L’intensité avec laquelle Éric Zemmour occupe la scène médiatique depuis quelques semaines et l’inonde de propos xénophobes a quelque chose d’éprouvant. Parfois, on incline simplement à cesser de l’écouter et d’en parler, comme si la seule option pour juguler ce délire nationaliste était de lui opposer le silence. Mais rien n’est moins sûr en fait. Si pénible soit la tâche, les historiens ont raison de rétablir sans faiblir les faits devant les torsions insupportables que leur impose le polémiste. De notre côté, il nous a semblé tout aussi important de fournir une première analyse des enjeux qui se cachent derrière le phénomène, et qui relèvent surtout de la saturation du débat politique par les conflits d’identité. Au cours de l’année, K. reviendra sur cette question centrale de notre époque : qu’est-ce qu’ « identité » veut dire ? Pourquoi ce thème est-il devenu un enjeu si obsédant et si mal posé pour l’Europe du XXIe siècle ? Comment les juifs sont-ils affectés par cette question et en quoi pourraient-ils constituer un bon prisme pour aborder l’articulation entre les dimensions personnelle et collective de l’identité ?
Bruno Karsenti et Danny Trom, en analysant le « symptôme » Zemmour, fournissent la première pièce de cette série à venir. Car Zemmour est loin de rendre à la France sa grandeur, comme il ne cesse de le proclamer. Ses acrobaties n’ont d’autre effet que de la réduire à une simple identité particulière : être français dans sa bouche vaut autant qu’être chrétien, musulman ou juif, femme ou transgenre ou homosexuel, végétarien ou végan. En vérité, Zemmour participe à la fièvre identitaire qu’il dénonce, et dont les premières cibles, dans la situation actuelle, sont, et qu’il le veuille ou non, les juifs eux-mêmes. Or il se trouve que les juifs, depuis cette position pour le moins inconfortable, et riches de leur histoire de l’intégration dans les États-nations, sont aussi ceux qui peuvent aujourd’hui enseigner à tous quelque chose sur la voie à suivre pour éviter les pièges qui se reforment en permanence sur cette trajectoire.
D’intégration, d’appartenance et d’identité il s’agit également, dans le reportage de Juliette Senik sur la loi espagnole qui – 500 ans après l’expulsion des Juifs d’Espagne au nom de la « pureté du sang » – visait à permettre aux descendants des victimes d’hier d’adresser aujourd’hui une demande de naturalisation. Le texte témoigne bien de l’inquiétude et de la perturbation que les juifs continuent d’adresser au sentiment national d’un grand pays européen qui a déclaré vouloir réparer une « erreur historique ». Et sans doute est-il révélateur que cette loi ait suscité autant d’espoirs d’abord, avant qu’ensuite ne vienne la déception…
Enfin, puisqu’il est question cette semaine dans K. d’Éric Zemmour et que ce dernier est un admirateur de Victor Orbán (sa victoire en 2018 était interprétée ainsi par Zemmour : « une leçon pour tous les partis de droite. Le parti d’Orbán a gagné haut la main en assumant la lutte contre le grand remplacement et pour les racines chrétiennes de l’Europe et en donnant en contre-exemple les pays multiculturels comme la France »[1]), nous avons voulu republier l’enquête de János Gadó qui nous expliquait la politique du Premier ministre hongrois pour tenter d’enrôler une partie de la communauté juive dans son nationalisme et les clivages au sein du judaïsme hongrois qui en découlent[2].
Notes
1 | Sur RTL, le 18 avril 2018. |
2 | Au moment même où nous mettons en ligne ce numéro, un Tweet d’Eric Zemmour annonce qu’il sera invité cette semaine par Orbán à Budapest et s’exclame : « Voilà un dirigeant qui défend l’identité de son pays, sa souveraineté et ses frontières. » |