Au vu de la prolifération continue des étoiles jaunes dans les manifestations antivax on cherche à comprendre le choix du symbole. Qu’il y ait de l’antisémitisme au fond du geste, on le ressent confusément. Qu’il soit sous-tendu par une forme particulière de sottise, on le soupçonne également. L’énormité de la chose pourtant semble se soustraire à l’analyse. Et refuser de s’efforcer à comprendre une pensée obtuse est une manière on ne peut plus légitime pour lui dire non. Julia Christ a fait le choix de la prendre au mot en misant sur l’idée que face à l’obtus il n’y a que l’exagération qui est susceptible de produire des effets de vérité. L’étonnant résultat de ce petit voyage : ce n’est pas l’arrière-garde « antisystème » de la société qui s’exprime par le port du symbole mais bien au contraire une sorte d’avant-garde hyper individualiste et ultralibérale.
Elle avait une signification précise. Comme un panneau indicateur, elle disait très exactement à ceux qui la voyaient dans la rue ce qu’il convenait de faire : se tenir loin de celui qui la portait, en tout cas lorsqu’on était seul ; ou bien s’approcher et le tabasser lorsqu’on était à plusieurs et d’humeur à s’amuser un peu ; ou encore l’arrêter, le déporter ou le tuer si l’on portait un uniforme. L’étoile jaune régulait la circulation, non seulement des juifs pour lesquels elle signifiait l’interdiction de pénétrer dans certains lieux, voire simplement de marcher sur le trottoir, mais aussi, et peut-être surtout du reste de la population. Pour celle-ci, éviter leur contact était la première maxime. Dans l’idéologie nazie, cela n’avait rien d’une invention arbitraire. S’il fallait éviter tout contact avec les juifs, c’est qu’ils menaçaient le corps national, sa santé, sa solidité, son intégrité. Entrer en contact avec un juif comportait ainsi un risque de contamination de la pureté raciale, de l’esprit germanique, voire tout simplement du corps sain. Au fond, le fantasme médiéval des juifs porteurs de maladies n’avait pas été tellement modernisé par les nazis. L’étoile jaune était censée prévenir les bons aryens, les protéger contre tout contact néfaste, ne pas leur laisser le libre choix de risquer leur peau. Car il en allait de quelque chose de trop grave : le danger de contagion était perçu comme trop élevé pour que le souverain laisse au quidam le loisir de les approcher, si bien que tout contact fut sanctionné. Mais l’État nazi était tout de même, dans le même temps, moderne et rationnel : la sanction n’était possible qu’à condition que le quidam puisse reconnaître sans crainte de se tromper ceux avec qui il fallait garder ses distances. L’étoile jaune, marquage étatiquement imposé, assurait que personne ne pouvait se dire qu’il ne savait pas. S’approcher de trop près d’un porteur de l’étoile jaune était aussi peu justifiable que de griller un stop.
Une partie de la population française, mais plus largement européenne, s’affuble aujourd’hui de l’étoile jaune.
Le symbole semble bien choisi dans la mesure où ces personnes redoutent, à les en croire, d’être perçues comme menaçant la santé du corps social et, de ce fait, d’être exclues du commerce paisible et ordinaire avec l’ensemble de leurs concitoyens. Et indéniablement, le passeport sanitaire fonctionne lui aussi comme un régulateur de circulation des personnes qui le portent. C’est-à-dire aussi, en l’occurrence, de celles qui ne le portent pas. Peut-être même, à terme, fonctionnera-t-il comme un régulateur des personnes vaccinées qui éviteront celles qui ne le sont pas et du coup, ne peuvent le produire. Mais alors, notons que ce sera par choix, et non parce que l’État les y oblige. Si on régule la circulation des non-vaccinés, c’est bien parce qu’on les considère comme des potentiels porteurs de maladie contagieuse. On comprend donc le choix du symbole. Mais non sans se poser la question de savoir à quel point il faut être sot ou antisémite, ou les deux à la fois, pour soutenir réellement l’analogie.
L’impression diffuse qu’une forme d’antisémitisme particulièrement répugnant trouve son expression et son débouché dans le port de l’étoile par les anti-vaccin n’a rien d’illusoire. C’est une impression parfaitement fondée et explicable.
Abordons d’abord l’antisémitisme, qui, bien qu’il soit immédiatement perceptible, mérite d’être explicité. Qu’en temps de pandémie tout un chacun puisse être porteur d’un virus potentiellement dangereux pour toute personne qu’il approche de trop près est un fait. Que ceux qui ne sont pas vaccinés soient davantage susceptibles de porter le virus et de le transmettre que ceux qui se sont protégés contre cette éventualité par le vaccin est également un fait. Les « anti-vaccin » le savent parfaitement d’ailleurs. Ils sont bien peu à arguer de l’inefficacité du vaccin pour justifier leur choix ; ce qu’ils avancent, c’est leur liberté de choisir de ne pas se protéger, ou encore, de se protéger contre les possibles effets secondaires à long terme du vaccin et non contre le virus actuel.
Ce discours sur la liberté les trahit. Ils savent qu’ils constituent un danger, mais ils revendiquent le droit de l’être. Ils soutiennent le droit de mettre en danger leur vie et celle des autres, au nom de leur vie future en bonne santé. Or s’ils savent qu’ils constituent effectivement un danger, et font le choix de l’être aux dépens des autres, que vient donc faire l’étoile jaune dans cette affaire ? Cette dernière stigmatisait un groupe qui, objectivement, n’était porteur d’aucun danger pour le corps social. Elle identifiait un danger imaginaire, tandis que refuser le vaccin constitue un danger réel pour la société. Une seule conclusion est alors possible, si l’on veut rejoindre la pensée, non-dite, mais efficace, qui sous-tend l’analogie : ceux qui arborent l’étoile jaune aujourd’hui considèrent que les juifs, effectivement, constituent un danger pour la santé de la société, mais que dans une société libérale, on n’a pas le droit de les stigmatiser pour cela. En la portant, c’est au fond ce qu’ils disent. Ce n’est pas pour avoir fabulé sur le danger juif, pour avoir stigmatisé, persécuté et exterminé un groupe entier qui avait été identifié comme une menace qu’il faut blâmer les nazis ; la faute des nazis a été d’avoir exposé dans l’espace public une vérité, à savoir que les juifs constituent un danger pour la société dans son ensemble. Et cela, décidément, ce n’était pas bien. L’impression diffuse qu’une forme d’antisémitisme particulièrement répugnante trouve son expression et son débouché dans le port de l’étoile par les anti-vaccin, on le voit, n’a rien d’illusoire. C’est une impression parfaitement fondée et explicable.
La sottise des anti-vaccin consiste dans l’importance extraordinaire que ces gens s’accordent. Sans cette surestimation d’eux-mêmes, ils verraient la contradiction qui commande tout leur raisonnement, à savoir que l’on ne peut pas vouloir la liberté pour soi sans la vouloir pour les autres.
Venons-en maintenant à la sottise, qui n’en est pas tout à fait indépendante. Les juifs ne sont pas les seuls dont la discrimination est mobilisée par les anti-vaccin pour nommer l’injustice qu’ils ressentent. Il y a les immigrés aussi – le « ne touche pas à mon corps » est clairement calqué sur le « ne touche pas à mon pote » de la lutte contre le racisme ; et puis il y a les femmes – « mon corps m’appartient » est un slogan venant de la lutte pour le droit à l’avortement et, plus récemment, contre les violences sexuelles. Le vaccin comme viol, il fallait y penser…
Mais passons. Dans toutes ces luttes, il s’agissait de groupes qui étaient discriminés et dominés, non parce qu’ils auraient fait un choix quelconque, mais parce que la société se les représentait, et se les représente en partie encore, comme essentiellement inférieurs à d’autres groupes. Force est de noter par contre que personne ne considère les personnes refusant le vaccin comme des êtres inférieurs par nature. En ce domaine il ne faut pas se laisser berner par le discours misérabiliste d’une partie des élites intellectuelles qui accuse une autre partie de mépriser les anti-vaccin. Bien au contraire, on les considère comme des citoyens égaux à tous les autres citoyens, mais qui font en l’occurrence le choix de rompre avec la solidarité sociale – tout en l’exigeant par ailleurs, en tablant sur le fonctionnement des systèmes de santé. Le mouvement anti-vaccin, à cet égard, ne propose pas de payer pour les frais qu’engendre le comportement de ses partisans ; il se repose en ce domaine entièrement sur la solidarité des autres.
Et c’est parce qu’on les considère comme des citoyens égaux, éduqués comme tous les autres citoyens et capables, à ce titre, de comprendre les enjeux de la situation, qu’on est outré de les voir rompre, en connaissance de cause, la solidarité sociale. On est outré parce que ces personnes qui n’ont que le mot liberté à la bouche et dont les slogans témoignent de leur attachement profond à l’individualisme libéral, mettent en danger la liberté de tous, y compris la leur. Laquelle, en l’occurrence ? Celle, fondamentale, de circuler sans entrave dans l’espace public, au nom de leur liberté à eux de circuler sans entrave dans ce même espace.
Leur sottise, soyons clairs, celle qui est insupportable pour le reste de la population, consiste dans l’idée que revendique chacun d’eux d’être exceptionnel et d’être reconnu comme tel : doté d’un système immunitaire exceptionnel ; d’un courage exceptionnel face au danger ; d’un corps exceptionnel qui, contrairement aux autres, ne doit pas être transformé en « cobaye » ; d’une clairvoyance exceptionnelle quant aux effets dévastateurs du vaccin à long terme ; et d’une personnalité exceptionnelle qui, pour le bien de l’humanité, doit être protégée par tous contre de tels effets, probablement pour qu’elle puisse guider dans l’avenir ce qui restera d’une humanité « zombifiée » par le vaccin. Bref, la sottise consiste dans l’importance extraordinaire que ces gens s’accordent.
Sans cette surestimation d’eux-mêmes, ils verraient la contradiction qui commande tout leur raisonnement, à savoir que l’on ne peut pas vouloir la liberté pour soi sans la vouloir pour les autres.
À moins que … à moins que l’on se pense comme nouvelle race des seigneurs qui n’en a cure de la liberté des « moutons ». Par où la sottise retrouve son motif actuel de prédilection. Encore l’étoile.
Julia Christ