Les élections qui viennent de se clore donnent ce sentiment étrange de sortir d’un péril évité de peu sans qu’on puisse pour autant accéder à un réel soulagement. Que la gauche, dont l’unité n’aura pas été produite de l’intérieur, mais seulement à la faveur d’une juste cause oppositionnelle, se soit reprise électoralement, voilà en effet qui ne rassure que ceux qui préfèrent ignorer ce qu’elle contient de plus inacceptable. L’extirpation de son antisémitisme, à cet égard, est pour elle l’une des grandes tâches de l’heure. Saura-t-elle l’affronter hors situation d’urgence électorale ? Notre engagement le plus ferme est de faire qu’elle ne puisse à aucun moment s’y soustraire – pour elle, pour les juifs, et pour le sort de l’Europe entière. Car le problème étant européen, c’est à ce niveau que dans la revue K., nous avons d’emblée voulu nous placer. Celui d’une Europe qui, la période post-7 octobre l’a montré avec la plus grande évidence, n’a pas d’autre issue aujourd’hui pour se repenser elle-même que de le faire au prisme du destin des juifs.
C’est à quoi s’attache directement ce numéro. L’Europe, comme entité et comme idée, est le terreau des État-nations modernes en relation les uns avec les autres et en transformation constante. Or comment faut-il entendre ce syntagme « État-nation » ? Lira-t-on le trait d’union comme la marque d’une synthèse réussie, ou d’un problème éternellement reconduit ? Tout dépend sans doute d’où on regarde les choses. Car si on considère habituellement qu’une nation existe dans la mesure où elle s’est dotée d’un État, certains cas limites viennent interroger ce schéma classique. Danny Trom – rendant hommage à Milan Kundera, disparu il y a tout juste un an – se penche cette semaine sur la manière dont le mouvement de la Dissidence a articulé une de ces expériences limites. C’est que, sous la domination soviétique, l’État n’est pas ce qui soutient l’existence nationale, mais bien plutôt ce qui l’étouffe. Se pose alors la question des moyens d’assurer la continuité de la nation indépendamment de, voire contre, l’État. Selon Danny Trom, les conceptions critiques issues de la résistance culturelle de la Dissidence travaillent de l’intérieur l’esprit européen, et son rapport au nationalisme. C’est pourquoi elles s’appliquent avec une acuité particulière à Israël, dont Kundera faisait « le véritable cœur de l’Europe, étrange cœur placé au-delà du corps ».
Plus encore que les États-Unis, le Canada a vu croître cette année une vague de manifestations antisionistes, dont la crête se situe dans le monde universitaire, et dont l’écume semble inévitablement charrier propos et violences antisémites. Or, un motif semble là-bas plus qu’ailleurs récurrent : les juifs, Israéliens ou non, seraient des « colons ». Ben Wexler, étudiant en dernière année de l’université McGill de Montréal, analyse avec finesse les racines idéologiques de cette assimilation, et les raisonnements alambiqués sur lesquels elle repose. Surtout, il en identifie le point nodal, où la condamnation du supposé caractère colonial du judaïsme bascule en une prescription : qu’avec le démantèlement de l’État d’Israël, les juifs redeviennent enfin ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être, un peuple condamné à l’apatridie, forcément colon où que ce soit.
Heureusement, il existe aussi quelques rares pays où les juifs, à défaut d’être chez eux, furent toujours bien accueillis. Clément Girardot et Yoann Morvan nous donnent cette semaine à apprécier le surprenant cas de la Géorgie, petit pays entre l’Europe et l’Asie qui ne nourrit jamais d’antisémitisme, et considéra précocement les juifs comme partie intégrante de la nation. Quelles sont les origines de cette exception philosémite ? Et pourquoi, alors qu’elle se perpétue aujourd’hui, la communauté juive géorgienne est-elle malgré tout en voie de disparition ? Pour répondre à ces questions, il faudra embarquer sur la route des juifs géorgiens.
Bonnes vacances !