Dissiper les zones d’ombre : l’antisémitisme et le lexique du conflit israélo-palestinien

En novembre dernier, 122 intellectuels palestiniens et arabes ont publié une « Déclaration sur l’antisémitisme ». En son cœur figurent deux affirmations : l’antisémitisme doit être reconnu et combattu ; et la critique d’Israël n’est pas antisémite en soi. Deux affirmations déjà contenues dans la définition de l’IHRA[1]. Cette Declaration a pourtant été écrite contre cette dernière définition. Pourquoi ? Amos Morris-Reich (en Israël) et Danny Trom (en Europe) reviennent ensemble sur le texte des 122 intellectuels palestiniens et arabes pour discuter les zones d’ombre qu’il leur paraissent contenir.

 

Manifestation contre le blocus israélien de Gaza et l'attaque de la flottille - Melbourne 5 juin 2010
Manifestation contre le blocus israélien de Gaza et l’attaque de la flottille – Melbourne 5 juin 2010 – Wikipedia Commons

La Déclaration sur l’antisémitisme de 122 éminents intellectuels palestiniens et arabes, publiée simultanément en cinq langues[2], est sans conteste un événement notable. L’appellation « intellectuel », née avec l’affaire Dreyfus, est réservée à ceux qui sont capables de demander justice non pas d’abord pour eux-mêmes ou leur propre groupe, mais pour les autres et pour tous, ce qui les distingue des militants au sens étroit du terme. Dans ces conditions, cette appellation semble la bonne manière de qualifier ce groupe des signataires de la « Déclaration sur l’antisémitisme des 122 intellectuels palestiniens et arabes ». La conclusion de leur texte en atteste : en principe, affirme-t-elle, la lutte pour les droits légitimes des Palestiniens et la lutte contre l’antisémitisme doivent aller de pair.

Ouvrir un dialogue

Nous partons du principe que la question de l’antisémitisme, si centrale dans la politique moderne, intéresse tout intellectuel et, de plus, que l’antisémitisme qui s’est introduit dans la rhétorique antisioniste se révèle de plus en plus nuisible à la cause palestinienne. Certaines critiques de l’État d’Israël sont clairement dépourvues de rhétorique antisémite, tandis que d’autres en sont truffées. Mais il existe également une vaste zone d’ombre entre les deux. L’étendue de cette zone d’ombre est due à la nature même de l’antisémitisme moderne tel qu’il est apparu dans le dernier quart du 19ème siècle en Europe. Sa dimension xénophobe et raciste l’a clairement placé à l’extrême droite de l’échiquier politique. Mais il faut rappeler qu’il a également pris la forme d’un mouvement social émancipateur et anticapitaliste, pour lequel les Juifs étaient des oppresseurs et des exploiteurs dont le peuple devait se libérer. Ceci explique probablement pourquoi la sympathie de la gauche progressiste d’aujourd’hui pour la cause palestinienne (et son inverse symétrique, l’antipathie à l’égard de l’État d’Israël) semble indéfectible même lorsque cette cause, aussi légitime soit-elle, et cette critique de l’État d’Israël, aussi juste soit-elle, sont chargées de tropes antisémites ou de termes lourdement connotés d’une hostilité à l’égard des Juifs en général. Et parce qu’une partie de la gauche progressiste veut ignorer cet aspect de l’histoire de l’antisémitisme, elle ne voit pas non plus comment certaines critiques du sionisme ou d’Israël s’inscrivent dans ce sillage et nie donc le problème. Cette zone d’ombre doit alors impérativement être clarifiée, au sein de la gauche, ce qui suppose d’engager une réflexion sérieuse et soutenue. L’intention explicite de notre texte est de susciter ce dialogue.

Le cœur de la déclaration des 122 intellectuels palestiniens et arabes consiste en deux affirmations : l’antisémitisme doit être reconnu et combattu ; et la critique d’Israël n’est pas antisémite en soi. Le contexte de la Déclaration ne se limite pas à la définition de l’IHRA avec ses exemples montrant clairement que certaines critiques d’Israël sont entachées d’antisémitisme, mais doit s’inscrire dans le cadre plus large de lexique politico-historique libéral qui insère la critique, que ce soit en Europe, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Israël ou en Palestine. Car la tentative de combattre l’antisémitisme à travers le droit, en lui donnant des définitions légales est, à nos yeux, une entreprise quelque peu futile. Nous pensons que le statut de la parole est davantage lié à la tolérance variable des sociétés respectives à l’égard de l’expression de diverses formes et degrés d’ambiguïtés à l’égard des Juifs. Notre préoccupation ici, n’est ni la définition de l’antisémitisme (ou l’interprétation d’exemples d’assertions douteuses), ni l’opposition de la Déclaration aux tentatives de définition de l’antisémitisme. Nous nous intéressons plutôt au lexique historico-politique lui-même, tel qu’il s’applique à la zone d’ombre  dans laquelle le soutien à la cause palestinienne chevauche un langage teinté d’antisémitisme. Précisément parce que nous considérons la Déclaration précieuse, et ses objectifs louables, nous estimons nécessaire de commenter certaines de ces formulations qui, à notre avis, l’affaiblissent, car plutôt que de clarifier la zone d’ombre, elles contribuent à son opacité. La Déclaration aurait pu reconnaître davantage d’ambivalence dans la situation elle-même et éviter les affirmations qui contrecarrent son propre objectif. C’est pourquoi nous souhaitons relever certains des termes ambigus à l’égard des Juifs et de l’histoire juive dans la Déclaration, qui suscitent un flottement dans la construction d’une ligne de démarcation entre une critique légitime d’Israël et une critique entachée d’antisémitisme. Il est certes impératif de reconnaître qu’existe une zone d’ombre, mais cela ne suffit pas, il convient ensuite de lever les ambiguïtés qui contribuent à l’étendre.

La critique de l’instrumentalisation est au cœur de la Déclaration. La Déclaration affirme qu’Israël instrumentalise l’antisémitisme contre la cause palestinienne et que cette instrumentalisation nuit aux deux justes causes en vidant l’antisémitisme de son sens et en sapant les droits nationaux des Palestiniens. L’instrumentalisation est toutefois une notion plus complexe que ne le suggère la Déclaration, car elle est inhérente à toute mobilisation. Elle est parfois l’expression authentique d’un investissement et d’un intérêt dans la poursuite d’un objectif ou d’une fin. Un exemple en est la mobilisation du droit international dans le contexte de la lutte contre l’antisémitisme ou en faveur du droit des Palestiniens à l’autodétermination. Cette instrumentalisation doit être distinguée d’une utilisation de mauvaise foi, où des idées ou des valeurs sont mobilisées afin de discréditer un adversaire politique. Nous ne disons pas que la ligne qui sépare les deux usages est toujours claire ou facilement déterminable, mais les deux ne sont pas identiques. Le gouvernement actuel d’Israël instrumentalise l’antisémitisme de ces deux manières. Lorsqu’Israël mobilise le débat sur l’antisémitisme afin de lutter contre le négationnisme, il s’agit d’une expression authentique de sa volonté de combattre l’antisémitisme. Lorsqu’Israël dépeint toute critique d’Israël comme étant entachée d’antisémitisme et invoque la lutte contre l’antisémitisme pour discréditer ses opposants politiques palestiniens, il utilise la lutte contre l’antisémitisme de mauvaise foi.

Il faut lever les ambiguïtés

Du côté palestinien et parmi ses partisans, les deux formes d’instrumentalisation sont également présentes. La mobilisation de l’opinion publique contre la politique israélienne sur la base de valeurs universelles de justice, est un exemple d’instrumentalisation en tant qu’expression authentique d’investissements et d’intérêt. L’assimilation du sionisme au racisme promu au sein des Nations Unies ou le contenu antisémite des manuels scolaires palestiniens sont des exemples d’instrumentalisation de mauvaise foi. Ils fragilisent certes un adversaire politique (l’État d’Israël) mais, dans un même mouvement, ils affaiblissent la cause palestinienne et vident de son sens la lutte contre le racisme.

Afin d’éviter les ambiguïtés qui pèsent sur la lutte pour la reconnaissance et le soutien de l’opinion publique éclairée, il est donc nécessaire de repérer toutes les symétries et asymétries entre les deux causes, aussi bien la lutte contre l’antisémitisme que celle en faveur de la cause palestinienne. Nous ne pensons pas que la Déclaration y parvienne. Examinons donc de plus près certains de ses termes clés.

Les points 1 et 6 de la déclaration soulignent que les luttes contre toutes les formes de xénophobie sont légitimes et indivisibles, établissant immédiatement une équivalence entre l’antisémitisme et l’islamophobie. Mais si l’on peut affirmer que tous deux impliquent la stigmatisation de minorités par une majorité, d’importantes asymétries sont ignorées. Tout d’abord, l’apparente symétrie ignore le fait que deux sources majeures de l’idéologie antisémite contemporaine en Europe (sans parler du monde arabe et musulman) sont l’islamisme et le militantisme postcolonial. Ainsi, paradoxalement, en Europe, des membres d’un groupe qui est lui-même discriminé, s’en prend aux Juifs. De même, alors que la Déclaration met l’accent sur le statut majoritaire des Juifs en Israël, elle omet totalement d’aborder leur statut minoritaire partout ailleurs. Celui qui s’attaque à une minorité est un persécuteur, tandis qu’agir contre une majorité oppressive est considéré comme une forme de résistance. Or, les discours postcoloniaux et islamistes en Europe traitent souvent les Juifs comme une sorte de « minorité dominante », détenant et exerçant le pouvoir, profitant de leur statut de victime pour poursuivre leur programme particulariste, en influençant les médias ou en contrôlant les banques. En Europe, et plus particulièrement en France, il est alors considéré comme courageux de se rebeller à la fois contre les Juifs en Israël et contre les Juifs hors d’Israël. Ici, il est difficile de ne pas voir que le soutien à la cause palestinienne et le langage parfois teinté d’antisémitisme des discours islamistes et/ou postcoloniaux se rejoignent.

Mais les deux doivent-ils nécessairement coïncider ? Certainement, pas, et la seule manière de les distinguer consiste à lever les ambiguïtés. Dans le cas de la Déclaration ici examinée, une source majeure d’ambiguïté est liée au mouvement BDS. La Déclaration nous rappelle à juste titre que le mouvement BDS mène une campagne non violente à l’échelle mondiale (points 3, 4 et 5). Mais toute personne vivant en Europe ou aux États-Unis sait qu’au sein des campagnes du BDS les Juifs en général sont parfois désignés en tant que tels. Ceci doit être relié à la stratégie générale du mouvement BDS à l’égard du sionisme en tant qu’expression du nationalisme juif ou, dans un sens très général, de l’autodétermination collective juive. Il importe ici de noter que le mouvement BDS et la Déclaration qui conteste la définition de l’IHRA participent d’un discours général ancien sur ce sujet particulièrement complexe et sensible. A lui seul, il pourvoit abondamment la zone d’ombre.

L’opposition à l’autodétermination juive a connu en effet diverses expressions, fondées sur des perspectives différentes et des intentions parfois opposées : cela va du soutien à l’intégration des Juifs dans les États nationaux occidentaux (c.-à-d. en insistant sur le fait que les Juifs ne doivent être différenciés qu’en tant que groupe religieux), en passant par l’opposition juive traditionnelle  à la souveraineté politique juive (la souveraineté juive est suspendue à la venue du Messie), jusqu’à l’affirmation — perçue par de nombreux Juifs et Israéliens comme de l’antisémitisme pur et simple — selon laquelle le peuple juif est une invention artificielle (et donc le sionisme inauthentique et l’Etat d’Israël illégitime). Mais est-il nécessaire que tous les Juifs acquiescent au sionisme pour que celui-ci soit considéré comme une expression légitime du nationalisme juif ? La cas Juif diffère-t-il, sous cet angle, des Palestiniens ou de tout autre peuple ? Depuis la Shoah, la plupart des Juifs à travers le monde ont accepté et parfois soutenu l’existence d’Israël, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils s’abstiennent de critiquer ses politiques, y compris et surtout celles à l’égard des Palestiniens.

Les zones d’ombre nuisent à la cause palestinienne

Dans la Déclaration, la zone d’ombre relative au droit des Juifs à l’autodétermination est étroitement corrélée à la question des limites historiques et géographiques de l’occupation israélienne, sur laquelle elle demeure également volontairement ambiguë : on ne sait si elle fait référence aux frontières 1947-1949 ou de 1967 lorsqu’il s’agit de définir l’occupation. Il y a là une profonde ironie politique dans la stratégie de l’ambiguïté de la Déclaration sur ce point : elle reflète exactement la tentative du gouvernement de droite d’Israël de qualifier toute critique d’Israël d’antisémite. Cet effet de miroir révèle des processus d’inversions entre la gauche et la droite. De part et d’autre, donc, tous deux instrumentalisent l’ambiguïté afin de saper la distinction entre les frontières de 1947-1949 et de 1967. Nous ne pensons pas que le fait de ne pas distinguer clairement les deux atténue le malheur des Palestiniens. Nous ne pensons pas non plus qu’une position intellectuelle palestinienne et arabe fondée sur les valeurs et les droits humains universels affaiblirait la cause palestinienne si, par ailleurs, elle reconnaissait aussi le déplacement de centaines de milliers de Juifs des États arabes et musulmans entre 1947 et 1951. C’est plutôt le contraire, elle gagnerait en force de conviction.

Au regard du lexique historico-politique, l’usage du terme « indigènes » pour qualifier les Palestiniens, alimente selon nous, plus efficacement que tout autre, la zone d’ombre. Son usage implique que la Déclaration endosse l’idéologie postcoloniale dirigé contre l’État d’Israël mais aussi, plus précisément, sans le dire, contre les Juifs israéliens. Car si les Palestiniens sont les indigènes, alors que sont les Juifs ? Ce vocabulaire réactive deux perceptions des Juifs que l’on connaît bien en Europe : une perception ancienne, celle de l’étranger, indépendamment de l’endroit où les Juifs résident ou de la durée de leur séjour, et une autre, celle de l’envahisseur, de l’intrus, et dans le contexte local, du colon, bras raciste de l’impérialisme et du colonialisme européens, dominant et exploitant les « indigènes ». Le langage de l’indigénat certes discrédite efficacement l’adversaire mais au prix d’approximations dommageables : l’État d’Israël, comme d’autres États issus de processus de partitions territoriales, est un État postcolonial ; tous les Palestiniens n’étaient pas originaires de la Palestine ; certains Juifs étaient originaires de la Palestine ; etc. Ici, le lexique de la Déclaration n’est pas seulement erroné, il n’a pas seulement pour effet de saper toute possibilité de compromis local, il alimente aussi l’antisémitisme en Europe en suggérant que, où qu’ils soient, en Israël, en Europe ou ailleurs, les Juifs n’ont pas vraiment leur place.

Certes, l’histoire juive est pleine d’ambivalences, de contradictions et d’hésitations. Mais toutes ne sont pas identiques. Afin de se frayer une voie à travers la zone d’ombre qui, en raison de l’antisémitisme qu’elle charrie, nuit à la cause palestinienne, nous pensons qu’il convient de reconnaître l’ambivalence de la situation politique telle qu’elle se présente à nous, afin de l’aborder avec plus de clarté et de lucidité. Puisque l’intention explicite de la Déclaration vise à distinguer la critique d’Israël de l’antisémitisme, certains termes clés et formulations, intimement liés à l’ambivalence et à l’hostilité historique et actuelle envers les Juifs, auraient pu et dû être évités ou leurs usages clarifiés. Cela aurait permis à de très nombreux lecteurs juifs (israéliens ou non) de s’identifier sans réserve à cette Déclaration.

Il existe une nette tendance, surtout à gauche, à exiger moins ou peu du camp le plus faible et à supposer qu’il est incapable d’entamer un dialogue exigeant sur un pied d’égalité. A notre avis, cela ne témoigne pas d’un soutien aux Palestiniens, mais de l’expression d’une condescendance. La mentalité coloniale ne persiste pas toujours dans le camp que l’on croit. Si les ambiguïtés contribuent à voiler ou à aiguiser les oppositions, c’est la difficile vocation de l’intellectuel de prendre en compte les ambivalences de part et d’autre, d’autant plus qu’un lexique historico-politique commun pour aborder le conflit fait cruellement défaut. Et pourtant, bien que la Déclaration ne parvienne pas à rendre toute la complexité de ce qui est ici en jeu, nous saluons ses signataires pour avoir pris au sérieux une question urgente et de plus grande importance pour les Juifs et Palestiniens en Israël, pour les autres Juifs et Palestiniens, et pour tous ceux qui se sentent concernés par le sujet.

 


Amos Morris-Reich et  Danny Trom.

 

Amos Morris-Reich est professeur à la faculté des Humanités de l’Université de Tel Aviv, chercheur au Cohn Institute for the History and Philosophy of Science and Ideas, et directeur du Stephen Roth Institute for the Study of Contemporary Antisemitism and Racism.

Notes

1 International Holocaust Remembrance Alliance
2 D’abord publié dans The Guardian ici, elle est disponible en français dans Médiapart ici.

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