À la surprise de tous, et certainement des Juifs eux-mêmes, le signifiant juif est présent depuis le premier jour de la guerre contre l’Ukraine. Implicitement invoqué, du moins pour une oreille occidentale, par le Président russe lorsqu’il parlait de la « dénazification » de l’Ukraine pour tenter de justifier sa guerre, il a été explicitement nommé par le Président ukrainien qui en a appelé à une médiation diplomatique d’Israël et au soutien des Juifs du monde entier en faveur de l’Ukraine.
Pourtant, ces dernières années, rien n’avait particulièrement connecté l’Ukraine et les Juifs, si ce n’est l’origine juive de l’actuel président Zelensky. Lui-même en avait parlé avant tout sur le ton de la plaisanterie comme du « vingtième de ses défauts sur une longue liste ». Et personne en Europe n’y avait vraiment prêté beaucoup d’attention. Car ce à quoi l’Europe prête attention en général, c’est à la connexion très spécifique entre une nation et ses juifs qu’est l’antisémitisme. Et sur ce terrain, l’Ukraine, selon toute apparence, ne s’était pas particulièrement distinguée ces dernières années. Aucun meurtre antisémite n’y a été reporté et encore moins des assassinats froidement exécutés d’enfants juifs. C’est en France que ces assassinats ont eu lieu, il y a dix ans, à Toulouse, à l’École Ozar Hatorah.
À l’époque la dimension antisémite de cet acte par lequel, pour la première fois depuis la fin du nazisme, des enfants juifs étaient tués, à bout touchant, sur le sol européen, a comme échappé à l’opinion publique. La communauté juive savait, elle, qu’elle était spécifiquement visée ; mais le reste de la France se contentait de s’effrayer devant un attentat islamiste commis sur son sol, en omettant l’appartenance particulière des victimes, y compris des militaires musulmans qui ont été abattus par le même terroriste dans les jours précédant la tuerie d’Ozar Hatorah. Pour les juifs de France, ce premier silence ne fut que le début d’une longue série de non-dits et d’absence de qualification lorsque la communauté juive fut attaquée et ses membres assassinés parce que juifs. Les meurtres de Sarah Halimi ou de Mireille Knoll, pour ne citer que les plus médiatisés, ont mis du temps à être reconnus comme des actes antisémites et, après l’attentat à l’Hypercacher de Vincennes, une journaliste comme Aude Lancelin, pouvait encore désigner en présence d’un grand philosophe, Alain Badiou, et sans susciter de protestations de sa part, les victimes de « clients d’une supérette casher ».
Aujourd’hui, dix ans après Toulouse, il se peut que le climat ait changé. C’est en tout cas le léger espoir que laisse entendre le Président du Crif Toulouse Midi-Pyrénées, Franck Touboul. À l’occasion des commémorations qui auront lieu dans la semaine à venir, nous avons longuement échangé avec lui en présence du réalisateur Georges Benayoun, qui l’avait déjà interviewé pour son documentaire Chronique d’un antisémitisme nouveau. Mais si Franck Touboul reconnait que la société française a, ces dernières années, progressivement pris conscience de l’antisémitisme en son sein, elle ne le traite toujours pas et les juifs de Toulouse continuent de quitter la ville, voire la France. La prise de conscience fut-elle trop tardive ? La réaction est-elle trop faible au-delà de la reconnaissance du problème ? Ou bien est-ce que les juifs toulousains, et peut-être les juifs français dans leur ensemble, considèrent qu’il est déjà trop tard pour se remettre de cet abandon de la République qui s’est si violemment manifesté dans leur quotidien depuis au moins vingt ans ? Certes, Franck Touboul ne peut pas donner de réponse définitive à ces questions, mais depuis sa position tristement privilégiée à l’intérieur de la communauté la plus cruellement touchée, il nous permet de mieux percevoir les tensions qui traversent la communauté juive de France.
Le deuxième texte que nous publions cette semaine parle également de Juifs qui ne sont plus là. Danny Trom avait déjà conté dans K. son voyage à l’Est, sa traversée des terres d’où les nazis et leurs acolytes ont effacé toute vie juive, jusque dans ses traces les plus minimes. Nous republions aujourd’hui son texte, Retour à Lemberg, retour de Lvouv – Lviv en ukrainien – que l’auteur, dans un post-scriptum, a contextualisé au regard de l’actualité ukrainienne. Comment dégager une position qui soit à la fois juive et européenne lorsque l’Ukraine en appelle à une solidarité particulière des juifs et de l’État d’Israël ?
De Lemberg, et donc de l’Ukraine, il est également question dans notre troisième texte de la semaine. Une nouvelle traduction française du dernier roman de Sholem Aleichem – Motl, fils du chantre – parait cette semaine aux Éditions de l’Antilope. Nous en publions les bonnes feuilles. On y retrouve les intonations magiques d’un monde perdu qui nous revient tragiquement aujourd’hui lorsque nous traduisons spontanément en yiddish les noms de ces villes que détruisent jour après jour les missiles russes.