Dommage collatéral

Dans une yeshiva new-yorkaise, un jeune étudiant marqué par la guerre de Six Jours décrète que la loi talmudique prohibe tout dommage collatéral. Son ami, narrateur pas si innocent, relate les péripéties qui s’ensuivent, avec leur lot de conséquences inopinées. À travers cette nouvelle aux allures de roman de formation, Eli Hirsch nous initie au charme excentrique du monde de la yeshiva, sur fond de mésaventures adolescentes.

 

 

Au sein de la yeshiva, une blague courait à propos de Reuven Izorsky : il mettait tellement de temps à réciter asher yatzar, la prière à dire après avoir fait ses besoins, que lorsqu’il finissait, il devait y retourner. Je le vois encore, debout devant les toilettes dans le vestibule du rez-de-chaussée qui menait directement à l’auditorium principal, le beit hamidrash. Il se balance d’avant en arrière, le visage tout froncé à force de se concentrer avec ravissement sur la prière de gratitude envers Dieu pour « avoir créé l’humanité avec sagesse », avoir judicieusement disséminé en nous divers orifices et, ajouterai-je, pour s’être sagement retenu de nous en donner plus que nous n’en avons.

Même à l’époque, lorsque j’étais encore pieux ou prétendais l’être, je n’arrivais pas à rivaliser avec l’intensité féroce des prières de Reuven. Je suppose que celui-ci était absorbé dans son asher yatzar lorsque Hannah Blatt l’a accosté dans le vestibule et a annulé leur projet de mariage, criant à qui veut l’entendre : « Tu n’es qu’un apikoros[1]», c’est-à-dire un hérétique, un déserteur, un renégat, avant de quitter l’immeuble en pleurant.

En fait, c’est moi qui avais présenté Reuven à Hannah, une très bonne amie de ma sœur qui ne m’était pas non plus indifférente si l’on peut dire. Et c’est moi qui avais informé le rosh yeshiva, le directeur, des contacts entretenus par Reuven avec des Arabes. À part cela, mon rôle s’est limité à celui d’un observateur des événements qui ont suivi. Pas entièrement, peut-être…

Reuven était mon meilleur ami et mon compagnon de chambrée dans la résidence. Il était également mon chavrusah, mon partenaire de Talmud dans le beit hamidrash où une centaine d’entre nous s’asseyaient chaque jour par paires pour étudier le texte et ses commentaires ; le tout dans une discussion bruyante et endiablée sur les différents pièges, rebondissements et énigmes du traité. Chaque paire d’étudiants disposait d’une petite table, mais la salle abritait également des lutrins devant lesquels les gens pouvaient se tenir debout. Souvent, une paire d’étudiants se dirigeait vers une autre paire pour lui poser une question et, parfois, un groupe se formait pour aborder un sujet difficile. Le beit hamidrash résonnait en permanence d’un bourdonnement particulier, un bruit que l’on n’entend pas ailleurs, qu’une personne extérieure pourrait momentanément confondre avec la prière dans la mesure où nous chantions les textes que nous lisions. Pourtant, il s’agissait surtout du bruit de nos discussions et de nos débats.

Un matin, avant que nous ne commencions à nous plonger dans le passage que nous devions étudier, Reuven m’attrapa le bras et balbutia : « Il n’est jamais permis de tuer des innocents, Morty. La halacha… [la loi talmudique] ne tolère pas ‘les dommages collatéraux’, que les victimes soient juives ou même goy ». C’est comme ça que tout a commencé, au terme de la guerre des Six Jours en 1967. Le concept de dommages collatéraux n’était pas souvent invoqué à l’époque, mais aux yeux de Reuven, la question relevait d’un problème talmudique qu’il fallait absolument aborder. « Je vais te donner un exemple », dit-il, en entrecoupant son discours de pauses dues à son bégaiement. « Si un criminel vicieux vient te tuer, toi et ton enfant, et qu’il tient devant lui un bébé comme bouclier, peux-tu défendre ta vie et celle de ton enfant au prix de la vie du bébé ? Non ! Ce n’est pas permis ! ».

Il était bègue. Parfois, il ouvrait la bouche pour parler et, pendant un temps qui semblait interminable, rien ne sortait. C’était pénible à regarder. On aurait dit qu’il s’étouffait, la bouche grande ouverte, la langue et les yeux bougeant d’un côté à l’autre dans un mouvement de panique. Mais pas toujours. Souvent, les mots sortaient sans difficulté. Surtout lorsqu’il priait, c’était comme si un torrent d’eau avait franchi un barrage et jaillissait sans entrave : « Oui, Mordechaï, c’est exactement ce que dit la Torah : Shifchou Lefanav Levavchem ». Et de citer à l’appui de son argumentation le chapitre 62 des Psaumes : « Répands ton cœur devant Lui : Dieu est un refuge pour nous ».

Il était bègue, comme Moïse dans la Bible. N’est-ce pas là un petit détail singulier introduit dans l’histoire biblique ? Vous remarquerez que Charlton Heston n’a pas cru bon de retenir cette particularité du personnage dans le film Les dix commandements. En ma qualité de philosophe professionnel, je prétends que presque tout ce qui est dit de Moïse dans la Bible relève du mythe. Mais je suis frappé par le fait qu’en dehors de son bégaiement, pratiquement le seul autre aspect personnel de Moïse décrit dans la Bible est qu’il était l’homme le plus humble du monde. Un humble bègue poussé à contrecœur vers l’héroïsme. Il en fut de même pour Reuven, qui, faute de disposer d’un bâton magique pouvant se transformer en serpent, n’avait que des arguments talmudiques sur lesquels s’appuyer.

Si vous connaissez peu le monde de la yeshiva, vous aurez sans doute du mal à comprendre la motivation de Reuven dans tout ce qui allait se produire. Il faut en effet saisir la passion dévorante avec laquelle nous, à la yeshiva, aimions la Torah, qui englobait tous les commentaires talmudiques canoniques transmis à travers les âges. Pour nous, Dieu était un mystère, une abstraction de fumée et de miroirs, une sorte de néant que nous ne pouvions définir, mais qui, d’une manière ou d’une autre, était responsable de la Torah. Si nous prétendions aimer Dieu, cet amour n’était que le reflet de ce que nous aimions réellement : la Torah, ce cadeau prodigieux que Dieu nous avait fait. À la yeshiva, la Torah était l’alpha et l’oméga, le point de départ et la conclusion de tout, et il n’y avait donc pas de manifestation plus évidente d’inaptitude intellectuelle et spirituelle que d’essayer de raisonner sur le bien et le mal à partir des seules données de la philosophie. Telle n’était pourtant pas l’intention consciente de Reuven lorsqu’il répétait « la Torah dit que les dommages collatéraux ne sont pas autorisés ».

Il alla parler au rosh yeshiva, le rav Avraham Shick, un génie talmudique de renommée internationale. Celui-ci portait beau sa cinquantaine, avec une courte barbe grise, des yeux bleu pâle et un teint perpétuellement rosé. Sa vitalité semblait, pour nous, ses étudiants, irradier de l’incroyable énergie de la Torah qui brûlait en lui. Il nous enseignait le Talmud à une cadence et un rythme qui lui étaient propres, délivrant son savoir en une sorte de staccato : de brefs paragraphes ponctués d’éclairs de compréhension et de pauses réflexives. Chaque segment de son discours semblait être une respiration d’intelligence, distincte et percutante. Le rosh yeshiva avait été un ami proche du père de Reuven, puisqu’ils avaient tous deux fait partie d’un groupe issu de la même yeshiva ayant fui la Hongrie juste avant l’invasion nazie. Le père de Reuven était mort depuis et le rosh yeshiva conseilla à Reuven d’aller parler à Yoseph Koslow. Bientôt, toute la yeshiva sut qu’un duel talmudique allait opposer Yoseph Koslow à Reuven Izorsky sur la question des dommages collatéraux.

Permettez-moi de vous préciser quelques notions sur ces duels. Dans le monde du limoud, terme employé dans les yeshivot pour désigner l’étude talmudique, les élèves se répartissent en deux types selon qu’ils possèdent l’une ou l’autre de deux qualités intellectuelles fondamentales : le baki se caractérise par l’étendue encyclopédique de ses connaissances, tandis que l’amkin excelle par la profondeur et la finesse de sa compréhension. Reuven était plus baki que moi, mais j’étais tout autant amkin. Cela signifie que dans le cadre de nos études quotidiennes, je pouvais tenir mon rang, car l’approfondissement des questions était l’essence même de l’exercice. Cependant, Reuven connaissait jusqu’au bout des ongles des parties du Talmud que, pour ma part, je n’avais même pas encore abordées. Les lois de la guerre et de la légitime défense étaient discutées dans des traités que je n’avais toujours pas étudiés, mais qu’il semblait maîtriser. Il avait d’une manière ou d’une autre découvert un argument dans les écrits du Chazon Ish, l’un des grands talmudistes du XXe siècle. Beaucoup de grandes figures talmudiques, depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours, portent un surnom précédé de l’article défini « le ». Le Chazon Ish[2], donc, avait écrit un commentaire sur le Rambam, mieux connu sous le nom de Maïmonide.

Selon Reuven, le Chazon Ish avait conclu que les dommages collatéraux n’étaient jamais autorisés. Je ne savais pas si c’était le cas et n’avais guère envie d’essayer d’approfondir la question. Mais Yoseph Koslow connaissait parfaitement la question, car il était redoutable à la fois comme baki et comme amkin. Ce n’est pas pour rien qu’on le considérait comme le meilleur élève de la yeshiva et qu’il s’était vu confier la tâche de confronter Reuven.

Reuven n’était cependant pas un adversaire facile. Avec le temps, il allait même devenir un étudiant encore plus brillant que Koslow, mais il était pourtant désavantagé. Si chaque étudiant de cette yeshiva avait terminé le lycée, certains étaient bien plus âgés que d’autres. Reuven et moi avions 19 ans ; Koslow avait environ cinq ans de plus. Faisons les calculs. Un bon élève dans ce type de yeshiva de haut niveau passe environ 10 heures par jour à étudier. En tenant compte des interruptions pendant le shabbat et les jours fériés, ainsi que des événements occasionnels comme les mariages, on peut raisonnablement estimer le nombre d’heures d’étude à au moins 50 par semaine, soit plus de 12 000 heures en cinq ans. Telle était l’avance considérable que Koslow possédait sur Reuven.

Yoseph Koslow avait l’habitude étrange de fixer intensément le front de son interlocuteur quand il expliquait un point talmudique, comme s’il essayait de sonder directement son cerveau. Pour une raison inconnue, peut-être à cause des « neurones miroirs », l’autre se mettait alors aussi à fixer son front en retour. Reuven, quant à lui, avait l’habitude de s’approcher très près quand il devenait agité dans le cadre d’une discussion talmudique. Il fallait donc imaginer ces deux hommes, l’un en face de l’autre, se fixant le front tout en échangeant fébrilement des arguments talmudiques, avec de longues pauses pleines de suspense lorsque Reuven n’arrivait pas à contrôler son bégaiement. Cela dura environ deux heures. De nombreuses figures majeures furent invoquées : Rachi, Tossafos, le Ran, le Rosh, le Ritvah, le Maharshah, et bien sûr, au centre du débat, le Rambam et le Chazon Ish. Les détails m’échappaient, mais je compris rapidement quel était le fond du problème.

Koslow répétait que les règles étaient différentes en cas de milchama, de guerre. Reuven n’acceptait pas ce point de vue. Il disait : « Que veux-tu dire par milchama ? Laisse-moi te donner un exemple. Dix voleurs fous entrent dans une banque avec l’intention de tuer tout le monde. Il y a cent personnes, dont des enfants. Les voleurs prennent dix enfants comme boucliers. As-tu le droit de tuer ces dix enfants pour sauver les quatre-vingt-dix autres ? ». « Non, répondait Koslow, c’est interdit, mais ce cas n’a pas le shem[3] d’une milchama. »

« Pourquoi pas ? », demandait Reuven. « Combien de personnes faut-il ? Supposons qu’il y ait mille personnes dans la banque. »

« Ce n’est pas une question de nombre », répliquait Koslow. « Dans le cas de simples meurtres, tu ne peux pas tuer des innocents pour en sauver d’autres. Mais il en va autrement dans le cas d’une milchama. Les dommages collatéraux en guerre sont permis, bien sûr, dans des limites raisonnables. »

« Et quelles sont ces limites raisonnables ? », demandait Reuven. « Il n’y a pas de réponse définitive à cette question », disait Koslow. « Les gdolim, les géants dans l’étude du Talmud, doivent déterminer cela au cas par cas. Mais selon une position talmudique, même lorsqu’on parle de combattants, il n’est pas permis d’en tuer plus d’un sixième. Pour les non-combattants, ajoutait Koslow, il faut bien sûr être encore beaucoup plus prudent. »

Même s’il était clair pour tous que Reuven avait perdu ce duel talmudique, l’intéressé n’en démordait pas. Ce qui s’est passé ensuite est peut-être de ma faute. Il m’a confié vouloir parler à des Arabes pour savoir ce qu’ils pensaient de tuer des Juifs non combattants. Je trouvais ce projet insensé, mais je savais qu’il y avait des Arabes vivant sur Atlantic Avenue, à Brooklyn, et je lui en ai parlé. Est-ce que j’aurais pu prévoir qu’il irait réellement là-bas ? C’est vrai que je l’ai toujours considéré comme intrépide. Il était anormalement grand pour un garçon de yeshiva, probablement plus de 1m88, et avait la carrure d’un lutteur, mais de là à se rendre, de nuit, du New Jersey, où nous étions, jusqu’à Brooklyn pour chercher des Arabes…

Quand il est revenu de Brooklyn, il semblait frénétique et à peine cohérent. Il répétait, sans cesse, « muddena zach » [une chose étrange en yiddish]. « Une muddena zach, Mordechaï, une muddena zach. De bonnes personnes, de bonnes, bonnes personnes. Une muddena zach. »

J’ai dit : « Qui ? Les Arabes ? Que s’est-il passé ? As-tu vraiment parlé à quelqu’un ? »

« J’ai rencontré des gens. J’ai parlé longuement avec une personne. Un homme bon, très bon. »

« Un Arabe ? »

« Un homme qui se soucie des autres, Mordechaï. Un Arabe. Une chose étrange. »

« Comment s’appelle-t-il ? »

« Dave. »

« Dave ? L’arabe s’appelle Dave ? »

« Un homme bon, très bon. »

« L’Arabe ? »

« Un homme bon, très bon, Mordechaï. Il se soucie des autres. Une chose étrange. »

Aussi improbable que cela puisse paraître, j’étais convaincu de la véracité du récit de Reuven, y compris sa rencontre avec cet Arabe prénommé Dave. Au cours de notre échange, emporté par l’émotion, je me suis exclamé : « Les Arabes nous ont causé tant de souffrances ! Ils représentent une menace pour nous ! ».

Quelques jours plus tard, j’ai appris qu’un des garçons dans la pièce voisine m’avait entendu crier, pensant que j’avais dit « les Rabin » au lieu de « les Arabes »[4]. Or, un rabbin ayant pour nom patronymique Rabin avait une petite synagogue en ville et venait souvent à la yeshiva avec ses deux filles, des bambines charmantes qui couraient partout. Le lendemain, après le déjeuner, Rabin m’attrapa en route pour le beit hamidrash : « Je dois te parler immédiatement ». N’ayant jamais échangé le moindre mot avec lui, je balbutiai « Que se passe-t-il ? », mais il m’entraînait déjà dehors sur le trottoir pour me déclarer « Suis-je un fardeau pour toi ? ».

Je répondis « Quoi ? Non. Je suis juste un peu surpris ».

« Je te surprends ? »

« Eh bien, oui, je veux dire, nous n’avons jamais vraiment parlé… »

Il serrait mon bras et élevait la voix, essayant visiblement de se contrôler.

« Tu es sûr que c’est moi qui t’ai surpris ? »

Je répondis « Que veux-tu dire ? ».

« Quand ? Quand t’ai-je surpris ? Dis-moi ! »

« Je ne comprends pas… »

« Il n’y a rien à comprendre. Écoute-moi bien. Ni moi ni aucun membre de ma famille ne t’avons jamais surpris ! »

Il se tenait là, me fusillant du regard, puis il relâcha enfin mon bras et s’en alla en furie.
Wittgenstein raconte la blague de quelqu’un qui dit « bonjour » à un autre en plein milieu d’une conversation. Ce n’est pas une salutation et ça ne fait aucun sens dans le contexte de ce dont les deux personnes parlaient. Dans le langage comme dans la vie, tout dépend du contexte.

Ma sœur m’a appelé de Brooklyn pour me demander si je pouvais rentrer à la maison pour parler avec elle et Hannah à propos de Reuven. C’est moi qui les avais présentés. C’était un bon choix, car je savais qu’Hannah accepterait son bégaiement. Elle a toujours été ouverte et extravertie. Elle venait souvent chez nous pendant mes années de lycée à la yeshiva et je ne lui étais pas indifférent. J’essayais de la choquer en partageant mes doutes sur la religion, que je ne pensais pas à l’époque être aussi profonds qu’ils allaient se révéler par la suite. Elle me taquinait : « Tu risques de t’enfuir, Morty » et « Tu sais que mes parents ne me laisseront jamais t’épouser si tu n’es pas croyant ». Puis, plus sérieusement « les mitzvot sont censées être un joug, Morty. Les rejeter, c’est choisir la facilité ».

Cela me rappelle une histoire vraie que j’ai vue à la télé une fois, à propos d’un homme, un comptable assailli de problèmes financiers et conjugaux. Un jour, il rentre chez lui, prend le fusil accroché au mur, monte à l’étage et tire sur sa femme et sa belle-mère. Puis il redescend, attend que ses trois enfants rentrent, et les abat un par un. Ensuite, il part loin dans une autre ville et recommence sa vie. Quand on le retrouve 15 ans plus tard, il a une nouvelle famille et un petit cabinet comptable. Le juge qui le condamne s’exclame, indigné : « Vous avez choisi la voie de la facilité ! ». Et l’intéressé de répondre « À vrai dire, Monsieur le Juge, cela n’a pas été aussi facile que vous semblez le croire ! ».

Après avoir partagé plusieurs rendez-vous agréables, Reuven et Hannah décidèrent de se marier. Laissez-moi vous donner une idée de la façon dont cela fonctionnait dans le monde de la yeshiva. Un rendez-vous consistait à trouver un endroit public plaisant pour s’asseoir et discuter. Parfois, on allait à l’aéroport. Un lieu très prisé était le hall de grands hôtels à New York. Dans les conversations intimes entre élèves de la yeshiva, la question de savoir de quoi parler avec une jeune fille revenait souvent. Le problème tenait à ce que les intéressées n’apprenant pas le Talmud, il était impossible de « parler études ». Au fil des ans, de nombreux jeunes hommes portant des chapeaux noirs ont malgré tout découvert dans le hall du Waldorf Astoria que, dans des conditions favorables, il est possible de communiquer avec un tiers du beau sexe sans nécessairement parler du Talmud.

Quand je suis rentré à la maison, j’ai trouvé Hannah et ma sœur assises à la table de la cuisine. Elles m’attendaient et je pouvais voir qu’Hannah avait pleuré. Une fois, en ma présence, ma sœur avait fait remarquer à ma mère : « Lorsque Hannah ôte ses vêtements, on peut voir qu’elle a une silhouette fantastique ! ». Pensez-y : malgré toute cette modestie vestimentaire — le col montant, la jupe longue, les manches couvrant les bras, le pull ample —, malgré tous ces efforts pour dissimuler la vérité, le secret avait négligemment fuité, et je savais.

Alors que je pénétrais dans la pièce, ma sœur s’exclama : « Alors, il est fou ? ». J’ai dit : « Non, il n’est pas fou. C’est un homme bien. Un homme vraiment bien. Comme Dave, l’Arabe ». Elle a poursuivi : « Regarde ce qu’il a fait à Hannah. C’est toi qui les as présentés ! ». Il me semblait qu’Hannah évitait de croiser mon regard. Ses yeux me fuyaient. Elle finit cependant par m’apostropher directement : « Il a tout mis en l’air. Mes parents sont au courant ». J’ai dit : « Tu l’as dit à tes parents ? ». Ma sœur : « Bien sûr qu’elle l’a dit à ses parents ! Qu’est-ce que tu croyais ? Ils étaient tellement, tellement bouleversés, c’était terrible. Sa mère a pleuré. Son père l’a traité de terroriste ». Hannah m’a demandé : « Que va-t-il se passer maintenant, Morty ? ». J’ai dit : « Il faut annuler le mariage ».

Le lendemain matin, Hannah a accosté Reuven dans le vestibule de la yeshiva. Pendant ce temps, je suis allé parler au rosh yeshiva et je lui ai tout raconté. Il n’a pas dit un mot, n’a posé aucune question. Au déjeuner, on a annoncé que le rosh yeshiva allait nous parler le soir même. C’était complètement inédit, car en général il ne donnait qu’une seule conférence par semaine, le matin. À l’heure dite, le beit hamidrash était bondé d’étudiants.

Le rosh yeshiva parlait toujours en yiddish. Son discours a duré moins d’une minute. « Il est porté à notre attention qu’un étudiant de cette yeshiva s’est comporté d’une manière non conforme à la da’as Torah. » Ce dernier terme désigne l’intuition, la compréhension de la Torah, de la même manière qu’on pourrait parler d’une intuition mathématique. Il s’est arrêté pendant peut-être une demi-minute. J’ai pensé qu’il avait fini de parler. Pourtant, il déclara encore « Reuven Izorsky est banni de cette yeshiva » avant de sortir d’un pas ferme.

Il régnait un silence de mort dans la salle. Tout le monde cherchait Reuven du regard. Mais je l’avais accompagné quelques heures plus tôt à la gare, où il avait pris un train pour rentrer chez lui à Cleveland. Il m’avait confié que le rosh yeshiva lui avait parlé plus tôt dans la journée. « T’inquiète. Ne te morfond pas Mordechaï. C’est moi, j’ai trop de gayva [fierté, arrogance]… De toute façon, ka’asher avadti, avadti. » Et d’ajouter en voyant mon air interloqué « Si je dois périr, je périrai ». C’est une citation du Livre d’Esther. Le Talmud dit que la principale inquiétude d’Esther était d’être coupée spirituellement de Mordechaï.

Après l’annonce du rosh yeshiva, j’ai marché dans un état second et me suis retrouvé dans une zone isolée au deuxième étage près du bureau de celui-ci. À ma grande surprise, je l’ai vu dans le couloir, dos à moi, appuyé contre le rebord de la fenêtre comme s’il regardait dehors. Quelque chose n’allait vraiment pas, car son corps tremblait, convulsait. J’ai couru vers lui avant de m’arrêter net en réalisant ce qui se passait vraiment. Le rosh yeshiva pleurait, le corps secoué de sanglots.

Kant a expliqué que si le but de nos vies avait été d’être heureux, Dieu nous aurait conçus pour vaquer à nos affaires sans réfléchir, comme des abeilles ou des fourmis superintelligentes. Nous avons reçu la conscience dont nous sommes dotés afin de consacrer nos vies à lutter pour ce qui est juste. Pour ma part, je préfère la formule lapidaire de Dostoïevski : « Être pleinement conscient est une maladie ».

Pour peu que vous souffriez de cette maladie, vous vous poserez sans doute des questions troublantes sur le comportement de Reuven, des questions qui peuvent, ironiquement, être formulées en recourant à la notion de dommages collatéraux. Reuven lui-même était-il une victime collatérale des distorsions et des extrêmes de la vie en yeshiva ? Les dommages collatéraux subis par Hannah, qui semble pourtant innocente dans cette affaire, sont-ils le résultat de l’obsession déraisonnable de Reuven pour ces mêmes dommages collatéraux ? Reuven doit-il pour autant être considéré comme un hypocrite ? Et moi, alors ? Étais-je réellement à moitié amoureux d’Hannah, la fiancée de mon meilleur ami, et, en tant que victime collatérale, ai-je laissé tout s’effondrer ? Je l’ignore. Comme le disent souvent les philosophes, je préfère laisser ces questions en suspens.

Reuven est allé poursuivre ses études dans une yeshiva réputée à Manchester, en Angleterre, où il a fini par épouser la fille d’un rabbin et trouvé un emploi d’enseignant en Talmud dans un très bon lycée yeshiva. Hannah a fini par épouser un gars d’une yeshiva de Baltimore, qui, d’après ce que j’ai compris, est assez bon dans l’étude, même si je doute qu’il soit au niveau de Reuven. Après le départ de ce dernier de la yeshiva, je suis resté jusqu’à la fin du z’man [semestre] en cours, avant de retourner à Brooklyn, de commencer l’université et, quelques années plus tard, d’abandonner définitivement la religion.

J’ai complètement perdu contact avec les gars de la yeshiva que je connaissais à l’époque, tous sauf Reuven. Il m’arrive parfois d’en croiser un dans la rue et c’est immédiatement gênant à cause de ma tête nue. Ma kippa est manifestement absente sur ma tête, manifestement présente dans son absence, comme aurait dit Heidegger. Jusqu’aujourd’hui, quand j’enfile un pull, je tends instinctivement la main pour tenir ma kippa, et je suis légèrement surpris qu’il n’y en ait pas.

Mais Reuven et moi sommes restés amis. Lorsque nous nous retrouvons parfois dans la même région du monde, nous faisons un effort pour nous voir, ne serait-ce que pour nous serrer la main et nous assurer que nous sommes toujours en vie. Chaque année, avant Yom Kippour, il m’appelle. La coutume à la yeshiva, la veille de Yom Kippour, était de s’approcher de chacun de ses amis et de leur demander pardon pour tout affront, insulte ou autre maladresse dont nous aurions pu nous rendre coupables.

Cette année n’a pas fait exception. « Je te demande pardon, Mordechaï », m’a-t-il dit. Cette pratique contient en soi les germes d’une plaisanterie. En effet, un interdit de la Torah tellement fondamental qu’on l’enseigne même aux jeunes enfants concerne le lashon hara, la médisance : il est interdit de dire des choses négatives sur autrui, même si elles sont vraies. Un corollaire de cette règle est que d’écouter du lashon hara constitue aussi, en soi, une transgression et une offense envers la personne diffamée. La blague à la yeshiva consistait à dire à un ami la veille de Yom Kippour : « Et je te demande pardon pour tout le lashon hara que j’ai entendu sur toi pendant l’année ». Qui pourrait facilement se remettre d’une telle excuse ?


Eli Hirsch

Cette nouvelle est initialement parue en anglais dans Tablet

 

Eli Hirsch est le professeur de philosophie de la chaire Charles Goldman de l’université de Brandeis.

Notes

1 Du grec apikoros (ou épikoros), l’apicorète est un non-croyant, une personne peu rigoureuse dans la pratique religieuse. Les rabbins utilisaient ce terme afin de désigner les disciples d’Épicure au IVe siècle avant notre ère. Ses adeptes reniaient l’immortalité de l’âme humaine.
2 De son vrai nom Avrohom Yeshaya Karelitz, ce rabbin né à Kossava le 7 novembre 1878 et mort à Bnei Brak le 24 octobre 1953 a écrit, un commentaire du Talmud de Babylone sous le nom duquel il est connu.
3 Le shem signifie le nom, la catégorie, le statut juridique halachique.
4 En yiddish, les deux termes sont en effet voisins phonétiquement : aravim et haRabine.

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