#24 / Édito

Entre la Pologne et le monde juif, les comptes ne sont pas soldés comme l’atteste encore à ce jour la tentative en cours du législateur polonais de se protéger contre toute réclamation de restitution des biens juifs spoliés[1]. On le sait, la responsabilité du crime, telle la patate chaude, finit toujours par aboutir entre les mains allemandes, à juste titre, sauf à considérer qu’il y eut aussi complicité active. Malgré l’engagement courageux de quelques-uns, la Pologne demeure le pays du déni. La figure de la victime-bourreau, dont elle fournit le paradigme, est des plus difficiles à raisonner car pour elle le coût de la lucidité est exorbitant. L’État d’Israël, pays officiel des rescapés, s’en indigne régulièrement, ainsi que les États-Unis, pays officieux des rescapés, mais l’Union européenne demeure discrète. Cette dernière a voulu au plus vite adopter la Pologne après la chute du mur, sans condition aucune, certaine que ce rejeton nationaliste-catholique européen sorti vermoulu du glacis soviétique s’acclimatera rapidement à l’identité post-nationale européenne, calcul dont on mesure aujourd’hui l’inanité. À présent, la Pologne est intégrée à l’Europe, elle fait partie de nous-mêmes, et elle nous tend un miroir grimaçant.

Le reportage d’Ewa Tartakowsky, dont K. propose cette semaine la première partie, le documente avec crudité. Acculée à assumer son passé, la Pologne intègre la Shoah dans son récit national sous l’angle de la canonisation des figures de martyrs sauvant des juifs, en transfigurant la nation catholique tout entière en une instance sacrificielle. D’aucuns diront que cela vaut mieux que de glorifier l’étroite complicité de la Pologne dans le massacre des juifs. Mais parler de « complicité » est ici un euphémisme si l’on considère qu’après l’effondrement de l’ordre nazi, la Pologne demeura une terre de pogroms et d’antisémitisme actif.

L’enquête de Barbara Necek que K. republie vient rappeler combien le statut de Juste est aujourd’hui enviable en Pologne, quitte à s’arranger avec la réalité : désormais l’on peut être un bon patriote polonais et sauveur de juifs, sans contradiction, mais au prix d’une généralisation abusive ou de la fabrication d’une grandeur imméritée. Alors, on conjecture malgré tout que cette manœuvre polonaise d’auto-illusionnement défensive finira par s’affaisser sous les coups de boutoir de la réalité historique. Entre-temps, une génération de jeunes polonais, bien que certains d’entre-eux ne soient pas dupes, abreuvés de déni et de gloire contrefaite, sera un jour contrainte de regarder la réalité en face. Comme le note Ewa Tartakowsky dans son texte, « External guides are not allowed to guide through the exhibition »[2] avertit une affiche dans le musée en hommage aux Justes de Markowa. Est-il une manière plus puérile de se prémunir contre la vérité ?

Le dispositif pédagogique de Markowa est situé en Galicie, dans les Basses-Carpates à quelques encablures de la petite ville de Sanok, étape sur le chemin parcouru par Danny Trom vers Lemberg, capitale de la Galicie d’antan, aujourd’hui ville ukrainienne nommée Lviv. Avec l’ouvrage de Philippe Sands Retour à Lemberg et son histoire familiale pour seuls guides, ce court récit nous restitue les dilemmes politiques des juifs d’une région jadis au cœur d’une Europe vibrante mais déjà au bord du gouffre, en nouant les enjeux, autrement que ne le fait Sands dans son best-seller. Augmentant le puzzle d’une seule pièce – que Sands, lui, semble avoir dissimulé – le sionisme et le droit pénal international, dont la Galicie fut un vivier, surgissent ensemble, comme les deux faces d’un même processus.

L’État d’Israël est, certes, une émanation européenne tardive du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais cet État est aussi et avant tout l’enfant du droit pénal international dont il signale l’échec. Alors, c’est le crime européen et l’État d’Israël, légataire parfois contesté, parfois reconnu, des juifs d’Europe, qui vient se loger dans le processus d’auto-compréhension de l’Europe. L’Union européenne sait devoir assumer le crime pour se forger un nouvel avenir, travail fastidieux à présent entravé par la Pologne ou la Hongrie, composantes embarrassantes peu disposées à effectuer un retour réflexif sur leurs propres passés. Candide, l’Europe espérait que la prospérité entrainerait mécaniquement, à la manière d’un plan Marshall, l’hégémonie de ses valeurs sur ses nouveaux membres. Malgré le déni des participations au crime, les sédiments de l’histoire font et feront aussi régulièrement qu’inexorablement surface, tels des cadavres ensevelis après une pluie diluvienne, balayant les accommodements purement opportunistes patiemment négociés. C’est alors aussi que la stratégie de la Pologne (comme celle de la Hongrie) de s’allier à l’État d’Israël afin de mener une politique ultra-conservatrice à l’abri du soupçon d’antisémitisme et celle, parallèle de l’État d’Israël consistant à s’allier à une Pologne membre de l’Union européenne afin de peser sur la diplomatie moyen-orientale européenne, atteignent leurs limites. Mais lorsque l’Union européenne et l’État d’Israël, ensemble ou tour à tour, en fonction de leurs intérêts conjoncturels, se voilent la face, ce sont les juifs d’Europe qui se retrouvent esseulés.

Notes

1 Comme le notait Le Monde du 12 aout dernier : « Le Parlement polonais a approuvé, mercredi 11 août, une loi empêchant de facto la restitution de la plupart des biens confisqués après la Seconde Guerre mondiale, et notamment ceux de ses ressortissants juifs de l’époque. La loi impose un délai de prescription de trente ans pour réclamer des biens spoliés, généralement confisqués par le régime communiste après la guerre. Le président, Andrzej Duda, doit encore donner son approbation finale pour que la loi soit appliquée. »
2 « Les guides extérieurs [non officiels] ne sont pas autorisés à faire visiter l’exposition »

Un groupe d’élèves inscrits à une formation autour des Justes polonais se rend à Markowa, dans les Basses-Carpates, afin de visiter le « Musée des Polonais sauvant les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale – Famille Ulma ». Ewa Tartakowsky a accompagné cette visite. Elle nous explique comment le discours qui l’accompagne résonne avec les politiques historiques promues par le gouvernement du PiS.

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Après avoir lu ‘Retour à Lemberg’, Danny Trom est revenu dans la ville de Galicie, hier polonaise et aujourd’hui ukrainienne, parcourant la région sur les traces de sa famille. Les traces de Lemkin et de Lauterpacht, les deux héros du best-seller de Philippe Sands, s’y chevauchent avec celle de son grand-père. Terre du crime et épicentre du droit pénal international naissant, pourquoi Sands efface-t-il qu’elle fut aussi un lieu où l’on rêvait le sionisme en yiddish ? À présent la guerre fait rage en Ukraine — et donc à Lviv, autrefois Lemberg. Danny Trom ajoute un post-scriptum à son texte où il se demande en quoi et comment la situation tragique de l’Ukraine implique les Juifs…

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.