# 88 / Edito

C’est à un moment de la pensée moderne juive mal connu, mais inscrit dans la dynamique émancipatrice de la Haskalah, que nous introduit cette semaine Sylvaine Bulle. La sociologue désigne par « anarcho-judaïsme » la cohérence d’un courant théorique élaboré au tournant du XIXe et du XXe par des intellectuels, et parfois des rabbins, éduqués pour la plupart d’entre eux dans les yeshivot d’Europe de l’Est. Ce courant, à l’intersection de la tradition juive et de la pensée anarchiste, au sein duquel émergent une pensée écologique préfiguratrice des formes d’organisations communautaires et mutualistes, où la relation entre la terre (adama) et les enjeux sociaux est affirmée avec la force, représente ce que Sylvaine Bulle désigne comme un « messianisme de l’ici-bas ». Son article rend compte de cette pensée politique, interrompue par les deux premières guerres mondiales, mais aussi de son héritage paradoxal ; car si c’est dans les mouvements écologiques et libertaires contemporains (ZAD, collectifs écologiques alternatifs et radicaux, mouvement des communs…) que l’on retrouve les traces de cette tradition anarchiste et juive, c’est sans qu’elle ne soit jamais mentionnée comme telle. Par ignorance ? Par refoulement ? Par évitement ?

Suite, cette semaine, de l’essai de Zachary Simon sur ce que l’avocat et écrivain désigne comme une « culture allemande de l’acquittement » des criminels nazis. Il nous rappelait, dans sa première partie, que si certains historiens estiment à près d’un million le nombre de personnes ayant participé à la réalisation de la Shoah, on ne peut recenser que 6,656 condamnations entre 1945 et 2005 parmi lesquels 75% des criminels condamnés sont restés entre deux et cinq ans en prison. La deuxième partie de son récit évoque plus précisément la période qui s’ouvre au début des années 2000. Elle fait de John Demjanjuk, surnommé « Ivan le terrible », garde au sein de plusieurs camps d’extermination nazis pendant la Seconde Guerre mondiale le personnage emblématique d’une série de nouveaux procès voyant, dans les années 2010, des nonagénaires passer ou repasser devant la justice… D’un côté, l’énormité du crime, de l’autre le manque de volonté politique ou l’impuissance du système judiciaire à confronter les criminels et leurs complices

Proust est mort un 18 novembre, il y a donc tout juste cent ans cette semaine. L’année 2022 a été marquée par une intense activité éditoriale autour de l’auteur de La Recherche du temps perdu. Parmi les livres parus, celui d’Antoine Compagnon : Marcel Proust du côté juif (Gallimard). Milo Lévy-Bruhl l’a lu en s’intéressant à la trajectoire spécifique de Proust au sein du judaïsme français, mais en la comparant aussi à celle de certains de ses lecteurs – en particulier André Spire, acteur fondamental dans les années vingt d’une affirmation juive critique de l’assimilation à la française conçue sous la forme de l’israélitisme. Proust pivot des juifs modernes peut se lire comme un double portrait, celui de l’auteur de La Recherche et celui de l’un de ses lecteurs cherchant à l’annexer comme une source lui permettant d’articuler une critique interne du judaïsme français. Et dans le cadre de ce double portrait, Proust apparaît bien comme une figure pivot, et peut-être clivée, dont l’œuvre témoigne de la tension interne au monde juif français au début XXe siècle, traversé à la fois par des dynamiques d’émancipation individuelle et de « réveil juif ».

L’écologie, tout comme les alternatives anticapitalistes et communalistes, connaissent un succès croissant auprès des militants et des chercheurs attachés à la critique sociale. Ces publics se réclament quelquefois de Gustave Landauer (1870-1919), d’Emma Goldman (1869-1940), de Murray Bookchin (1921-2006), ou même de Martin Buber (1878-1965), des penseurs juifs que l’on peut qualifier d’anarchistes ou de socialistes libertaires. Leurs visions utopiques ont préfiguré un socialisme agraire ou un communisme du quotidien, dont certaines initiatives, en France – comme les zad ou les collectifs alternatifs et écologiques – sont des réactivations. Sylvaine Bulle revient sur les origines juives de ces auteurs de référence.

L’examen autocritique de l’ère nazie fait partie de la culture politique de l’Allemagne d’aujourd’hui. C’est cependant sur l’histoire d’une autre « culture » que l’avocat Zachary Simon revient dans son récit dont nous publions cette semaine la seconde partie : une longue culture judiciaire de l’acquittement des criminels nazis, laquelle aura commencé à se fissurer au moment les criminels poursuivis et jugés sont devenu des paisibles nonagénaires…

L’année 2022 marque les cent ans de la mort de Marcel Proust. Pour l’occasion, le « côté juif » de l’auteur de La Recherche fait l’objet d’une attention inédite. Le mahJ lui consacre depuis quelques semaines une excellente exposition « Marcel Proust. Du côté de la mère », dont le conseiller scientifique est le professeur au Collège de France Antoine Compagnon, qui vient de faire paraître Marcel Proust du côté juif (Gallimard). Le livre enquête sur les réceptions de l’œuvre qui se sont intéressées à son aspect « juif ». L’hypothétique judaïsme de Proust a fait couler beaucoup d’encre. Pour K., Milo Lévy-Bruhl propose de faire un pas de côté pour saisir le rôle pivot du grand romancier à l’intérieur d’un judaïsme moderne traversé à la fois par des dynamiques d’émancipation et de retour.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.