Le contre-sionisme : une controverse

On connaissait l’antisionisme, mais qu’est-ce que peut bien être le contre-sionisme ? Dans cette critique du dernier livre de Shaul Magid, The Necessity of exil, Abraham Zuraw s’interroge sur la pertinence d’une certaine modalité juive-américaine de la critique d’Israël, qui s’énonce au nom d’une métaphysique de l’exil dont on peine à saisir la consistance.

 

‘L’exil’, par Joseph Budko,1916, gravure sur le thème de la haggadah © mahJ

 

Pendant trois jours, en mai 1942, David Ben-Gourion négocia avec les dirigeants juifs américains à l’hôtel Biltmore de New York. Cette semaine-là, « la trajectoire du sionisme américain a changé », écrit Magid. Il ne fait pas référence au programme de Biltmore, la déclaration commune publiée à l’issue de la conférence et appelant à un Commonwealth juif souverain en Palestine (les conférences sionistes précédentes avaient proposé le terme plus ambigu de « foyer national »), mais à un accord parallèle selon lequel le Yishuv considérerait désormais les Juifs américains comme vivant en « diaspora » (golah) plutôt qu’en « exil » (galout).

Pour Magid, l’exil est un ingrédient clé de l’existence juive. La « négation de l’exil » par les sionistes (shlilat hagalout) est la source de tous les problèmes rencontrés depuis Biltmore, un fil qui va de la Nakba au Gush Emonim et se traduit par l’occupation quasi permanente de la Cisjordanie par Israël.

Le contre-sionisme n’est pas une politique qui s’oppose au sionisme. C’est un judaïsme qui interdit la politique en tant que telle, la poursuite d’intérêts collectifs et matériels avec un horizon défini.

Magid accorde peut-être trop d’importance à la conférence de Biltmore. Après tout, en 1942, l’exil a été aboli dans toute l’Europe de la manière la plus concrète et meurtrière qui soit. Mais Magid considère aussi l’histoire juive comme une série d’engagements souscrits puis rompus. À Biltmore, les Juifs ont rompu leur alliance avec Dieu, leur « alliance exilique », et se sont inscrits dans l’histoire. Au lieu d’être une lumière pour les nations, ils sont devenus une nation comme les autres. Il en déduit que si l’éthique juive surgit de l’exil, la négation de ce dernier entraîne la négation de ladite éthique au profit du chauvinisme. Ce cadre exclut les contingences matérielles, sociales ou politiques de la trajectoire d’Israël. Naturellement, les aspirations arabes et juives conflictuelles requièrent une solution métaphysique — un programme de « réflexion », de « repensée » et de « prise en compte » à la Peter Beinart — que Magid qualifie de contre-sionisme.

Le contre-sionisme « se réapproprie l’exil en tant que motif productif de reconstruction d’une relation juive humble et non possessive à la terre située entre le Jourdain et la mer Méditerranée ». Si le contre-sionisme, à l’image de l’antisionisme, refuse la souveraineté juive, ses objectifs n’en sont pas moins eschatologiques et non politiques. En renonçant à leur État-nation, les Juifs pourraient accomplir un « acte messianique ». The Necessity of Exile [La nécessité de l’exil] ne constitue pas un manifeste pour un seul État, dans la mesure où le contre-sionisme n’est pas une politique qui s’oppose au sionisme. C’est un judaïsme qui interdit la politique en tant que telle, la poursuite d’intérêts collectifs et matériels avec un horizon défini.

Le contre-sionisme distingue l’exil de la diaspora. La diaspora est l’expression géographique, l’exil la « manière d’être » transcendante. Cette distinction entre le corps et l’âme crée la possibilité d’une présence juive sur la terre conforme à l’impératif moral de l’exil, un « exil sur la terre ». À rebours du sionisme culturel d’Ahad Ha’am, Israël importerait le cadre moral de l’exil à partir de la diaspora. Mais qu’est-ce que l’exil séparé de son sens géographique, si ce n’est un simple rappel de la règle d’or : « Agis envers les autres comme tu aimerais qu’ils agissent envers toi » ? L’exil de Magid est un exil de nulle part. Détaché de sa référence géographique enracinée, il perd sa singularité qui fait de Sion et de Babylone des métaphores convaincantes, des lieux renvoyant à des idées et des idées renvoyant à des lieux, mais pas complètement non plus.

L’exil n’est donc pas un souvenir où puiser, mais une qualité juive essentielle. Comme le Juif errant, l’homo exilicus de Magid est un étranger par nature, du moins jusqu’à l’arrivée du messie.

L’exil désincarné de Magid comporte également des implications plus inquiétantes. Le commandement lévitique selon lequel il faut se souvenir que vous avez été un jour des étrangers vivant dans le pays d’Égypte lie l’extranéité juive au lieu « Égypte » et au temps « autrefois ». L’exil de Magid, en revanche, est existentiel : « Si nous comprenons la naissance du peuple israélite à travers son expérience de la servitude en Égypte, l’oppression est le fondement même de l’identité juive ». L’exil n’est donc pas un souvenir où puiser, mais une qualité juive essentielle. Comme le Juif errant, l’homo exilicus de Magid est un étranger par nature, du moins jusqu’à l’arrivée du messie.

Comment expliquer le messianisme de Magid ? Il découle peut-être d’une sorte d’aliénation. Comme le suggère le sous-titre Essays from a Distance [Essais à distance], The Necessity of Exile est un livre exprimant un point de vue juif américain sur Israël. Les Juifs américains vivent au centre d’une métropole mondiale, mais lorsqu’il s’agit d’identité juive, ils se contentent de regarder Israël depuis la périphérie et de définir leur politique par rapport à l’État hébreu. Contre, anti, de droite, de gauche, post… la prolifération des variétés de sionisme montre à quel point l’idée sioniste reste inéluctablement d’actualité, voire féconde. Dans ce contexte, le contre-sionisme de Magid est moins révolutionnaire que contreculturel : une orientation symbolique consciente de soi qui se distancie de la métropole hébraïque. Magid peut rejeter le sionisme, mais il ne peut échapper à son orbite.

Shaul Magid

Même si Magid a terminé The Necessity of Exile peu de temps avant le 7 octobre, les événements survenus ce jour-là sont omniprésents dans son ouvrage. D’une part, le 7 octobre domine la réception du livre par les critiques. Celle de Ha’aretz, publiée en décembre, commence par « Exactement deux mois après le massacre du 7 octobre… ». Selon le New York Times, Magid participe à un « moment chargé ». Les événements sur le terrain, en Israël, l’ont submergé. « On ne peut pas écrire, on ne peut même pas penser, à propos d’Israël sans se confronter à la terrible journée du 7 octobre 2023 et à ses conséquences de plus en plus terrifiantes », écrivait-il après l’attentat. Sans qu’il y soit pour rien, Magid est devenu l’après-attentat. À distance, The Necessity of Exile peut se lire comme une source première de la négation de l’exil.


Abraham Zuraw

 

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