Les prises de position purement éthiques, pour légitimes qu’elles soient, ne peuvent évidemment suffire à fonder le regard dont nous éprouvons le besoin dans la situation de crise que nous traversons, avec la nouvelle offensive israélienne sur Gaza. L’analyse sociale et politique des conflits, le repérage des forces en présence et des logiques qui les meuvent, sont nécessaires, et c’est d’ordinaire ce que nous privilégions dans K. Cette semaine, nous avons cependant décidé que la règle serait confirmée par une exception : le discours prononcé par l’écrivain américain Jonathan Safran Foer la semaine dernière à Gênes, à l’occasion de la remise du prix Primo Levi 2025. Bien que cantonné au registre éthique, ce texte a le mérite de donner, avec subtilité, certaines ressources pour réfléchir notre action. Ce dont il est question, c’est de notre monde qui, alors que l’humanité n’a jamais été autant interconnectée, se complaît dans l’indifférence à la souffrance. Ce qui préoccupe Foer lecteur de Primo Levi, c’est la possibilité d’une cruauté qui germe sur nos haussements d’épaules, sur notre négligence, sur notre confort. Il faut donc faire quelque chose, en déduira le lecteur, mais pour faire quelque chose, il faut d’abord se sentir concerné. Or, et c’est là l’originalité de la thèse, l’éthique universelle du concernement défendue par Foer s’énonce depuis une tradition juive : un rapport singulier au trouble, appréhendé comme une vertu morale qui dispose à une extrême attention au malheur possible dans le monde. À suivre cette logique, quelque chose de la tradition juive immunise donc contre cette indifférence qui conduit au fascisme (tel que le nommait Primo Levi dans la langue de sa tradition politique italienne) et il ne peut donc y avoir de fascisme juif. Or, de l’indifférence juive et des tendances fascisantes représentées au gouvernement israélien, le fait est qu’il y en a. Le discours de Foer vient nous troubler de ce rappel. La question se pose alors de savoir ce que veut dire assumer la responsabilité qui découle de cette tradition. Le pas à franchir consiste à reconnaître que le trouble n’est pas une passivité impuissante, mais une position exigeante qui est déjà engagement dans l’action. Le fascisme marche au pas bien ordonné de l’indifférence, c’est lui qui, sous ses revendications de toute-puissance, est passivité face aux crimes qu’il commet. Pour celui qui est intranquille à l’égard de sa propre loi, le trouble n’est pas seulement opposé à l’indifférence : il est invitation à la différenciation et à l’appropriation de son action. « Il faut faire quelque chose », entend-on. Certes, mais c’est à l’ombre de ce « il faut » que le crime se déploie. Agir suppose que le discernement ait germé dans le trouble.
Pour qui est vigilant sur le sujet de l’antisémitisme, nombreux sont les signaux d’alarme dernièrement émis par la Suède. On se souviendra en effet du déroulement agité de l’Eurovision 2024 à Malmö, avec ses grandes manifestations anti-israéliennes aux slogans incendiaires, ainsi que du fait que la Suède a, bon gré mal gré, donné naissance à deux idoles de l’antisionisme le plus radical : Andreas Malm et Greta Thunberg. Mais, au-delà de l’anecdotique, qu’en est-il plus généralement de l’état de l’antisémitisme en Suède, et de sa prise en considération par les pouvoirs publics ? Dans le cadre de notre partenariat avec la DILCRAH, nous publions l’enquête menée à ce sujet par David Stavrou, qui prend en charge cette question sur le temps long, mettant en valeur les transformations tant du fléau que de la réponse politique sur les vingt dernières années.
Freud était un juif athée, un adorateur du père secrètement amoureux de sa mère, l’auteur d’une subversion des mœurs sexuelles, mais aussi un bourgeois viennois maître de soi et rationnel, qui avait appris à ranger ses pulsions homosexuelles sous le tapis (ou dans sa correspondance). Ces coordonnées paradoxales de la figure fondatrice de la psychanalyse, qui inscrivent sa singularité dans un tissu socio-culturel et sa rupture dans une tradition, sont l’objet de l’excellent Freud une biographie intellectuelle de Joël Whitebook, dont la traduction française est parue le mois dernier aux Éditions Ithaque. Après en avoir, il y a trois ans, publié un extrait concernant la dualité du rapport à la mère chez Freud, K. a sélectionné à l’occasion de cette sortie française un passage qui aborde un thème majeur du livre : le lien intrinsèque entre psychanalyse et judaïsme, revendiqué à partir de la tradition iconoclaste du mosaïsme par ce « Juif impie ».