Dernières Paroles

Deux témoignages, ceux des parents de Philip Shlesinger, se rejoignent à la frontière de l’intime et de l’histoire, dans une union déracinée où l’alliance semble surtout de circonstance. De la fuite hors de l’Autriche nazi aux difficultés de l’intégration à la société britannique, se dessine une identité prise entre le continent européen et cette île à l’appartenance incertaine.

 

Bar-mitzvah d’Ernest, 1956

 

Lorsque mon père a prononcé ses derniers mots, nous étions à la maison. Il était assis dans son fauteuil préféré, confortablement installé dans un environnement familier, peu de temps avant d’être transporté à l’hôpital afin d’être placé sous sédation. Quelques jours plus tôt, ma mère, qui s’était occupée de lui de manière dévouée pendant sa longue maladie chronique, m’avait téléphoné en état de détresse, de sorte que je m’étais dépêché de rentrer à Manchester pour le week-end. À l’époque, j’occupais à Londres depuis à peine un mois mon premier emploi universitaire. Pendant qu’il parlait, ma mère restait silencieuse en écoutant attentivement. Le léger cliquetis de ses aiguilles à tricoter entrecoupait les paroles de mon père. Les ombres du soir s’allongeaient dans le salon, mais je n’osais pas allumer la lumière, de peur de rompre le charme.

Mon père faisait face à l’imminence de la mort, tandis que je m’accrochais à l’espoir. Il était parvenu par son stoïcisme à contrecarrer les ravages du cancer. Il parla calmement au prix de beaucoup d’efforts pendant plus d’une heure. Son initiative m’avait surpris, car il parlait rarement de lui-même. Ses dernières paroles ont été un monologue, comme il sied à un testament. Ce ne sont pas les dernières choses qu’il a dites, mais elles revêtent une signification particulière et témoignent d’une intention claire de façonner la mémoire. Au milieu de son discours, avec un effacement tout à fait typique du personnage, il s’est arrêté pour dire : « J’espère que je ne vous ennuie pas ». « Bien sûr que non ! », me suis-je exclamé. Plus tard, alors qu’il terminait son récit, il m’a regardé droit dans les yeux avec un sourire gêné et a lancé timidement : « Je ne pense pas que je serai invité à ton mariage ». « Pourtant, tu le seras ! », ai-je protesté, y croyant dur comme fer. Des années plus tard, j’ai réalisé qu’il voulait que j’accepte son absence déchirante, que je comprenne qu’il était dans l’incapacité de changer la situation. 

Ses funérailles ont eu lieu cinq jours plus tard. La rue était bondée de personnes en deuil. Nous étions émus et étonnés par le nombre de vies que cet homme courtois, réservé et modeste avait touchées. Dix semaines plus tard, Sharon et moi nous sommes mariés, encore sous le choc de sa disparition. Conformément à la pratique juive orthodoxe, aucune musique n’a été jouée lors de la célébration de notre mariage.

Passeport d’Adalbert (Béla) Schlesinger

Un demi-siècle plus tard, ce sont les détails du dernier récit de mon père qui me reviennent à l’esprit : la façon dont il a déroulé le récit de sa vie, souhaitant manifestement que l’on se souvienne de lui de cette façon. Bien des années plus tard, ma mère, jamais en reste, a cru bon, elle aussi, de m’adresser ses propres dernières paroles, lesquelles n’ont pas manqué de m’interpeller. Je me souviens avec précision de ce qu’elle m’a dit. Ces deux témoignages ont pesé sur moi. Émanant séparément de personnes si intimement liées pendant des années, ils se rejoignent pour se fondre en une histoire plus large, qui est partiellement la mienne, bien sûr, mais aussi la leur. Parfois, les histoires racontées dans la sphère intime renvoient aux grands événements de l’histoire mondiale. Il est certain que les dépositions de mes parents ont été profondément marquées par le climat politique de l’Europe de l’entre-deux-guerres. Tous deux ont été victimes des persécutions nazies en leur qualité de réfugiés juifs ayant fui l’Autriche, incorporée au Reich allemand, pour se réfugier au Royaume-Uni. 

Béla

Un samedi, au début du mois d’octobre 1974, alors que l’automne commençait à se faire sentir, Béla Schlesinger a prononcé ses derniers mots. Il a surtout parlé de la première moitié de sa vie, de ce qui l’a façonné avant qu’il ne débarque au Royaume-Uni en mai 1939.

Mes ancêtres ont vécu dans le tentaculaire empire austro-hongrois, un État européen densément peuplé, multinational, multireligieux et multiethnique, qui n’était surpassé en taille que par l’immense empire russe. Les parents de Béla ont grandi dans de petites villes. Le hongrois était la langue de l’État et de la maison dans leur arrière-pays slovaque. Son père, Jakob, était boucher casher. Sa mère, Hermine, issue d’un milieu ultra-orthodoxe, était la fille astucieuse d’un aubergiste. Béla est né en 1904. Comme tous les membres de sa famille, il était bilingue hongrois-allemand.

À la fin du XIXe siècle, mes grands-parents quittèrent le Royaume de Hongrie pour s’installer dans la partie germano-autrichienne de l’empire. Dans leur nouvelle demeure, située à la frontière linguistique et culturelle, Jakob servit la communauté juive d’Eisenstadt, établie de longue date et réputée pour sa tradition rabbinique. En tant que boucher casher, il jouait un rôle essentiel au sein de la communauté. Le judaïsme orthodoxe impose des interdictions alimentaires et des méthodes d’abattage strictes. Eisenstadt était alors (et demeure) la capitale du Burgenland. 

Lorsque la Première Guerre mondiale éclate en 1914, le frère aîné de Béla, Karl, est enrôlé dans l’armée austro-hongroise à un poste subalterne, mais finit décoré pour sa bravoure. Plus tard, Jakob est également appelé à servir ; il participe aux combats en tant que sous-officier. À l’âge de douze ans, Béla devient l’homme de la maison, le soutien de sa mère et de ses sœurs Margit et Roszi. À la fin de la guerre, il quitte l’école. À quatorze ans, il entre comme apprenti dans la boucherie familiale qu’il connaît déjà bien puisqu’il a aidé sa mère à faire tourner la boutique pendant l’absence de son père. Encore enfant, son travail consiste à déplacer de lourdes carcasses, au détriment de sa croissance physique. Après la Première Guerre mondiale, l’Autriche-Hongrie est partitionnée et, en 1921, le Burgenland devient un État de la nouvelle République germanophone d’Autriche.

Des décennies plus tard, la première moitié de la vie de Béla figure en bonne place dans son testament spirituel. Autour de ses soixante-dix ans, il choisit d’évoquer ses meilleurs moments, en particulier la fierté qu’il tirait de son métier. En tant que gardien vigilant de l’entreprise familiale, il se rendait dans les fermes du Burgenland pour sélectionner les meilleures têtes de bétail. Il évalue le poids des bêtes à l’œil, leur état de santé au toucher. Je ne l’avais jamais entendu parler avec autant d’assurance et de fierté. Le seul document qui a survécu à sa fuite d’Autriche est un certificat de maître-boucher magnifiquement orné. Décerné en 1931, il est imprimé dans une police gothique allemande à deux tons et suspendu sur un mur de ma maison, bien qu’il n’ait jamais été exposé chez lui. 

Mariage de Martha et Béla Schlesinger, 1941

Les dernières paroles de Béla ne constituent qu’une chronique partielle. Il savait que ma mère écoutait et évitait prudemment de parler des aléas de notre vie familiale. En cet après-midi sombre, les souvenirs évoqués étaient autant de jalons de son existence qui l’avaient accompagné dans son déplacement forcé. Naturalisé britannique et patriote, il a constamment été reconnaissant et loyal envers l’État qui l’avait accueilli. Mais il a toujours souffert de la séparation d’avec une patrie adorée. Déraciné, il n’a par la suite jamais trouvé de travail lui apportant suffisamment de dignité, une réelle satisfaction ou une vie confortable. Après avoir pris sa retraite en 1969, il s’est rendu à Eisenstadt pour la première fois en plus de trente ans et ma mère a remarqué qu’il était exceptionnellement animé et heureux pendant cette visite.

Béla était généralement peu enclin à parler de lui-même, mais il lui arrivait d’évoquer son passé. Au fil des ans, j’ai appris qu’avant l’exil, il fréquentait assidûment le café de son quartier, où il rencontrait ses amis pour discuter et jouer aux cartes. Il était secouriste volontaire au sein de la brigade des pompiers d’Eisenstadt, ce qu’il a rappelé dans ses dernières paroles. Parmi les papiers de famille, j’ai trouvé un témoignage du chef des pompiers ainsi que les épaulettes de son uniforme. Béla était aussi gardien de but pour Eisenstadt dans la ligue de football juive Hakoach et avait gardé l’insigne de son club à la boutonnière. Autodidacte, il lisait beaucoup, aimait le jazz et le cinéma, était très au fait de l’actualité et incollable sur l’histoire et la géographie. Il conduisait une moto : une photo le montre vêtu de cuir et portant des lunettes de protection. Pour écouter des conférences et participer à des discussions, il avait adhéré à une association culturelle progressiste viennoise : les bulletins d’adhésion de 1935 et 1936 font partie de ces souvenirs. Social-démocrate convaincu, il conservait un pistolet pour se défendre contre les fascistes locaux. J’ai trouvé une copie de son permis. Il a raconté comment il avait sorti son arme pour dissuader une foule d’attaquer le quartier juif à la veille de la prise de pouvoir par les nazis en mars 1938 : une intervention qui s’était avérée décisive. C’est à Eisenstadt qu’il avait été le plus authentiquement lui-même. 

Le modèle de « nettoyage ethnique » et de ghettoïsation d’Adolf Eichmann a été inauguré dans le Burgenland. Les petites communautés juives de la région ont été efficacement et rapidement dépouillées et déracinées, forcées de s’installer à Vienne ou de quitter le pays quand elles le pouvaient. En l’espace d’un mois, l’entreprise familiale est fermée par l’État nazi. À l’automne 1938, Béla est emprisonné. Il n’en a que rarement parlé, et pas du tout en cet après-midi d’octobre. Une fois, cependant, il a révélé avoir été régulièrement battu pendant sa détention et contraint tous les jours de courir dans la cour de la prison. 

C’est ma mère qui a révélé la raison de son incarcération. Béla avait une petite amie non juive. Lorsque le Reich allemand a été instauré en Autriche, leur liaison est devenue extrêmement périlleuse. Il n’a jamais révélé le nom de sa compagne et je me demande parfois qui elle était et comment elle s’en est sortie par la suite. En vertu des lois antisémites de Nuremberg promulguées en 1935, les Juifs étaient distingués des Allemands sur le plan racial et il leur était interdit d’avoir des relations sexuelles avec des personnes de « sang allemand ». La punition infligée à Béla pour cette prétendue « souillure raciale » a été étendue à son père et à son frère. Considérés comme coresponsables de ses actes, tous deux ont été condamnés à des peines plus courtes, mais confrontés à la même brutalité. 

Fin 1938, libéré de prison, Béla s’enfuit immédiatement dans l’Italie fasciste qui vient d’adopter ses propres lois raciales. Lors de ce premier exil, il reste à Milan jusqu’en mai 1939 sans être inquiété par les autorités. Il existe des photos de lui avec d’autres réfugiés. Béla n’a jamais parlé en détail de son séjour. Une fois muni de l’autorisation officielle de rester six mois au Royaume-Uni, son visa de transit français lui permet de voyager en train de Milan à Calais, en passant par Modane. 

Débarqué à Folkestone, il est enfermé dans le camp de Kitchener. Situé à Sandwich, dans le Kent, ce centre d’hébergement pour quelque quatre mille réfugiés juifs de sexe masculin est géré par des organismes juifs britanniques sous la supervision du Home Office, le ministère de l’Intérieur britannique. Béla a toujours gardé un souvenir positif de son séjour. Il aime les travaux agricoles et assiste avec enthousiasme aux concerts des musiciens et aux conférences des intellectuels tous émigrés comme lui. C’est au camp Kitchener qu’il prend ses premières leçons d’anglais.

La guerre avec l’Allemagne éclate peu avant l’expiration du visa de Béla. Il reste au camp Kitchener jusqu’à la fin de l’année 1939, date à laquelle un tribunal lui attribue le statut de friendly enemy aliens. Comme de nombreux autres réfugiés juifs, il se porte volontaire pour servir dans le Corps auxiliaire des pionniers militaires, une unité non armée. Au début de l’année 1940, sa compagnie est envoyée en France dans le cadre du corps expéditionnaire britannique, où il reste jusqu’à l’évacuation de Dunkerque au début du mois de juin. Malgré son extrême importance, il n’a jamais mentionné cet aspect de son service militaire. Des décennies après sa mort, je n’ai pris connaissance de cette information qu’après avoir reçu son dossier militaire. 

Béla, qui conservait précieusement tous les principaux documents officiels le concernant, pouvait faire montre d’une soif terrible de destruction lorsqu’il s’agissait de ses propres écrits. Quelques années avant sa mort, il a brûlé, au grand dam de ma mère, toutes les lettres d’amour qu’il lui avait adressées. Elle les avait soigneusement conservées, nouées dans des rubans rouges. J’étais là quand elle a découvert ce qui leur était arrivé. Aux reproches furieux de Martha, il se contenta d’opposer un sourire penaud et un haussement d’épaules énigmatique. Mes parents se sont mariés en 1941, dans le Manchester de la guerre. À l’opposé de l’éducation traditionnelle et conservatrice que Béla avait reçue dans sa petite ville natale, Martha avait grandi dans un milieu raffiné au sein de la riche et éclectique communauté juive de Vienne. Mes parents n’étaient pas bien assortis. Rétrospectivement, dans les cercles d’émigrés qu’ils fréquentaient, de telles mésalliances entre personnes déplacées n’étaient toutefois pas inhabituelles.

Martha

Martha Bieler est arrivée au Royaume-Uni au printemps 1938 dans le cadre d’un programme d’immigration destiné aux réfugiées juives. Ce programme exigeait que ces femmes travaillent exclusivement comme employées de maison. Par un heureux hasard, Martha avait un correspondant de longue date dans le nord de l’Angleterre, lequel l’avait inscrite comme pouvant prétendre à ce type de travail. Bernard Sykes, un jeune journaliste, travaillait pour un journal local, le Bolton Evening News. Comprenant la menace nazie, il avait mis en place un réseau de correspondants chargés d’entretenir des relations épistolaires avec les Juifs d’Autriche et de leur apporter un soutien moral. De manière totalement désintéressée, Bernard s’était aussi porté financièrement garant de Martha lorsqu’elle avait décidé de fuir son pays. Celle-ci lui sera à jamais reconnaissante de lui avoir ainsi sauvé la vie.

 

Passeport de Martha Bieler

Les bons offices de M. Sykes permirent à Martha de se rendre à Bolton, dans le Lancashire, où elle devint la gouvernante d’un chirurgien local et de sa famille. Après quelques années, finalement déclarée réfugiée par un tribunal, elle devint libre d’accepter un emploi de guerre dans une usine fabriquant des uniformes militaires. À la maison, après la naissance de mon frère Ernest en 1943, elle travailla à la pièce et s’occupa de locataires. Une fois ses deux fils scolarisés, elle travailla à plein temps à des postes de bureau de plus en plus importants et prit sa retraite peu de temps avant la mort de mon père. Très organisée, élégante et douée, elle a assuré le fonctionnement de notre famille pendant trois décennies. Réalisant enfin son ambition de jeunesse, elle put se mettre à la peinture vers la soixantaine et produire des paysages et portraits aboutis, dont certains ont été exposés et même vendus.

Dix ans après la mort de mon père, Martha part à Londres pour prendre un nouveau départ et se remarie en 1982. 

Son second mari, Ben Bendoff, est un tapissier à la retraite ayant grandi dans l’East End de Londres. Ils partent régulièrement en vacances à l’étranger, ce qui procure beaucoup de plaisir à Martha. Grâce à son talent pour se faire des amis et à son sens de l’hospitalité, elle se créé un nouveau cercle agréable à Streatham, dans le sud de Londres, où elle s’adonne à des activités caritatives et vient en aide aux personnes âgées. Cette période de sa vie a été très enrichissante.

Treize ans plus tard, veuve pour la deuxième fois, Martha trouve du réconfort dans la peinture. 

Au bout de quelques années, néanmoins, son œuvre créative cesse soudainement lorsqu’une chute suivie d’une fracture de la hanche anéantit l’indépendance qu’elle avait maintenue si longtemps. 

Nous assistâmes à un déclin constant et pénible de ses capacités mentales. Au moment où elle a prononcé ses derniers mots, Martha se trouvait dans une maison de retraite juive, atteinte de démence. Cette fois-ci, plus avisé, je pris soin de rédiger une note détaillée immédiatement après notre surprenante conversation.

Martha est née à Vienne en 1913. Elle fait partie d’une fratrie de cinq frères et sœurs n’étant pas morts en bas âge. Aînée de trois filles, elle est très proche de ses sœurs Bertha et Sofie. Elle a deux frères plus âgés, Emil et Fritz. Martha pense que la perte par ses parents de trois enfants en bas âge a eu un impact négatif sur sa vie familiale. 

Son père, Joachim Bieler, est fabricant et sa mère, Gittel, s’occupe du ménage. Les parents de Martha font partie des Galiciens vivant aux frontières orientales de l’empire austro-hongrois. Ses grands-parents maternels étaient des petits propriétaires. Ses parents, quant à eux, s’installent à Vienne au début du XXe siècle. Ils sont germanophones, mais parlent couramment le polonais et le yiddish. D’après ma mère, la fortune de la famille a toujours été très instable, tout comme le comportement de son père. 

J’ai rendu visite à Martha par une magnifique journée ensoleillée. 

Nous avons admiré le jardin, alors en pleine floraison, et sommes allées prendre un café et un gâteau à la cafétéria de Nightingale House. Elle appréciait ces occasions, se sentant réconfortée par la répétition de ce rituel immuable. Bien que les conversations soutenues soient devenues impossibles, elle est presque toujours heureuse de recevoir de la visite. 

La première fois que cela s’est produit, j’ai montré de manière absurde ma photo dans son album et j’ai insisté sur le fait que cela prouvait que j’étais son fils. Elle a catégoriquement nié. Cet après-midi-là, pourtant, elle savait qui j’étais. À mon grand étonnement, Martha a parlé sans hésiter pendant plus d’une demi-heure, perçant le brouillard désespérant de sa démence.

Son testament semblait être un apaisement longtemps différé. 

Béla, dit-elle, n’a pas compris tout de suite comment fonctionnait un mariage. Il leur a fallu un an pour devenir un vrai couple, comme ce fut le cas pour ses propres parents. Elle et mon père ne formaient pas une union très solide. Elle n’avait pas été assez gentille avec lui. Il était bien trop tard pour se rattraper. 

Elle ne lui avait pas dit qu’elle l’aimait et y avait beaucoup réfléchi depuis. Bien que sa propre mère l’ait aimée, elle se plaignait de ne jamais avoir eu avec elle une relation aussi intime que celle dont elle avait rêvé. Son père ne s’intéressait guère à ses enfants ; il ne connaissait même pas leur nom, prétendait-elle avec amertume.

Martha et Béla avec leurs fils Ernest et Philip, ca. 1954

Pendant son adolescence, Martha avait fréquenté une célèbre école viennoise progressiste pour jeunes femmes dont elle parlait souvent. Située au cœur de la ville, l’école Schwartzwald, répétait-elle, lui avait enseigné tout ce qu’elle savait. Elle y avait appris l’anglais et un peu de français. Elle admirait ses professeures pour leur force de caractère et leur intellect. Un beau jour, elle avait peint un perce-neige qui suscita l’admiration de sa professeure de dessin. Ses bulletins scolaires, qu’elle avait conservés, faisaient d’ailleurs état de ses aptitudes pour l’art et les travaux manuels. 

Martha se souvient avec amertume qu’une fois, lorsqu’elle s’était rendue dans le bureau de son père, celui-ci avait signé son bulletin sans même le lire. Il se vantait de sa réussite scolaire, mais elle se sentait humiliée lorsqu’il ne payait pas les frais de scolarité à temps. Elle se souvient d’être entrée à l’université de Vienne y étudier la médecine pour en ressortir assez rapidement, ayant notamment perdu connaissance lors de sa première dissection et compris qu’elle n’avait pas la vocation. Les documents fragmentaires qu’elle a conservés montrent effectivement qu’elle est entrée à l’université en 1932, mais qu’elle l’a quittée l’année suivante. Elle souhaitait intégrer une école d’art, mais son père estimait que cela ne convient pas à une jeune femme et ne voulait pas payer les frais de scolarité. Après une année ratée à l’université, son père l’inscrivit à un cours de secrétariat et insista pour qu’elle travaille dans son bureau. Vinrent ensuite l’émigration forcée et de nombreuses années de créativité inexploitée.

Comme ceux de Béla, les derniers mots de Martha renvoient souvent à des moments formateurs de sa vie. Sa scolarité en a été le point culminant, tandis que ses parents ont été une source de déception. Elle était profondément triste de son long mariage peu épanouissant avec Béla. Ce jour-là, épuisée par l’effort, elle n’a pas pu en dire plus et s’est endormie. Quelques mois plus tard, elle s’en est allée à l’âge de 95 ans, 

Dans des moments de franchise, avant que la démence ne la frappe, Martha m’avait confié ne pas avoir aimé mon père, bien qu’elle appréciât son caractère résolu et son honnêteté. Parfois, un enfant, quel que soit son âge, entend malgré lui ce qu’il savait déjà à propos de ses parents mais qu’il avait choisi de refouler. Plus d’une fois, Martha avait révélé que dans la vingtaine, son grand amour avait été un homme du nom de Hans. Ce dernier, qui faisait partie de son cercle social viennois, s’était lui aussi enfui en Angleterre. Un jour, au début de la guerre, il était venu de Londres pour annoncer à Martha qu’il lui restait peu d’années à vivre. Malgré son amour pour elle, il avait décidé de lui épargner un veuvage précoce. Elle avait eu le cœur brisé et cette blessure ne s’était jamais vraiment refermée. Je suis sûr que Béla le savait. Est-ce pour cela que, sur le tard, il a détruit ses propres lettres d’amour ?

Un pari sur l’Histoire ?

Lorsque j’étais enfant, l’anglais et l’allemand étaient mes langues maternelles. Les identités « continentales » de mes parents (pour utiliser un euphémisme autrefois répandu en Angleterre) ont marqué la décoration, les règles morales, le fond et la forme des discussions, ainsi bien sûr que les habitudes culinaires, de notre foyer. Dans nos cercles, les souvenirs rapportés par la famille et les amis réfugiés (tous ces anciens Autrichiens, Tchèques, Allemands, Hongrois et autres Polonais que nous connaissions) évoquaient des personnes que je n’avais jamais rencontrées et des lieux que je ne connaissais pas, offrant un contraste bigarré avec la grisaille du centre-ville d’aujourd’hui. Les échos de la Mitteleuropa faisaient tout simplement partie de l’enfance.

Cette ambiance a généré un sens intime de l’altérité européenne, le plus souvent discrètement gardé sous le coude. Cette autre dimension de mon identité a toujours coexisté avec ma nationalité britannique, dans des proportions fluctuantes. Plus tard, au fil des décennies, mes amitiés et mes activités professionnelles à travers le continent ont modifié ce que signifiait pour moi être Européen. Cet écheveau de sentiments est devenu d’autant plus vaste, plus complexe, plus positif et plus durable, avec le temps que j’étais par ailleurs polyglotte.

Huit décennies après que mes parents ont fui l’Allemagne nazie, leur pays d’asile bien-aimé a opéré un choix fatidique. En juin 2016, à l’issue d’un référendum remporté de justesse, le Royaume-Uni a choisi de quitter l’Union européenne. Le Brexit est devenu un catalyseur de mesures correctives prises à titre privé par des citoyens britanniques qui se sentaient européens et voulaient appartenir à l’UE. Leur désir de conserver leur liberté de mouvement pour le travail, les voyages et les possibilités d’éducation s’est révélé une puissante force motrice. Environ un quart de million de Britanniques ont demandé la citoyenneté de la République d’Irlande, ce qui a représenté le plus grand contingent de demandes de naturalisation. Conformément à leur histoire familiale, quelque 10 000 Juifs britanniques ont sollicité des passeports dans un État de l’UE.

En 2020, la République d’Autriche a adopté une loi en rapport avec le sort de mes parents. Sa Loi sur la nationalité permet aux descendants des victimes des persécutions nazies de récupérer la citoyenneté perdue de leurs ancêtres. Mon frère et moi avons sollicité la nationalité autrichienne parce que nos parents ont été injustement déchus de leur citoyenneté. Longtemps après leur mort, un acte de réparation a ainsi été accompli. En outre, le Brexit nous avait privés de la citoyenneté de l’Union européenne, dont le potentiel de création d’une communauté postnationale n’avait pas encore pu être réalisé. 

Bien sûr, tout pari sur l’Histoire comporte des conséquences imprévisibles. Mes propos ont été écrits dans l’ombre du 7 octobre, certainement un tournant dans le conflit israélo-palestinien, ainsi que pour l’avenir diasporique des Juifs, quelle que soit leur citoyenneté.


Philip Schlesinger

Philip Schlesinger est professeur de « Cultural Theory » à l’Université de Glasgow. Ses recherches sur la sociologie politique des médias et de la culture sont citées dans le monde entier. Il s’intéresse également à l’ethnographie littéraire.

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