquement, « en dernière analyse », chaque action du gouvernement israélien à une prétendue responsabilité palestinienne.

Dans le spectre des positions sur le conflit israélo-palestinien, on distingue différentes nuances parmi les partisans de la paix. Je me considère comme un « faucon de la paix ». Affirmer simplement être « en faveur d’Israël et en faveur de la paix » ne suffit pas face à la réalité du terrain. 

Pensez-vous que des succès réels dans le règlement du conflit israélo-palestinien pourraient modifier certaines tendances actuelles au sein du monde universitaire et politique ? À supposer que l’on puisse être optimiste quant à ces perspectives, pensez-vous alors que les discours hostiles à Israël ou aux Juifs iront en s’atténuant ?

Mitchell Cohen : Si l’on s’acheminait vers une résolution du conflit, une grande partie du discours de délégitimation pourrait se retrouver affaiblie. En fait, je ne suis pas optimiste à ce sujet, car les conditions préalables à une véritable paix n’existent pas aujourd’hui. Si j’étais israélien, j’accepterais la possibilité d’une solution à deux États, mais pas si elle permet au Hamas ou à des mouvements du même type, qu’ils soient religieux ou laïques, de construire des tunnels en Cisjordanie. Si j’étais israélien, j’insisterais également pour que cesse la colonisation juive en Cisjordanie et pour que les colons violents soient traités comme les criminels qu’ils sont ; je chercherais en outre des moyens d’attirer les colons qui sont venus s’installer en Cisjordanie dans le seul but d’obtenir un logement subventionné vers une autre solution, par exemple dans le Néguev.

Dans le spectre des positions sur le conflit israélo-palestinien, on distingue différentes nuances parmi les partisans de la paix. Je me considère comme un « faucon de la paix ». Affirmer simplement être « en faveur d’Israël et en faveur de la paix » ne suffit pas face à la réalité du terrain. Une approche pragmatique est nécessaire, prenant en compte à la fois les préoccupations sécuritaires légitimes d’Israël et l’impératif d’un compromis équitable avec les Palestiniens. Si les atrocités commises par le Hamas sont perçues par celui-ci comme une « victoire » et si la politique israélienne reste dominée par une vision de droite intransigeante, il n’y aura pas de compromis à court ou à long terme. Dans l’intervalle, il conviendrait de raviver le débat intellectuel, ce qui implique un effort majeur pour revitaliser la gauche juive sous peine de voir la droite monopoliser les discussions sur l’avenir d’Israël et les préoccupations de la communauté juive.

Après la victoire de Trump
La « question juive » et la guerre d’Israël à Gaza et au Liban ont-elles joué un rôle important dans la campagne pour l’élection présidentielle américaine ?

Mitchell Cohen : Lorsque vous demandez à la plupart des électeurs américains quelle est la place de la politique étrangère dans leur liste de priorités, celle-ci arrive généralement en bas de l’échelle. Peu de temps avant les élections, un sondage YouGov a révélé qu’elle se situait au septième rang des huit préoccupations des partisans de Trump et de Harris. L’économie, les soins de santé, l’immigration et la criminalité figuraient en tête de liste, avec quelques variations d’un candidat à l’autre. Toutefois, le même sondage a montré que le conflit israélo-palestinien occupait la première place parmi les préoccupations en matière de politique étrangère, l’Ukraine se situant nettement en dessous.

Il en va bien sûr autrement pour la communauté juive aux yeux de laquelle Israël constitue une priorité — même si cet attachement est moins marqué depuis quelques années — et qui assiste avec inquiétude à la multiplication des incidents antisémites. Certains de ces actes sont le fait d’une extrême droite violente, tandis que d’autres sont liés aux tensions prévalant au Moyen-Orient. Cependant, les juifs ont voté massivement pour Harris, s’inscrivant dans une tendance pro-démocrate qui remonte aux années 1930. C’est à cette époque, en effet, que les États-Unis se sont tournés vers la gauche avec le New Deal de Franklin Roosevelt et que la société a commencé à s’ouvrir aux juifs. La majorité des juifs américains reconnaissent qu’une société libérale, démocratique et pluraliste est essentielle à une vie juive épanouie. Cela les oriente naturellement vers le Parti démocrate, surtout dans le climat polarisé actuel.

Un sondage publié en septembre dans The Forward montrait déjà que 76 % des juifs américains n’aimaient pas Trump. Certes, celui-ci a résolument soutenu Israël, ainsi que Nétanyahou, mais cette attitude ne rend pas les juifs américains stupides pour autant.

Dans les années 1970 et 1980, les néoconservateurs ont déployé sans succès des efforts concertés pour attirer les juifs vers les républicains. Environ 75 % des juifs (selon les sondages) ont voté pour Harris. Cela signifie qu’ils se sentaient globalement plus en phase avec sa politique générale et aussi avec ses positions concernant Israël et l’antisémitisme. S’il est vrai que de nombreux juifs sont troublés par l’hostilité envers Israël au sein de l’extrême gauche du Parti démocrate, la plupart penchent toujours résolument en faveur de ce dernier.

Les juifs ne comprennent que trop bien les manipulations reposant sur la dénonciation d’un bouc émissaire. Ainsi, lorsque la campagne de Trump a propagé l’affirmation selon laquelle des migrants haïtiens en Ohio auraient mangé des chats appartenant à de « vrais » Américains, ils ont tiqué. L’immigration représente un enjeu réel dans toute démocratie, tout comme l’inégalité économique, mais la propension de l’intéressé à recourir à des insinuations bigotes ou à des préjugés explicites pour atteindre ses objectifs est alarmante. De plus, les penchants autoritaires de Trump suscitent également des inquiétudes. Les juifs n’ont pas oublié sa déclaration de l’automne dernier selon laquelle, s’il perdait, ils en seraient tenus en partie responsables.

Un sondage publié en septembre dans The Forward montrait déjà que 76 % des juifs américains n’aimaient pas Trump. Certes, celui-ci a résolument soutenu Israël, ainsi que Nétanyahou, mais cette attitude ne rend pas les juifs américains stupides pour autant. Le même sondage a d’ailleurs révélé que 63 % d’entre eux ont également une opinion négative du Premier ministre israélien. Les juifs qui soutiennent Trump ont tendance à être soit des sionistes purs et durs, très à droite, soit des religieux orthodoxes. Pour les tenants de la droite, la question primordiale est le soutien aux politiques droitières de Nétanyahou, en particulier en Cisjordanie. Ils détournent souvent le regard lorsqu’on leur fait remarquer que Trump fréquente des antisémites, des ultranationalistes et des théoriciens du complot, et que sa base englobe en outre bon nombre de « nationalistes chrétiens ».

Ni les juifs de droite ni les juifs orthodoxes ne semblent reconnaître les dangers du « Projet 2025 », un programme extrême concocté il y a deux ans par les conservateurs et les acolytes de Trump au sein de la Heritage Foundation (un groupe de réflexion basé à Washington) en vue d’orienter la politique de la prochaine Administration républicaine. Cette liste d’objectifs radicalement extrémistes entraînerait le pays dans une direction qui, à mon avis, serait vraiment néfaste tant pour les juifs américains que pour le reste de la population. Elle remplace en effet toute notion de bien commun par un mépris social.

Trump a incontestablement remporté l’élection, y compris le vote populaire, bien que ses marges soient loin d’être aussi importantes qu’il s’en vante. Il est arrivé en tête dans chacun des principaux « swing states » — cruciaux pour remporter la présidentielle en raison des particularités du système archaïque du collège électoral américain —, mais de peu. Dans l’un des États concernés, le Michigan, la guerre entre Israël et le Hamas a probablement joué un rôle modeste, mais significatif. Cet État du Midwest abrite la plus grande communauté arabo-américaine du pays. Il compte environ 200 000 électeurs musulmans inscrits (sur les quelque 300 000 citoyens qui s’identifient comme étant d’origine moyen-orientale). La colère suscitée par les politiques de Biden et de Harris s’est traduite par une hostilité à l’égard de la candidate démocrate à l’élection présidentielle. Dès l’hiver dernier, un mouvement « Uncommitted », encouragé par la députée palestino-américaine Rashida Tlaib et le maire Abdullah Hammoud de Dearborn, la plus grande ville arabo-américaine des États-Unis, s’était d’ailleurs présenté aux primaires démocrates contre Biden (alors encore candidat) et avait obtenu 13,8 % des voix. Lors des élections de novembre, Trump n’a devancé Harris dans le Michigan que de 1,4 %. En 2020, Biden y avait battu Trump de 2,78 % et, en 2016, Trump y avait battu Clinton de 0,23 %.

Selon vous, comment « l’intelligentsia libérale et de gauche aux États-Unis » dont vous avez parlé dans votre dernière interview s’est-elle positionnée pendant l’élection ?

Mitchell Cohen : Je n’ai pas compilé l’ensemble de leurs réactions, mais il me semble que la plupart ont partagé l’analyse de Harris selon laquelle l’autoritarisme de Trump et son objectif de « rendre à l’Amérique sa grandeur » sont lourds de dangers. Bien entendu, il y a eu des exceptions, notamment parmi les personnes s’accrochant encore à l’illusion séduisante, mais fallacieuse, selon laquelle une détérioration extrême de la situation engendrerait inévitablement un renouveau salvateur, et ce malgré les leçons tragiques du XXe siècle. Par ailleurs, un flot incessant d’articles et d’émissions de télévision câblées a vivement critiqué Israël, sans réellement saisir la nature du Hamas.

Il n’est pas nécessaire d’être un partisan de Nétanyahou et de ses politiques déplorables pour reconnaître que les images de Gaza en ruines, répétées à l’envi sur Al-Jazeera ou MSNBC, n’expliquent pas tout. Les mouvements de protestation qui confondent — peut-être intentionnellement, peut-être par ignorance — le Hamas et les Palestiniens restent suffisamment visibles. Des chants « Killer Harris! » ont parfois entaché les rassemblements du candidat démocrate à l’élection présidentielle, laquelle s’est efforcée de trouver un équilibre entre le soutien à Israël et les critiques concernant les victimes civiles à Gaza. L’intense agitation qui a régné sur les campus au printemps dernier s’est calmée lorsque les manifestants dénonçant ce qu’ils considèrent comme un génocide sont partis en vacances d’été. Les responsables des universités ont élaboré de nouvelles règles — certaines nécessaires, d’autres discutables du point de vue des libertés civiles — applicables aux manifestations sur le campus. À l’automne, les manifestations ont repris, moins nombreuses, mais souvent tout aussi virulentes.

Réfléchissez à ce qui suit. Vos lecteurs se souviendront peut-être qu’au cours de son premier mandat en tant que commandant en chef des forces armées américaines, Trump avait qualifié de « losers » et de « pigeons » les Américains morts au combat qui reposent dans des cimetières français. Ce n’est pas tout à fait le même esprit qui animait le mouvement « Columbia University Apartheid Divestment » (CUAD) — dont la seule cible est Israël — lorsqu’il manifestait sur le campus moins d’une semaine après la défaite de Harris face à Trump. Le pays s’apprêtait à célébrer le Veterans’ Day, un jour férié en hommage à ceux qui ont servi dans les forces armées. Le CUAD a proposé à la place une « Journée des martyrs » pour « célébrer nos martyrs », victimes de « l’entité sioniste » qui ont été « martyrisées par la machine de guerre israélo-américaine ». Ce prétendu « anti-impérialisme » parle en réalité le langage de l’idéologie du Hamas. En France, cela reviendrait à remplacer la célébration d’août 1944 par celle de juin 1940.

La candidate verte à l’élection présidentielle, Jill Stein, a réitéré ses prouesses cette année en faisant campagne avec un keffieh sur les épaules et en réclamant la fin de l’aide américaine à Israël. Son score minime dans le Michigan a permis à Trump de remporter les 15 voix du collège électoral de l’État. En définitive, son [attitude] a abouti à l’élection de Trump à la présidence.

Quel a été l’impact de ceux qui ont choisi de ne pas voter pour Harris — je pense en particulier aux électeurs d’extrême gauche — en raison de la politique pro-israélienne de l’administration Biden-Harris ?

Mitchell Cohen : Votre question est plus compliquée qu’il n’y paraît. Comme je l’ai expliqué, c’est dans le Michigan que l’impact de la dissidence par rapport à la politique de Biden-Harris a pesé le plus lourd. C’est là qu’un petit parti d’ultragauche, les Verts, a profité, si l’on peut dire, de la situation. Il a remporté 0,8 % des voix contre 0,4 % au niveau national, en prétendant incarner une alternative en qualité de « troisième parti ». Un universitaire américain, Richard Hofstadter, a fait remarquer un jour que le sort des troisièmes partis dans le « système bipartite » américain s’apparente à celui des abeilles : ils piquent puis ils meurent. Les Verts américains ne correspondent pas exactement à cette description. Ils piquent, semblent survivre en tant que secte, mais c’est un autre parti, les Démocrates, qui perd. Lors de la course à la présidence de 2000, le candidat vert, Ralph Nader, s’était suffisamment bien débrouillé en Floride pour contribuer à la victoire du républicain George W. Bush sur le démocrate Al Gore. En 2016, les Verts ont répété le même scénario et permis à Trump de remporter le Michigan face à Clinton.

La candidate verte à l’élection présidentielle, Jill Stein, a réitéré ses prouesses cette année en faisant campagne avec un keffieh sur les épaules et en réclamant la fin de l’aide américaine à Israël. Son score minime dans le Michigan a permis à Trump de remporter les 15 voix du collège électoral de l’État. Son colistier à la vice-présidence, le professeur Butch Ware, fait partie d’un duo de hip-hop qui a publié un enregistrement comprenant un salut au « déluge d’al-Aqsa », nom donné par le Hamas aux massacres, viols et autres enlèvements de civils israéliens perpétrés le 7 octobre.

À Dearborn, la plus grande ville à majorité arabo-américaine des États-Unis, Trump a obtenu 42 % des voix, Harris 36 % et Stein 18 %. Cette dernière personnifie à merveille ce que j’ai appelé dans mon interview « la gauche qui n’apprend pas ». Le Washington Post a rapporté qu’elle avait organisé « une fête de la victoire » le soir de l’élection à Dearborn – un événement « très étrange » au cours duquel elle a soutenu que « les chiffres n’ont pas vraiment d’importance » et que les Verts ont « lancé un étonnant processus de transformation ».

Les partis verts européens, notamment ceux de France et d’Allemagne, lesquels n’entretiennent pas de relations cordiales avec leur homologue américain, ont exhorté Stein à se retirer et à soutenir Harris. L’intéressée leur a opposé une fin de non-recevoir. En définitive, son « processus de transformation » — que d’aucuns, j’imagine, osent appeler « résistance » au sein de sa formation — a abouti à l’élection de Trump à la présidence. Mais il ne s’agit pas seulement d’une histoire d’ultragauche dévoyée. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les organisateurs de la campagne de Trump n’ont pas ménagé leurs efforts pour convaincre les électeurs arabo-américains que leur héros était en mesure de leur apporter une solution alternative. Ces efforts ont pris la forme d’un comité intitulé « Arab Americans for Trump » [les Américains d’origine arabe pour Trump]. Lancé par Massad Boulos, un magnat milliardaire libano-américain dont le fils, Michael, est le gendre de Donald Trump (sa femme est la fille de Trump, Tiffany), ce mouvement a également été codirigé par Bishara Bahbah, un Américain d’origine palestinienne qui a été directeur adjoint de l’Institut du Moyen-Orient à la Kennedy School de Harvard. Le comité a notamment reçu le soutien de Richard Grenell, ambassadeur des États-Unis en Allemagne lors du premier mandat présidentiel de Trump.

L’Amérique s’achemine vers une période tumultueuse, et la capacité des dirigeants juifs à y faire face demeure incertaine.

Le comité s’est concentré sur le Michigan, expliquant aux électeurs potentiels qu’ils pourraient obtenir un « siège à la table » en cas de victoire de Trump. L’appel de Trump aux électeurs musulmans et arabes américains s’est appuyé sur plusieurs facteurs. D’une part, il a exploité le mécontentement lié à la guerre entre Israël et le Hamas, critiquant le « cabinet belliciste » de Harris sur les réseaux sociaux et faisant campagne à Dearborn en présentant Trump comme un artisan de la paix. D’autre part, il a su capitaliser sur les inquiétudes des musulmans conservateurs face à l’aile gauche du Parti démocrate, notamment concernant les programmes LGBTQ dans les écoles.

L’une des premières nominations de cet artisan de la paix après sa victoire a été celle de Stephen Miller en tant que chef de cabinet adjoint chargé de la politique. Cet extrémiste juif de droite anti-immigration a travaillé sur le Projet 2025 et faisait partie de la précédente Administration Trump, au sein de laquelle il a contribué à formuler le tristement célèbre « Muslim Ban »[1] proposé en 2017. L’équipe de politique étrangère de Trump est très proche de la droite israélienne. On est cependant en droit de se demander ce que les manifestants dénonçant « le génocide » — mais aussi les juifs — peuvent attendre de la nomination de Tulsi Gabbard au poste de Directrice du renseignement national. Cette ancienne partisane de Bernie Sanders s’était rendue en Syrie en 2017 pour une rencontre controversée avec Bachar al-Assad. Elle avait ensuite suscité l’indignation en affirmant que les Américains ne saisissaient pas pleinement la complexité de la situation concernant ce dirigeant, pourtant accusé de crimes contre l’humanité envers son propre peuple.

L’analyse ne peut se limiter à l’ultragauche. De nombreux intellectuels de gauche, particulièrement les théoriciens, ont présumé que l’évolution démographique américaine garantirait leur vision d’un avenir fondé sur une politique identitaire et un multiculturalisme exacerbé. Cette vision s’apparente à une forme de tiers-mondisme domestique, où les minorités l’emporteraient sur la population blanche, en opposition à un humanisme libéral égalitaire et une citoyenneté sociale-démocrate. Cependant, ces théoriciens se heurtent à un gros écueil.

En effet, Trump a non seulement progressé parmi les électeurs arabo-américains, mais aussi chez les hispaniques (+ 13 %) et les Américains d’origine asiatique (+ 15 %). Certaines minorités ethniques semblent aspirer davantage à un américanisme qu’à une politique identitaire étroite. De façon surprenante et regrettable, l’espoir des libéraux de voir les femmes voter massivement en leur faveur, suite à la décision controversée de la Cour suprême sur l’avortement en 2022, n’a pas suffi à assurer la victoire de Harris. Bien que Trump ait gagné du terrain parmi les jeunes hommes noirs, les afro-américains et les juifs sont restés les électeurs démocrates les plus fidèles.

L’Amérique s’achemine vers une période tumultueuse, et la capacité des dirigeants juifs à y faire face demeure incertaine.


Mitchell Cohen

Mitchell Cohen est co-rédacteur en chef émérite du magazine ‘Dissent’ à New York et professeur émérite de sciences politiques au Bernard Baruch College de la City University of New York. Il est l’auteur de ‘Zion and State : Nation, Class, and the Shaping of Modern Israel’ et de ‘The Politics of Opera’.

Notes

1 Série de décrets exécutifs signés par le président Donald Trump en 2017, visant à restreindre l’entrée aux États-Unis de ressortissants de certains pays à majorité musulmane qui a été annulée par les tribunaux – NdT.

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