Deux ans après. Le 7 octobre comme événement européen

Le 7 octobre a rouvert la plaie du conflit israélo-palestinien et ravivé une faille enfouie dans la conscience occidentale, particulièrement européenne. L’événement a mis à nu le lien entre l’histoire du Proche-Orient et celle du continent qui en scrute les déflagrations. Car le 7 octobre n’a pas seulement été importé dans les débats : il s’y est réfléchi, révélant la crise interne d’une Europe incertaine de son héritage post-Shoah et post-colonial, et désormais divisée entre trois récits inconciliables — l’occidentaliste, l’anticolonial et l’européen. Au cœur de cette fracture, deux questions obsédantes : que reste-t-il de l’Europe, si elle ne sait plus reconnaître ce que signifie, ici comme là-bas, la résurgence de l’antisémitisme ? Mais aussi, que reste-t-il du sionisme comme projet européen, si la réponse qu’il a donné à l’antisémitisme en termes de droit des peuples lui échappe tout autant?

 

Man Ray, ‘The Gift’, 1921, WikiArt

 

Le 7-octobre est à l’évidence un événement marquant de l’histoire du conflit israélo-palestinien. Mais il a été immédiatement autre chose que cela : un séisme dans la conscience occidentale. Plus spécifiquement, il a été aussi un événement européen, l’Europe reprenant à ce moment une position symboliquement centrale – ce qui ne veut pas dire dominante – dans ce qu’on appelle l’Occident.

Il l’a été en deux sens. Tout d’abord celui, récurrent et qui n’a rien de nouveau, de conflit importé. Certains courants politiques et mouvements sociaux ont tiré immédiatement de cet événement de quoi nourrir leur lutte idéologique dont les enjeux sont en fait domestiques, étrangers au conflit israélo-palestinien. S’agissant du 7-octobre, pourtant, cette dynamique habituelle, qui s’est évidemment répétée, a été surdéterminée par une autre, relativement nouvelle et plus fondamentale. Pour en trouver un équivalent, il faut remonter à 1967 et à 1973, à la guerre des Six Jours et à la guerre de Kippour. Le contexte géopolitique était certes très différent, à la fois parce qu’on était plus près de la fin de la Seconde Guerre mondiale et du sens qu’on avait donné à la reconstruction de la politique européenne, et parce qu’Israël, victorieux dans les deux cas, mais après avoir risqué de disparaître, n’avait pas acquis la stature de puissance régionale qu’il a aujourd’hui. À ces différents moments, toutefois, la question a surgi de la façon dont les opinions nationales européennes, qu’elles s’expriment en déclarations officielles des dirigeants des États, ou qu’elles restent diffuses dans les populations, se sont rapportées à l’existence d’Israël, et à ce que cette existence représente pour le peuple juif en tant que peuple dispersé et intégré à ces États sous forme de minorités nationales. C’est ce qui s’est reproduit – encore une fois dans un contexte évidemment nouveau – à partir du 7-octobre.

Le 7-octobre, on a ainsi assisté à un reflet plutôt qu’à une importation. Dans les faits qui se sont produits, la conscience européenne a été globalement saisie, parce qu’elle a immédiatement reconnu quelque chose qui la concernait objectivement et réengageait son histoire telle qu’elle s’est déroulée depuis trois quarts de siècle. Il y avait un point de vérité dans le 7-octobre, c’était là la raison de la sidération générale. Les massacres faisaient surgir, non seulement un nouvel épisode sanglant du conflit moyen-oriental – l’un des plus longs de l’histoire contemporaine, comme on aime à le rappeler – mais un aspect de la situation historique dans laquelle on se trouve, pour autant que l’on admet que cette situation historique reste intelligible dans les coordonnées héritées de l’après 1945. Notons qu’il est possible que ces coordonnées ne soient plus opérantes, que cet héritage se soit dissipé, que l’intelligibilité ne vaille plus. Mais précisément, c’est à la question de savoir si c’est bien le cas que l’événement nous a confrontés. Car même dans cette hypothèse, il reste encore à décrire la phase de transition où nous serions alors engagés. Cela aussi, cela surtout, le 7-octobre – en y intégrant ses suites – nous impose de le penser.

Reflet, donc, et non importation. Comme le reflet admet des distorsions, comme ce qu’on voit n’est vu que depuis une certaine perspective, la conscience, unanimement saisie, s’est aussi déchirée sur ce point de vérité. Le 7-octobre importe, tout le monde en convient. Mais en quoi importe-t-il ? Le dissensus s’est manifesté à cet égard sur tous les plans : quant aux crimes commis ce jour-là et à leur motivation, quant à la ligne politique et historique sur laquelle on les replace, et quant à ce que le 7-octobre a effectivement initié, la guerre à Gaza et les crimes dont elle est devenue à son tour le théâtre. Jusqu’à présent, l’événement ne voit son sens se stabiliser à aucun titre : ni dans la lecture des conditions qui précèdent et sous-tendent son surgissement, ni dans la caractérisation des actes en quoi il consiste, ni dans la séquence guerrière qui s’est ouverte depuis lors.

Les récits entourant le 7-octobre étaient à la fois des récits du conflit israélo-palestinien, et des reprises du récit de soi, prenant acte de ce que l’Europe n’a jamais été étrangère à ce qui se déroulait là-bas

Reparcourant les deux ans qui se sont écoulés, je parlerai au fil de mon propos de l’accrochage, mais aussi du décrochage de la guerre à Gaza par rapport au 7-octobre. Pour l’instant, je me tiens au 7-octobre lui-même et à la polarisation qu’il a provoquée. Des lignes divergentes ont jailli à partir de la même expérience. Évidemment, elles ne sont pas nées de rien, leurs prémisses existaient auparavant. Mais elles ne s’entrechoquaient que superficiellement, pouvaient laisser dans le non-dit leurs présupposés, s’ignorer mutuellement ou même s’accorder sur des enjeux périphériques. L’épreuve a rejeté tout cela dans le passé. Nous en sommes à un autre stade du débat politique en Europe, autrement plus clivé. On s’interroge alors : que recelait le 7-octobre pour avoir cette puissance de convocation unanime et de division radicale ?

Il n’est d’autre moyen pour le savoir que de décrire le conflit des interprétations, et de voir comment, à partir des mêmes faits et du même saisissement, les récits se sont tissés. Ceux-ci, soulignons-le, avaient deux versants : ils étaient à la fois des récits du conflit israélo-palestinien, et des reprises du récit de soi, prenant acte de ce que l’Europe n’a jamais été étrangère à ce qui se déroulait là-bas. Car ce qui se déroulait là-bas, d’une part avait trait au sort des réfugiés et rescapés de l’antisémitisme européen pris sur le long cours et précipité par la Shoah, d’autre part se produisait sur les ruines de l’ancien Empire ottoman où les puissances coloniales européennes avaient exercé leur domination, pour ensuite consentir à un processus de décolonisation où des luttes de libération nationale étaient en concurrence.

Le conflit des interprétations

On peut dire que le 7-octobre a fait l’objet de trois lectures distinctes, portées par des camps politiques différents, et au sein de ces camps par des acteurs différents (académiques, dirigeants politiques, militants, acteurs multiples qui se distinguent selon leurs appartenances, leurs milieux sociaux et leurs classes d’âge) : la lecture occidentaliste pro-israélienne, celle antisioniste postcoloniale, et celle plus strictement européenne. Je m’efforcerai dans ce qui suit de les décrire et de justifier ces dénominations. Mais auparavant, il importe de souligner que ces camps se sont largement constitués à la faveur de la nouvelle polarisation qui s’imposait. Ils se sont composés autrement que dans la forme antérieure du débat politique. C’est d’ailleurs pourquoi la crise fut et reste si profonde. Aucun des pôles qui structurent le débat idéologique n’est exactement le même après le 7-octobre. Chacun a découvert à quel flux de la conscience historique il se rattache. Chacun s’est replacé sur le grand axe de l’histoire de l’Europe, et s’est retourné sur lui-même pour constater de quels intérêts et de quels groupes il se fait le représentant, et à quel éclairage de la situation actuelle il apporte son crédit.

La première ligne a vu dans le 7-octobre l’attaque d’un mouvement palestinien islamiste contre Israël et, par extension, contre l’Occident. Spontanément, l’événement a été mis en série avec des crimes islamistes. Il a été rattaché à des événements tels que le 11 septembre ou le Bataclan. L’enjeu en ce cas s’est déterminé comme civilisationnel. Qu’un tel cadrage rencontre la faveur des opinions réactionnaires, enclines à rétablir des séparations entre des espaces inégalement civilisés, dont certains seraient des foyers d’arriération obligeant l’Occident à se défendre, n’est en rien surprenant. Mais on se tromperait à limiter l’interprétation à ce positionnement : la qualification du Hamas comme mouvement terroriste, et le fait que son action se soit manifestée comme une haine meurtrière que la catégorie de terrorisme résume effectivement pour l’ensemble des démocraties libérales, le fait qu’il ait agi sous couvert et avec l’appui de l’Iran islamiste qui est à l’opposé de ce modèle démocratique, cela vient quoi qu’on en veuille à l’appui de cette grille de lecture, sur un spectre politique qui déborde le pôle réactionnaire, et prend largement sur le camp libéral et progressiste. Quant à l’enchaînement entre le 7-octobre et la guerre à Gaza, il a dans ce cas l’aspect suivant : l’enjeu étant civilisationnel, la tendance est à s’accommoder des conséquences du 7-octobre sur le peuple palestinien de Gaza, l’éradication des forces où réside la volonté irrédentiste de destruction étant prioritaire.

La première ligne est donc pro-israélienne au nom des valeurs de l’Occident (ce qui ne veut pas dire qu’elle soit sioniste), et c’est l’ombre du 7-octobre qui détermine pour elle la perception de la guerre à Gaza.

La seconde ligne est à l’exact opposé. Le 7-octobre y figure comme un moment d’une autre histoire, celle de la lutte du peuple palestinien pour l’autodétermination. Dans ce cadre, c’est le colonialisme occidental qui se retrouve sur la sellette à travers Israël. Désignons-la comme la ligne anticoloniale. Cette ligne peut n’être pas justificatrice du modus operandi du 7-octobre (il est arrivé dans des cas extrêmes qu’elle le soit), elle peut déplorer le déchaînement de violence sur tout individu à portée de main, homme, femme, enfant ou vieillard, voire condamner la pratique de la prise d’otage (mention bien plus rarement faite), elle n’en considère pas moins légitime la lutte reconduite à sa visée. « Free Palestine » est son mot d’ordre, paré de sa référence à la liberté. Elle s’appuie sur l’expurgation du colonialisme sur laquelle s’est effectivement alignée, non sans peine, l’Europe post-45. Et elle la poursuit en combat anticolonial dont elle estime qu’il doit encore être mené à son terme dans cette partie du monde, ce qui suppose de défaire le pouvoir qu’exerce Israël, d’abord sur les territoires placés sous son joug depuis 1967, ensuite sur la minorité palestinienne dont on estime qu’il l’opprime depuis sa fondation.

Une remarque concernant cette ligne : elle voit la guerre à Gaza comme la confirmation de la validité de son interprétation du 7-octobre. Pour elle, la guerre à Gaza est la vérité du 7-octobre, avec l’atteinte qu’elle porte au peuple palestinien, qu’elle soit prise in nuce et par anticipation dans les premiers jours qui ont suivi le massacre, ou qu’elle soit déployée dans le temps et prolongée jusqu’au moment présent. Le 7-octobre ayant son vrai sens dans le caractère criminel du sionisme désormais visible aux yeux du monde, le nom de l’événement se résorbe dans la tâche de penser la destruction de Gaza.

Cette position a ses porteurs privilégiés à la gauche de l’échiquier politique. Elle procède de sa tendance antisioniste et postcoloniale, autocritique du projet européen en tant qu’il serait constitutivement colonial. Dans sa forme radicale, elle inscrit en effet le colonialisme au principe de la construction de l’Europe sur le temps long, et soutient que l’émancipation citoyenne dans le cadre des États-nations y puisait en réalité sa condition paradoxale. Elle prend le relai du tiers-mondisme des années 60 et 70, mais le transforme en donnant une extension nouvelle à la catégorie de colonialisme. Elle la mobilise pour généraliser la critique des pratiques discriminatoires persistantes, et parfois il est vrai renouvelées, à l’intérieur même des démocraties libérales (ce qui arrive d’autant plus que ces démocraties sont minées par la montée des nationalismes, et donc du camp réactionnaire). Dans ce mouvement, à des fins de réécriture de l’histoire de l’Europe et de critique des injustices actuelles qui peuvent lui être imputées, à l’intérieur comme à l’extérieur, le cas d’Israël, dans sa politique présente comme dans son histoire, devient paradigmatique. D’où le réflexe face au 7-octobre : puisque c’est l’Europe criminelle qu’Israël incarne, l’attaque meurtrière du Hamas se ramène à une lutte de libération.

La seconde ligne, anticoloniale, inscrit le 7-octobre dans l’histoire de la lutte du peuple palestinien pour l’autodétermination, et voit la guerre à Gaza, avec l’atteinte qu’elle porte au peuple palestinien, comme la vérité du 7-octobre.

Or, ici aussi, le périmètre des porteurs de la position connaît une extension. Celle-ci n’a pas été immédiate. Au départ, le progressisme, libéralisme et socialisme compris, a été partagé, saisi par la violence de l’événement. Mais il est certain qu’une portion de ce courant, sans céder sur la justification du Hamas, a vacillé autour de l’argument que le principal leader de l’extrême gauche en France avait su immédiatement avancer, celui de la « contextualisation ». Contextualiser le 7-octobre, cela signifie le mettre en série avec d’autres faits jugés pertinents pour en délivrer le sens. Ici, la mise en série puisera dans les actes témoignant du joug que la politique israélienne n’a pas cessé d’imposer sur Gaza. La politique réactionnaire d’Israël s’étant accrue avec l’accès de l’extrême droite nationaliste au pouvoir depuis mars 2023, sa conduite réellement coloniale en Cisjordanie, ainsi que la guerre meurtrière menée à Gaza, ont fait que l’antisionisme, c’est-à-dire la remise en cause de la légitimité même d’Israël en tant qu’État, a vu son écho considérablement augmenter et mordre sur des portions de l’opinion de plus en plus larges.

Si la première ligne est donc pro-israélienne au nom des valeurs de l’Occident (ce qui ne veut pas dire qu’elle soit sioniste), la seconde a pour attracteur l’antisionisme. Celui-ci est plus ou moins radicalement soutenu, en un dégradé de positions qui vont du « Free Palestine » au rappel discret qu’Israël ne devrait son existence qu’à un octroi de l’ONU, suggérant que celui-ci pourrait éventuellement lui être retiré – phrase qui a incidemment échappé au Président de la République française. Pour la première position, c’est l’ombre du 7-octobre qui détermine la perception de la guerre à Gaza. Pour la seconde, la guerre à Gaza, envisagée par anticipation ou en évaluant son déroulement effectif, soit relativise le 7-octobre, soit exige qu’on admette qu’il n’a plus de rôle déterminant dans l’appréciation du présent.

La position européenne, et les juifs

Il y a enfin une troisième ligne. Essayons là aussi de la décrire avant d’esquisser un portrait idéologique de ses porteurs. Elle commence par fixer le regard sur le 7-octobre lui-même, se tient au raz des faits qui s’y sont produits. Les motifs exprimés par les tueurs sont pris pour ce qu’ils disent (on ne cède pas à la condescendance cryptocoloniale qu’affectionne la seconde ligne pour laquelle « c’est ainsi qu’on s’exprime dans ces contrées »). Le ciblage des victimes est pris en compte, de même que la manière dont elles furent exécutées, violées, mutilées, capturées, torturées. On se trouve alors face à cette réalité. Il y a eu de l’antisémitisme le 7 octobre, et celui-ci a pris la forme meurtrière d’une passion exterminatrice, c’est-à-dire génocidaire.

Revenant sur soi-même, à distance du lieu des crimes, là où ce sont les voix entremêlées des commentaires qui dominent plutôt, on perçoit que cet antisémitisme est parfois nommé pour ce qu’il est, mais plus souvent dénoncé sans s’y attarder, éludant notamment son caractère exterminateur ; parfois, il est nié purement et simplement, réduit à une réaction anticoloniale réputée seule décisive.

Parallèlement, cette troisième position prend acte de la vague d’antisémitisme impressionnante en Europe, causant elle aussi des morts, comme encore il y a quelques jours à Manchester. Cet antisémitisme, c’est un fait, passe par l’antisionisme et sa stigmatisation d’Israël comme fait colonial à combattre. On note dans ce cas que ce qui se passe ici a sa propre dynamique, avérée depuis longtemps, et considérablement accrue par ce qui vient d’avoir lieu là-bas. On décèle dans le 7-octobre comme une désinhibition, un déchaînement des paroles et des actes où perce la levée d’une contrainte. La haine des juifs s’est manifestée là-bas, et elle s’est comme libérée ici, les deux phénomènes ayant été pratiquement simultanés.

La série pertinente dans laquelle replacer le 7-octobre, pour cette position, plonge dans le passé des violences antijuives ; mais c’est aussi la série plus restreinte qui a vu, en Europe dans les deux dernières décennies, la minorité juive toujours plus exposée à des crimes allant jusqu’à la torture, au meurtre et à l’exécution d’enfants. Adoptant un angle large qui inscrit l’événement dans l’histoire de cette minorité européenne, cette position a usé du terme de pogrom, en référence au type spécifique des violences antijuives actées sur le temps long.

Que cette qualification, correcte pour décrire les faits dans leur matérialité (viols, meurtres indiscriminés, déchaînement sur les corps, exultation des tueurs), ait été abusive si l’on tient compte du fait que le massacre a eu lieu en l’occurrence en Israël, pays où les juifs sont majoritaires, et donc que la persécution par la population majoritaire sur une minorité démunie ne s’applique pas au cas, cela a été surmonté pour une raison : c’est que l’effraction du 7 octobre a réussi à neutraliser la fonction constitutive d’Israël comme État protecteur des juifs et conjurateur du pogrom, et que les juifs israéliens ont été reconduits, durant ces longues heures où ils criaient à l’aide, à la vulnérabilité de n’importe quel juif de la diaspora, et à un temps où Israël n’existait pas.

La lecture européenne décèle dans le 7-octobre comme une désinhibition, un déchaînement des paroles et des actes où perce comme la levée d’une contrainte. La haine des juifs s’est manifestée là-bas, et elle s’est comme libérée ici, les deux phénomènes ayant été pratiquement simultanés.

C’est ce qui est apparu soudainement aux yeux des juifs du monde entier. Mais on peut dire que c’est aussi ce qui est apparu aux yeux de tous ceux, juifs ou non juifs, qui se sont souvenus de la raison pour laquelle Israël existe, à savoir la protection d’une minorité structurellement minoritaire, qui a la singularité de mettre à nu le fond de vulnérabilité inhérent à toute condition minoritaire : n’être jamais absolument à l’abri, dans n’importe quel État, démocratique ou pas, des persécutions exercées par la majorité (qu’elles s’expriment dans des mouvements sociaux ou des politiques d’État). Sauf, pour les juifs, dans l’État qu’ils ont créé à leur propre bénéfice après la Shoah. Un État qu’ils ont fait pour eux, accessible et mobilisable si jamais le besoin s’en fait sentir de la part de quelque membre de leur peuple où qu’il soit. Un État où, conjoncturellement, ils sont majoritaires, et par là immunisés contre la violence potentielle d’une majorité quelle qu’elle soit.

Or cet État a failli. Il s’est repris dans les semaines qui ont suivi en exerçant sa force, certes, c’est-à-dire d’abord en rétablissant autant qu’il a pu la sécurité de sa population. Plus exactement, la population s’est soudée et mobilisée salutairement pour qu’il en aille ainsi. Mais il ne s’est pas repris en mettant le sort des otages au premier plan dans sa riposte, objectif où se condense pourtant sa justification historique de sauvetage et de protection de tout membre du peuple dans la détresse. Et il ne s’est pas repris, et a à nouveau failli, en conduisant une guerre où est devenu indiscernable le fait qu’il ait été construit pour incarner une politique démocratique et juive ; ce qui signifie une politique dévolue, à travers sa mission de défense des juifs et d’ouverture à leur venue dans tous les cas où ils jugent que leur existence le requiert, à incarner une défense exemplaire des droits, et au premier chef des droits des minorités. Il n’a pas été à la hauteur, en d’autres termes, du combat contre l’antisémitisme que doit déclencher la conscience aigüe de l’antisémitisme même du 7-octobre.

Mais que cet État ait failli à travers la politique actuelle de ses gouvernants n’affecte en rien le jugement sur le 7-octobre et son antisémitisme exterminateur – une autre manière de le dire est « génocidaire » – et le diagnostic qui s’ensuit sur le conflit idéologique en cours en Europe. Car ce qui s’est manifesté, dès avant le déroulement de la guerre à Gaza, c’était que la signification de l’existence d’Israël comme résolution d’un problème européen hors d’Europe, résolution que l’Europe elle-même, dans l’autocritique à laquelle elle était parvenue sur cette voie, comprenait et soutenait, s’était en fait obscurcie depuis de nombreuses années. Cela, il n’a pas fallu attendre plus d’un jour pour le voir. Conjointement à l’occultation de l’antisémitisme du 7-octobre, ce qui l’a signalé, c’est l’inversion qui s’est produite au moment même sur le motif du génocide. Pour les nouveaux européens libérés ou volontairement oublieux de leur conscience post-Shoah, génocidaire, c’est Israël qu’il l’était en puissance et bientôt en acte. On ne comprend rien à la focalisation sur ce mot – et au fait sidérant qu’il ait fait pratiquement passer le crime contre l’humanité pour véniel – si on ne la ressaisit pas à partir de cette inversion, et donc si on néglige que sa source première se trouve dans le refus de voir le 7-octobre pour ce qu’il était.

Ce qui est en cause, c’est la relance post-Seconde Guerre mondiale des politiques des États européens, qui se sont alignés sur une conscience toujours plus aigüe en termes de droit des minorités, de lutte contre les persécutions et les discriminations, en tirant les leçons de l’histoire croisée de l’Europe et des juifs qui s’est soldée par la Shoah.

Personne n’est neutre dans le conflit idéologique que je m’efforce de décrire après deux ans de guerre. Aussi dois-je préciser que je parle depuis cette troisième position. Mais cela ne m’épargne pas de chercher à la caractériser le plus objectivement possible, sans rien cacher de ses tensions internes. Deux questions se posent au préalable. Faut-il qualifier cette position, simplement, de « sioniste » ? S’ancre-t-elle dans une sensibilité juive, présupposant l’adoption d’un point de vue juif sur l’événement et sur toute la séquence ?

À ces deux questions, je crois qu’il faut répondre clairement non. Je le crois, indépendamment du fait qu’à titre personnel, les deux traits mentionnés me correspondent en effet. Mais je ne pense pas m’illusionner en jugeant ce point relativement conjoncturel. Le socle de la troisième position est autre – et, en ce qui me concerne, il me définit d’ailleurs tout autant.

Les tenants de la troisième position, au fond, ne sont rien d’autre qu’un certain genre d’Européens. Ceux attachés à une certaine manière de défendre les tendances libérales et socialistes (progressistes au sens large) qui sont au principe du projet politique commun qui s’est repris à nouveaux frais dans l’après 1945. Ce qui, en l’occurrence, implique de combattre sur deux fronts : d’une part, en s’opposant au conservatisme montant et à la requalification de ce projet européen dans un sens nationaliste, où le thème des « valeurs de l’Occident », à l’appui de la menace réelle que l’islamisme représente – retraduite toutefois en conflit civilisationnel où c’est l’islam comme tel qui devient l’ennemi – nourrit un mouvement de rétractation, de clôture des nations sur elles-mêmes et sur leur identité majoritaire absolutisée. Et, d’autre part, en résistant à la purge que subit notre conscience historique sous les coups de l’antisionisme, dont le foyer expansif se trouve à l’extrême gauche, en ce qu’elle érige l’impératif parfaitement fondé d’autocritique postcoloniale en dissolution et en reniement pur et simple de la dimension émancipatrice de l’Europe moderne.

Ce qui est en cause, c’est la relance post-Seconde Guerre mondiale des politiques des États européens, qui se sont alignés sur une conscience toujours plus aigüe en termes de droit des minorités, de lutte contre les persécutions et les discriminations, en tirant les leçons de l’histoire croisée de l’Europe et des juifs qui s’est soldée par la Shoah. Sur les deux fronts qu’on vient de décrire – pas moins sur le premier, face au nationalisme réactionnaire, que sur le second, face à l’antisionisme prétendument progressiste – c’est ce que défend la troisième position ; et elle rappelle que cela l’inclinait à la reconnaissance pleine et entière du droit d’Israël à exister, sous la forme d’un État de droit démocratique et d’une construction dévolue à la protection des juifs (c’est tout ce que veut dire « démocratique et juif »), peuple sur lequel se condense la vulnérabilité minoritaire à l’état pur, celle qui, quoi qu’on fasse, subsiste dans les États modernes.

On voit pourquoi il est inexact de qualifier la troisième position de « sioniste ». Rien n’implique ici l’adhésion au mouvement de renaissance nationale qui s’est constitué au XIXe siècle pour arriver à sa réalisation étatique au milieu du XXe. Parler de position « pro-israélienne » n’est pas plus exact ; car il ne s’agit pas de soutenir la politique d’Israël quelle qu’elle soit. Lorsqu’elle devient réactionnaire, met en péril les standards d’un État démocratique dans sa politique interne ou externe, cette politique tombe sous la condamnation. En revanche, ce qui demeure un point inamovible, c’est de considérer l’existence d’Israël comme un droit, au sens strict du terme. La réalisation d’un État des juifs, ou plus précisément d’un État pour les juifs, n’est pas simplement un fait dont il faudrait s’accommoder. C’est un acquis sur le chemin du progrès des droits qui fut essentiel à la reconstruction de l’Europe après ce qu’elle dut bien diagnostiquer comme son point d’effondrement. Et lorsque des crimes reproduisent un motif d’action qu’elle sait identifier pour ce qu’il est, lorsqu’elle doit bien se rendre à l’évidence que la volonté d’extermination, ici et là-bas, se lève à nouveau, elle réagit et se cabre : à travers Israël nié tel qu’on l’entend dans le slogan « Free Palestine » ici, en écho menaçant à ce qui s’est donné comme un pogrom là-bas, il en va évidemment toujours de l’antisémitisme.

La crise de la conscience européenne à la lumière du 7-octobre

Comme on le voit, tout réside dans l’assertion : « il y a eu de l’antisémitisme le 7-octobre ». C’est en ce point que les positions se scindent et s’écartent sans conciliation possible. Certaines l’admettent, d’autres pas. Mais surtout, quand bien même elles l’admettent, le sens qu’elles donnent au mot varie du tout au tout, selon que l’on comprend (ou pas) que ce qui se joue à propos de l’antisémitisme est en fait un problème européen : celui de l’orientation et du replacement sur la dynamique sociohistorique qui continue (ou pas) d’animer l’Europe, c’est-à-dire de lui conférer son sens.

Ce qu’a avéré le 7-octobre, c’est l’autre face de la crise : le fait que l’Europe soit embarrassée à propos d’elle-même. Qu’elle ne comprenne déjà plus, ou seulement par flashs, de quoi il s’est agi dans le 7-octobre, simultanément ici et là-bas.

Il est courant, du côté de la seconde position, de protester contre l’instrumentalisation de l’antisémitisme aux fins de justification de la politique coloniale d’Israël – et, s’agissant du présent, de l’acharnement dans la guerre à Gaza. Comment nier que ce soit le cas, à entendre les propos des gouvernants israéliens actuels ? Comment nier que ce soit le cas, quand le mot est brandi comme une accusation contre toute position qui récuse la légitimité de la guerre à Gaza telle qu’elle s’est déroulée tout au long de la séquence ? Comment ne pas reconnaître que le mot, dans ces bouches, résonne de la même manière que dans celle des dirigeants d’extrême droite qui se disent pro-israéliens, au motif de leur défense de la civilisation occidentale ? Netanyahou est l’adversaire de la troisième position, avant tout parce qu’il est la projection en Israël de l’attitude la plus réactionnaire inhérente à la première.

Mais précisément, il faut y voir le signe d’un double écart, où la signification de ce que représente l’antisémitisme dans l’histoire des juifs post-Shoah se délite en Israël comme en Europe. Israël a des devoirs, que résume le terme de sionisme, et plus exactement de sionisme « réalisé », ayant pris la forme d’un État pour les juifs. Et l’Europe a des devoirs, parmi lesquels soutenir cette réalisation comme un droit, et non comme un privilège ou une concession rétractable. Le sionisme réalisé en un État (c’était ce qui s’exprimait dans l’appellation de politique « démocratique et juive ») se corrompt dès lors qu’il devient un pur nationalisme (ce que la loi de 2018 sur Israël « État-nation du peuple juif » a cherché à sanctuariser). Il se corrompt en devenant une politique de puissance, criminelle à l’égard du droit des peuples. Mais il se corrompt de cette manière d’abord parce que son sens de politique juive au sens moderne post-Shoah lui échappe. Ce sens réside en ce qu’il est l’incarnation du droit des peuples, sous l’angle du peuple singulier dont la structure diasporique et minoritaire requiert d’être protégée et défendue sur le plan du droit, c’est-à-dire sur un plan où l’universalité et la nécessité s’unissent. Il est de tirer et d’imposer que l’on tire cette conclusion, et pas une autre, de l’expérience de la Shoah.

L’antisémitisme du 7-octobre nous aura donc montré ce qui se dérobe sous nos pieds aujourd’hui, ici et là-bas. Il s’agit des deux faces de la même pièce, des deux facettes de la même situation d’ensemble. Car il faut dire que si cette évolution délétère marque la politique israélienne – depuis bien avant le 7-octobre et la guerre à Gaza –, c’est aussi que la situation globale a considérablement changé, et que les démocraties libérales se retrouvent dans une position défensive face aux régressions nationalistes qui les affectent, et à la saturation de l’espace international où domine l’affirmation sans fard des politiques de puissance. Qu’Israël se conforme aux réquisits d’un monde ainsi recomposé n’est pas en soi inexplicable, ni injustifiable, pour autant que l’attitude relève du réalisme, dans un contexte régional d’hostilité déclarée ou larvée, où les menaces existentielles au sens strict – pour un pays qui, bien que fort militairement, n’en est pas moins de dimensions très inférieures à tous ses voisins, et ne peut baisser sa vigilance à aucun moment – sont tout à fait réelles. Certes, nous ne sommes ni en 1967, ni en 1973. Mais en 2025, parler le langage du droit demande un effort redoublé, que l’état présent des rapports interétatiques expose à l’accusation d’irénisme.

Et pourtant, pour Israël précisément, il n’y a pas d’autre option. Il n’y en a pas, du moins, si son sens juif continue de le fonder ; son sens juif moderne (c’est-à-dire sioniste), configuré dans le monde post-Shoah où ses deux piliers, celui de la diaspora reprenant son souffle et celui du sionisme réalisé le lui permettant, s’étaient mis en place, et où la légitimité du diptyque régnait dans la conscience occidentale, à commencer – car tout devait forcément commencer là – par la conscience européenne. Or ce qu’a avéré le 7-octobre, c’est l’autre face de la crise : le fait que l’Europe soit embarrassée à propos d’elle-même. Qu’elle ne comprenne déjà plus, ou seulement par flashs, de quoi il s’est agi dans le 7-octobre, simultanément ici et là-bas. L’antisémitisme – celui du pogrom du 7 octobre, mis en série avec les meurtres de juifs survenus ces dernières années en Europe, dont la relance se produit sous nos yeux et paraît inarrêtable – elle ne le voit qu’à travers un épais brouillard. Les contempteurs habituels de « l’instrumentalisation de l’antisémitisme » (qui existe bel et bien, mais qui ne touche pas la réalité de l’antisémitisme, aucunement « résiduel » puisqu’il est une dimension grandissante de l’expérience commune) y contribuent il est vrai activement. Mais ils ne sont au fond que les signaux les plus sonores de la crise générale, qui consiste dans le vacillement non pas tant du sens politique et historique d’Israël que de celui de l’Europe.

Certains pays l’ont mieux compris que d’autres. L’Allemagne, évidemment. L’Espagne à aucun moment. La France a hésité, puis, à mesure que la pression était trop forte, que la guerre à Gaza paraissait devoir être décrochée du 7-octobre, et que le camp anticolonial augmentait son crédit, elle a reconnu qu’il valait mieux que le 7-octobre soit passé par pertes et profits. Certes, on rappelait rituellement l’horreur qu’il avait représentée. Certes, on évoquait les otages. Mais d’autres horreurs bien réelles et bien visibles, qui relèvent pour une large part d’une politique de puissance conduite au nom des juifs et indigne de ce qu’elle énonce, rejetaient aux oubliettes l’auto-analyse qu’il aurait fallu faire à propos de l’antisémitisme effectif, ici et là-bas, et de la récusation de l’existence même d’Israël qui en est désormais le cri de ralliement.

La troisième position, que j’ai appelée européenne au sens strict, réunit plutôt des voix libérales et socialistes. Elle est très dépendante de la santé de la social-démocratie, en mauvaise posture actuellement en Europe et ailleurs. Aussi, par rapport aux deux autres, cette position sur le 7-octobre est-elle de facto minoritaire. Elle l’est parce que les deux autres s’appuient sur des dynamiques politiques ascendantes, et gagnent dans cette mesure nombre d’esprits pour qui les évolutions actuelles sont difficilement déchiffrables. Le nationalisme monte, il légitime les politiques de puissance, foule au pied la logique des droits. Quand il dit lutter contre l’antisémitisme et défendre les juifs, il réactive un mode de protection prémoderne, qui n’a jamais été un salut pour les juifs. Les réactionnaires juifs, en misant sur lui, font une grave erreur, historique et stratégique. Le sionisme, le vrai, est né de cette prise de conscience, et ce n’est que quand l’Europe a compris qu’elle devait appuyer sa réalisation étatique pour se sauver elle-même qu’un modèle plus stable – en dépit et au travers des guerres qu’Israël a dû constamment mener pour sa survie – s’est construit dans la conscience juive en général, israélienne et diasporique comprise.

Les tenants de la troisième position, au fond, ne sont rien d’autre qu’un certain genre d’Européens. Ceux attachés à une certaine manière de défendre les tendances libérales et socialistes (progressistes au sens large) qui sont au principe du projet politique commun qui s’est repris à nouveaux frais dans l’après 1945.

Le problème est qu’on n’en est plus là. Du nationalisme – religieux et non religieux – a grandi en Israël, ce qui l’a éloigné de la diaspora, et de ce fait de sa structure juive. De l’anti-européisme a grandi en Europe même, qui a eu pour effet de laisser monter, voire d’alimenter, l’antisémitisme. Cette tendance, globalement, a joué sur deux cordes : le nationalisme réactionnaire, xénophobe, plus raciste qu’il n’est antisémite, du moins en surface ; le radicalisme de gauche anticolonial, hostile à tout processus de socialisation égalitaire et émancipatrice dans les cadres nationaux européens d’autre part. Les franges flottantes de l’opinion voient bien le problème, mais, à propos du 7-octobre et de Gaza, elles subissent l’attraction de l’une ou l’autre position. Il en ressort que la troisième position est très affaiblie, traversée de tensions qu’elle doit gérer pour espérer se renforcer. Car il lui faut aujourd’hui, deux ans après, faire ce geste extrêmement difficile : revenir tout uniment sur Gaza et sur le 7-octobre, pour démontrer que c’est au nom du sens antisémite du 7-octobre qu’il faut dénoncer et condamner ce qui s’est produit durant la guerre à Gaza. Que se souvenir du 7-octobre avec exactitude et probité est la seule manière d’aborder correctement, sur un mode critique qui ne soit pas régressif, la destruction de Gaza. Que ce sera de cette manière que les crimes, tous les crimes, devront être sanctionnés quand la guerre aura cessé et que les faits pourront être clairement établis, les imputations adressées avec mesure et objectivité. Mais que cela ne pourra se faire sans que l’Europe reprenne sa voix propre, celle d’une entité politique consistante doublement irriguée – mais pas au même titre ni par les mêmes régimes de pensée – par sa mémoire post-Shoah et sa mémoire post-coloniale, et capable à ce titre mieux qu’aucune autre instance de défendre le droit et la justice sur la scène mondiale.


Bruno Karsenti

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