#59 / Edito

 

Le mois dernier est paru en français La Stupeur d’Aharon Appelfeld[1], le dernier roman publié du vivant de son auteur, disparu en 2018 : il raconte l’histoire d’Iréna, une paysanne catholique ukrainienne, traumatisée d’avoir été témoin du meurtre de ses voisins juifs par le gendarme du village sur ordre des allemands. Cette scène d’horreur la pousse à fuir sur les routes. Fuir, à la fois le lieux du massacre et son mari violent qui ne cesse de la maltraiter et de la violer. Commence alors une période d’errance solitaire et hallucinée au cœur d’une région qui se vide de ses Juifs.

En écho à cette parution, K. publie cette semaine un entretien avec Aharon Appelfeld, mené en 2010 à Jérusalem par le psychanalyste Antoine Nastasi et paru dans la revue Esquisse(s), [2]ainsi qu’un texte inédit de Valérie Zenatti qui peut se lire comme son introduction et évoque le thème central de cet entretien : la position si particulière d’Appelfeld au milieu de toutes ses langues. À son arrivée en Israël en 1946, où il apprendra l’hébreu dont il fera la langue de son œuvre, il « [avait] seulement des fragments de langue : des fragments d’allemand, [sa] langue maternelle ; des fragments d’ukrainien, langue dans laquelle [il a] baigné pendant la guerre ; des fragments de la langue de [ses] grands-parents, le yiddish ». Valérie Zenatti mentionne le « duel » qui, à partir de cette situation, a lieu en lui entre l’allemand et l’hébreu. Ce duel est aussi le lieu d’une tension tragique où se joue à la fois le refus assumé de la langue et de la culture de ses assassins et le sentiment de trahir sa mère. Dans ses rêves, c’est en allemand qu’il lui parle de son adoption de l’hébreu, une langue qu’elle ne comprend pas. Le choix de la langue, celle de l’œuvre et de la vérité de l’expérience qu’Appelfeld veut transmettre fait l’objet d’une attention et d’une réflexion soutenue – c’est le grand mérite de l’entretien que de les rendre tangibles – où il apparait que le principe d’économie que vise l’écrivain dans son écriture est comme coordonné à son abandon des langues européennes : « Les écrivains cherchent le plus souvent à accumuler les mots, les détails, et on ne voit plus rien. L’écrivain, dans sa faiblesse, semble dire : ‘Laissez-moi ajouter toujours plus de détails pour que le lecteur comprenne ou ressente.’ C’est une erreur et c’est tout le problème des langues européennes, qui n’existe pas en hébreu. Dans les langues européennes, vous disposez d’un vocabulaire infini et vous jouez avec les mots. » L’hébreu ou la langue de l’essentiel pour Aharon Appelfeld.

« L’occupation est antifasciste et condamne fermement tout acte antisémite. » écrit un collectif qui a occupé un bâtiment de l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales), du mercredi 20 avril au samedi 23 avril dernier dans une « lettre ouverte » paru dans Mediapart (26 avril 2022). Il faut dire que le mot « youpin » et un « vive le Hamas » ont été relevés sur les murs de l’EHESS occupée, ce qui – dans le cadre d’une action exprimant, entre les deux tours de l’élection présidentielle, le refus de se retrouver « face à un non-choix entre le Rassemblement National et sa candidate Marine Le Pen porteur d’un projet fasciste, et de Macron [ou] l’affirmation d’un néolibéralisme de plus en plus autoritaire » interroge. Interroge aussi le tri sélectif lors de la désoccupation du lieu : « Nous avons effacé les symboles haineux que nous avons eu le malheur de trouver sur nos murs, et aurions effacé ceux-ci [les deux tags antisémites qui ont été portés à notre connaissance] si nous les avions vus ». Handicap visuel ? Dysfonctionnement du service de nettoyage du collectif en lutte ? Notre collaborateur Karl Kraus médite sur cette affaire.

 

Notes

1 La Stupeur, [Timahon], d’Aharon Appelfeld, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, L’Olivier, 256 p., 22 €, numérique 16 €.
2  »Entretien avec Aharon Appelfeld », réalisé par Antoine Nastasi en août 2010, à Jérusalem. Traduction de Valérie Genta révisée par Michèle et Antoine Nastasi. Paru dans Esquisse(s), Traduire, 17, Automne 2020. Paris, Editions Kimé.

Romancier et poète israélien, né le 16 février 1932 à Jadova (près de Czernowitz, alors en Roumanie, aujourd’hui en Ukraine) et mort le 4 janvier 2018 à Petah Tikva en Israël, Aharon Appelfeld n’a eu de cesse de « traduire » son expérience d’enfant ayant survécu à la destruction des Juifs d’Europe. Nous sommes heureux de publier dans K. l’entretien réalisé par le psychanalyste Antoine Nastasi en août 2010 dans la revue ‘Esquisse(s)’ dont il était le rédacteur en chef. L’auteur de ‘Histoire d’une vie’ y parle de l’écriture et des mots, de l’hébreu « qui a modelé le caractère du peuple juif » et témoigne du mouvement des langues dans lequel l’histoire l’a ballotté, de l’allemand à l’hébreu, en passant par le yiddish.

K. Publie cette semaine un entretien d’Antoine Nastasi avec Aharon Appelfeld, réalisé en 2010 et paru d’abord dans la revue ‘Esquisse(s)’. Nous avons demandé à Valérie Zenatti – sa traductrice en français et l’auteur de ‘Dans le faisceau des vivants’ (2019, Editions de l’Olivier), le beau livre dans lequel elle évoque ses relations de travail et d’amitié avec lui – de le lire et de l’introduire. Elle nous a donné ce texte sur les langues d’Appelfeld, autrement dit sur la tension qui traverse le grand écrivain entre l’allemand, sa langue maternelle mais aussi celle des bourreaux, et l’hébreu, sa langue adoptive dans laquelle il a construit une œuvre que sa mère n’aurait pas pu lire…

Dans l’entre-deux-tours des élections, la protestation étudiante s’est fait entendre, à la Sorbonne d’abord, puis à l’EHESS, dont un bâtiment, a été sévèrement dégradé. Les mots d’ordre du mouvement étaient le refus de se laisser enfermer dans le choix entre fascisme et néolibéralisme. Mais ici, parmi les nombreuses dégradations, au milieu d’inscriptions au contenu particulièrement violent, l’antisémitisme de quelques tags a été relevé. Confrontés à cela, les étudiants occupants s’en sont expliqués : « L’occupation est antifasciste et condamne fermement tout acte antisémite. Nous avons effacé les symboles haineux que nous avons eu le malheur de trouver sur nos murs, et aurions effacé ceux-ci si nous les avions vus ». Que penser de cette curieuse activité d’effacement de l’antisémitisme au sein d’un tel mouvement ?

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.