# 157 / Edito

La guerre menée par Israël à Gaza se légitime, depuis le premier jour, par un double objectif : détruire le Hamas et ramener les otages. Or, puisque vouloir libérer les otages « à tout prix » implique de négocier avec le Hamas pour leur rachat, ces deux objectifs entrent en contradiction. C’est ainsi que, dès les premiers jours de la guerre, une nouvelle ligne de clivage politique s’est dessinée en Israël : faut-il, ou non, négocier un accord pour le retour des otages, au risque de la sécurité nationale ? Noémie Issan-Benchimol interroge les coordonnées de l’opposition entre les différentes « tribus » israéliennes sur cette question épineuse. Alors que des affiches d’otages ont été arrachées en Israël même au motif qu’elles porteraient atteinte au moral martial, c’est de fait la fraternité juive qui se trouve mise en jeu : celui qui a été capturé par l’ennemi fait-il encore partie de la communauté, oblige-t-il encore la solidarité ? Retraçant la légitimation traditionnelle du rachat des otages dans la pensée juive, Noémie Issan-Benchimol se demande comment la forme de fraternité propre à l’exil peut s’articuler à la situation étatique.

Si la vie en exil est marquée d’une instabilité constitutive, elle n’en est pas moins rythmée par un calendrier qui fait la part belle aux festivités. À défaut de la certitude rassurante d’un ancrage territorial, le juif diasporique s’inscrit dans une temporalité ritualisée qui lui sert d’appui et de refuge. Pour un temps, celui de la fête, le monde est mis à l’écart, et l’inquiétude fait place à une insouciance prenant parfois des airs d’inconscience. C’est ainsi que, pour bien des juifs pratiquants, le 7 octobre était jour de Chabat. Le lendemain, hasard du calendrier, on fêtait Sim’hat Tora. Ruben Honigmann nous livre cette semaine le récit intime de cette temporalité décalée, où l’événement n’advient qu’en retard, une fois les portables rallumés. Mais en sort-on, de cette nuit du 8 octobre où l’on se fait rattraper par l’Histoire ? Les mois passent, mais la sidération demeure, comme si la temporalité restait dissociée, et que tous les appuis avaient été retirés.

Sciences Po se flatte d’être un établissement où l’on apprend non seulement l’art de la rhétorique, mais encore celui de la nuance, qui suppose la capacité à confronter des idées contradictoires et à se rapporter critiquement à la diversité des opinions. C’est, après tout, la moindre des choses qu’on peut attendre d’une institution qui entend former les élites intellectuelles et politiques de demain : qu’elle forme leur réflexivité,  c’est-à-dire qu’elle leur apprenne à se déprendre des réflexes de pensée qui, même parés des atours de la subversion, témoignent du conformisme le plus bêlant. Alors que les étudiants/militants paradent en keffieh et contrôlent l’entrée de l’amphi « Gaza », on peut douter que cette mission soit accomplie. Nous publions cette semaine le témoignage de Clara Levy, ancienne étudiante de Science Po — et fondatrice de l’association Paris-Tel Aviv. Elle se souvient d’un temps où tout n’était pas rose pour les étudiants juifs, mais où les oppositions autour du conflit israélo-palestinien avaient le mérite de pouvoir être discutées, où le corps enseignant osait provoquer la réflexion, et où elle pouvait se sentir suffisamment à son aise pour organiser des voyages en Israël et Palestine.

Comment penser le clivage entre ceux qui, en Israël, font passer la destruction du Hamas avant toute considération sur le sort des otages et ceux qui, au contraire, sont prêts à négocier leur rachat à n’importe quel prix ? Noémie Issan-Benchimol analyse dans ce texte les coordonnées du débat en termes d’ethos culturel et religieux. Alors que la tradition juive conçoit le rachat des otages comme une obligation communautaire, une partie significative du sionisme religieux est en train de renouer avec un ethos romain de l’honneur citoyen, qui méprise la faiblesse et territorialise la fraternité. La fraternité, propre à la diaspora, peut-elle continuer à informer la politique d’un État ?

Que se passe-t-il lorsque, l’insouciance des festivités rituelles prenant fin, le cours impitoyable de l’Histoire reprend ses droits sur les esprits ? Ruben Honigmann nous livre dans ce texte le récit intime de ce week-end du 7-8 octobre où la mesure de l’événement n’est prise qu’une fois les portables rallumés. De ce décalage temporel et existentiel, il fait un élément constitutif du trouble des juifs qui, en attendant l’aurore du 9, sont condamnés à claudiquer.

Alors que des étudiants pro-palestiniens contrôlent qui peut accéder à l’amphi « Gaza », Clara Levy, ancienne étudiante de Sciences Po et fondatrice de l’association Paris-Tel Aviv, livre un témoignage touchant, et dépité, sur ses souvenirs rue Saint Guillaume. Si les altercations autour du conflit israélo-palestinien, et les suspicions antisionistes à l’égard des étudiants juifs, ne datent apparemment pas d’hier, Sciences Po semble avoir perdu de sa superbe : où organiser l’opposition des points de vue, si les amphis sont inaccessibles ?

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.