C’est à un moment de la pensée moderne juive mal connu, mais inscrit dans la dynamique émancipatrice de la Haskalah, que nous introduit cette semaine Sylvaine Bulle. La sociologue désigne par « anarcho-judaïsme » la cohérence d’un courant théorique élaboré au tournant du XIXe et du XXe par des intellectuels, et parfois des rabbins, éduqués pour la plupart d’entre eux dans les yeshivot d’Europe de l’Est. Ce courant, à l’intersection de la tradition juive et de la pensée anarchiste, au sein duquel émergent une pensée écologique préfiguratrice des formes d’organisations communautaires et mutualistes, où la relation entre la terre (adama) et les enjeux sociaux est affirmée avec la force, représente ce que Sylvaine Bulle désigne comme un « messianisme de l’ici-bas ». Son article rend compte de cette pensée politique, interrompue par les deux premières guerres mondiales, mais aussi de son héritage paradoxal ; car si c’est dans les mouvements écologiques et libertaires contemporains (ZAD, collectifs écologiques alternatifs et radicaux, mouvement des communs…) que l’on retrouve les traces de cette tradition anarchiste et juive, c’est sans qu’elle ne soit jamais mentionnée comme telle. Par ignorance ? Par refoulement ? Par évitement ?
Suite, cette semaine, de l’essai de Zachary Simon sur ce que l’avocat et écrivain désigne comme une « culture allemande de l’acquittement » des criminels nazis. Il nous rappelait, dans sa première partie, que si certains historiens estiment à près d’un million le nombre de personnes ayant participé à la réalisation de la Shoah, on ne peut recenser que 6,656 condamnations entre 1945 et 2005 parmi lesquels 75% des criminels condamnés sont restés entre deux et cinq ans en prison. La deuxième partie de son récit évoque plus précisément la période qui s’ouvre au début des années 2000. Elle fait de John Demjanjuk, surnommé « Ivan le terrible », garde au sein de plusieurs camps d’extermination nazis pendant la Seconde Guerre mondiale le personnage emblématique d’une série de nouveaux procès voyant, dans les années 2010, des nonagénaires passer ou repasser devant la justice… D’un côté, l’énormité du crime, de l’autre le manque de volonté politique ou l’impuissance du système judiciaire à confronter les criminels et leurs complices
Proust est mort un 18 novembre, il y a donc tout juste cent ans cette semaine. L’année 2022 a été marquée par une intense activité éditoriale autour de l’auteur de La Recherche du temps perdu. Parmi les livres parus, celui d’Antoine Compagnon : Marcel Proust du côté juif (Gallimard). Milo Lévy-Bruhl l’a lu en s’intéressant à la trajectoire spécifique de Proust au sein du judaïsme français, mais en la comparant aussi à celle de certains de ses lecteurs – en particulier André Spire, acteur fondamental dans les années vingt d’une affirmation juive critique de l’assimilation à la française conçue sous la forme de l’israélitisme. Proust pivot des juifs modernes peut se lire comme un double portrait, celui de l’auteur de La Recherche et celui de l’un de ses lecteurs cherchant à l’annexer comme une source lui permettant d’articuler une critique interne du judaïsme français. Et dans le cadre de ce double portrait, Proust apparaît bien comme une figure pivot, et peut-être clivée, dont l’œuvre témoigne de la tension interne au monde juif français au début XXe siècle, traversé à la fois par des dynamiques d’émancipation individuelle et de « réveil juif ».