Après sa tribune en compagnie de Raphaël Glucksmann dans les colonnes du Monde, la rédaction de K. souhaitait permettre à Daniel Cohn-Bendit de développer sa position résolument critique du gouvernement israélien et en faveur de la reconnaissance d’un État palestinien. Dans cet entretien, Julia Christ et Danny Trom l’interrogent sur son judaïsme, son rapport au sionisme, sur la manière dont il perçoit les mouvements pro-palestiniens et le BDS, mais aussi sur l’Europe et les populismes…
Danny Trom : Pour entrer en matière, peux-tu nous raconter comment tu as vécu le 7 octobre ?
Daniel Cohn-Bendit : Pour comprendre ma réaction au 7 octobre, il faut l’inscrire dans une réflexion qui dure depuis quelques années, sur mon identité juive. Être juif sans être juif, tout en étant juif sans l’être. J’avais fait ce film, Nous sommes tous des juifs allemands. Je me suis aperçu qu’on ne peut pas s’échapper de l’histoire, que je ne peux pas m’en échapper. Quand je vois cette photo du gamin qui sort du ghetto les mains levées, je me dis que ça aurait pu être moi ou mon frère. Donc je suis dans cette histoire. Alors c’est dans ce travail de réflexion entamé il y a quelques années qu’arrive le 7 octobre. Et le 7 octobre, c’est la confirmation qu’il y a vraiment une volonté d’élimination des juifs, de la part du Hamas, des islamistes, de l’Iran, une volonté que les juifs d’Israël soient chassés d’Israël, qu’Israël soit détruit. Moi, je n’ai jamais été sioniste, mais je n’ai jamais été antisioniste. Je me suis toujours défini comme a-sioniste. Je comprends parfaitement que des juifs estiment que personne ne les a protégés ni ne les protègera, qu’il leur faut un État qui soit chargé de leur protection.
Mais ce n’est pas ma perspective. Peut-être, d’une manière un peu arrogante, je me dis que je n’ai pas envie de vivre parmi une majorité de juifs. Mais je comprends ceux qui défendent cette idée. D’ailleurs, ma mère aurait bien voulu, en 1945, partir en Palestine ; mais mon père ne voulait pas. Donc, le 7 et le 8 octobre, je me suis dit qu’il était terrible que ceux qui sont partis en Israël, qui y sont allés pour être protégés, ne l’aient pas été. Israël ne les a pas protégés. Tout ce qui constitue la base du sionisme s’effondre donc le 7 octobre. Et puis, dans cette situation de tristesse, mais surtout d’effarement, je m’aperçois que, à part les juifs, ça n’a pas touché grand monde. J’exagère un tout petit peu, mais que ça soit en Allemagne ou en France, l’indifférence sautait aux yeux. Et qu’on ne me raconte pas que cette manifestation de 100 000 personnes à Paris y change quelque chose. Elle comportait une grande majorité de juifs, surtout des vieux, les jeunes étaient absents. Cela n’a pas été un moment populaire de solidarité. L’après 7 octobre a suscité un sentiment d’isolement des juifs.
Puis, il y a eu cette montée de justifications emberlificotées des massacres du Hamas, dans la tradition de l’anti-impérialisme. Politiquement, je me suis dit que ce n’était pas bien différent de lorsque l’on a soutenu le FLN malgré toutes ses exactions, ou le Viet Cong, etc. Il s’avère que ces mouvements de libération sont aussi des mouvements totalitaires. Ça ne délégitime en rien l’anti-impérialisme, ni la décolonisation, mais ça pose quand même problème… Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans le soutien et la justification acritiques de ces mouvements. Je ne sais pas si ceux qui procèdent ainsi à propos du massacre du 7 octobre sont antisémites. Je ne sais pas. Mais en tout cas, les juifs ne les intéressent pas. Ça, je peux le dire. Donc, il n’y a pas eu de mouvement de solidarité avec les juifs après le 7 octobre. Bien entendu, il y a eu des exceptions. Mais globalement, il n’y a pas eu beaucoup d’empathie pour les juifs qui ont été massacrés, violés, etc.
Le 7 et le 8 octobre, je me suis dit qu’il était terrible que ceux qui sont partis en Israël, qui y sont allés pour être protégés, ne l’aient pas été. Tout ce qui constitue la base du sionisme s’effondre donc le 7 octobre.
Julia Christ : Le Viet Cong, le FLN, ce sont des mouvements anti-impérialistes, anticoloniaux…
DCB : Oui, mais dictatoriaux.
JC : Oui, mais le Hamas, c’est aussi un mouvement anticolonial ?
DCB : C’est un mouvement qui est considéré comme un mouvement de libération des Palestiniens. Le problème, ce n’est pas anticolonial ou pas anticolonial. Il y a une légitimité pour les Palestiniens à avoir un État. Le Hamas se considère comme une armée de libération des Palestiniens. Et il est considéré comme tel par la majorité de ceux qui soutiennent les Palestiniens aujourd’hui. Donc, le problème de la colonisation est secondaire, parce que l’État d’Israël n’est pas un État colonial, quoique la situation en Cisjordanie relève effectivement de la colonisation.
JC : Mais c’est important de le clarifier.
DCB : Oui, mais, pour moi, il est important de souligner que c’est un mouvement qui se bat pour un État palestinien.
JC : Le Hamas ?
DCB : Le Hamas, et les autres, oui. En tout cas, il le prétend. Et son modèle étatique au Hamas, c’est l’Iran. C’est-à-dire que si, aujourd’hui, il y avait la création d’un État palestinien sous l’autorité du Hamas ou des djihadistes, on aurait quelque chose de semblable à la République islamique d’Iran. Et Israël refuse d’avoir à sa frontière l’Iran, ce qui est tout à fait compréhensible. Donc, ce n’est pas un problème mineur. C’est pour cela que tous ceux qui soutiennent aujourd’hui les Palestiniens à travers le Hamas ne comprennent rien à la situation.
DT : Je voudrais revenir un tout petit peu en arrière, sur cette solitude éprouvée après le 7 octobre. Est-ce que, depuis l’Europe, cette solitude éprouvée ne nous oblige pas à porter un nouveau regard sur le projet sioniste ? Parce que, en principe, l’Europe d’aujourd’hui devrait se préoccuper du reste des juifs qui y vivent encore.
DCB : Là, il faut être prudent. Il y a dans la société une pulsion anti-juive, antisémite, qui vient en majorité de musulmans, avec l’extrême gauche qui, pour des raisons diverses, soutient ces pulsions. Mais il faut souligner que les États européens protègent les Juifs. Le meilleur exemple pour moi, c’est la société allemande. Je prétends que, malgré tous les mouvements contraires qui l’agitent, le pays le plus sûr pour les juifs dans le monde, c’est l’Allemagne. Parce que c’est un État qui, sans hésiter, sans jamais douter, protège résolument la communauté juive.
DT : Certains expriment cela en termes de Staatsräson, on en a beaucoup débattu en Allemagne. Qu’est-ce que tu en penses ?
DCB : Moi, je trouve que cette raison d’État est mal formulée. Je suis d’accord quand les Allemands disent : « Notre raison d’État, c’est d’être du côté des juifs contre l’antisémitisme, de les protéger de par le monde et en Israël aussi ». Mais la raison d’État seulement définie par rapport à Israël, cela pose problème : qu’est-ce qu’on en fait si les fascistes prennent complètement le pouvoir en Israël ? Si, demain, Netanyahu, avec Smotrich et Ben-Gvir, décident de refouler les Palestiniens vers la Jordanie, ou qu’ils expulsent les deux millions de Gazaouis, que nous dicterait cette raison d’État ? On se retrouverait coincé.
DT : De ce que j’ai compris, la raison d’État de l’Allemagne consiste à défendre l’existence de l’État d’Israël.
DCB : Oui, mais à partir du moment où l’État d’Israël se met lui-même en danger ?
DT : Il est arrivé à l’Allemagne de critiquer Israël tout de même.
DCB : Oui, mais c’est très difficile pour l’Allemagne de critiquer Israël. Je me rappelle d’une discussion avec mon copain, Joschka Fischer[1], qui était alors le ministre allemand des Affaires étrangères. Je lui ai dit : « Vous ne pouvez pas continuer comme ça. Vous devez trouver un moyen de critiquer la colonisation en Cisjordanie. On ne peut pas accepter ça, parce qu’il y a quand même le droit international, la perspective des deux États, l’ONU, et si on ne se bat pas pour le droit, on n’est pas crédible ». Il m’a répondu : « Dany, je te comprends. Je vais aller voir mon copain Ariel Sharon, et lui dire que ça ne va pas comme ça, vraiment pas. Et tu sais ce qu’il va me répondre Ariel ? Il va me demander « Joschka tu viens d’où ? Ah, d’Allemagne ? Donc maintenant, les Allemands nous disent ce qu’on a le droit de faire ou pas le droit de faire ? » ». Pour les Allemands, à l’évidence, c’est extrêmement difficile. Mais, vu l’évolution de la situation, défendre l’État d’Israël, pour moi, nécessite de se dissocier du gouvernement actuel. Donc, il faut trouver un moyen diplomatico-politique pour bien marquer que, oui, nous sommes du côté du peuple israélien et des juifs d’Israël, mais que nous voyons que ce gouvernement mène Israël à sa perte.
Si on a écrit ce texte avec Raphaël Glucksmann à ce moment-là, c’est parce qu’on n’a plus supporté que soit éludée la question palestinienne. Il y a un moment où on ne pouvait plus se taire.
Parce que, et c’est toute la question maintenant, qu’est-ce qu’il est proposé aux Palestiniens ? Je ne dis pas au Hamas, mais aux Palestiniens. Qu’est-ce qu’on leur propose ? Existe-t-il en Israël l’idée d’une perspective pour les Palestiniens ? J’ai bien conscience que tout cela mettra du temps. Sans un processus où les Palestiniens commencent à se désolidariser du Hamas, on n’y arrivera pas. Mais il faut bien proposer quelque chose aux Palestiniens, même si c’est une concession minimale.
DT : L’embryon était là. C’était l’Autorité palestinienne.
DCB : Voilà, moi, je suis en faveur d’une reconnaissance de l’Autorité palestinienne. Reconnaître, mais pas n’importe comment. Le gouvernement français ou l’Union européenne devraient parvenir à un accord avec l’Autorité palestinienne, en énonçant clairement les bases de cette reconnaissance. Avec, en premier lieu, l’exigence d’une reconnaissance de l’État d’Israël, qui, comme on l’a écrit dans le texte avec Raphaël Glucksamnn dans Le Monde, doit aller jusqu’aux livres scolaires. De même que l’État d’Israël doit exister, inamovible, il doit exister un État palestinien inamovible. D’ailleurs, le discours d’Abbas à l’ONU il y a trois ou quatre ans n’était pas bête. Quand il dit : « Je regarde une carte du Moyen-Orient, il manque un État ». Il n’a pas dit : « Il y en a un de trop ». C’est dans cette direction qu’il faut que l’Europe pousse, il faut que les Palestiniens comprennent que leur perspective ne peut être que celle à deux États. Cela doit passer par un accord où cette reconnaissance mutuelle est signée.
DT : C’est reprendre Oslo.
DCB : Oui, mais trois décennies après… Entre-temps, les choses se sont précipitées, avec le 7 octobre. Si on a écrit ce texte avec Raphaël Glucksmann à ce moment-là, c’est parce qu’on n’a plus supporté que soit éludée la question palestinienne. On a attendu pourtant, et on a justifié cette guerre d’Israël en réaction au 7 octobre : oui, il fallait attaquer le Hamas, il fallait qu’Israël se le fasse. Mais il y a un moment où on ne pouvait plus se taire. Plus la guerre avançait, moins on comprenait où les Israéliens voulaient en arriver, sinon à faire en sorte que Netanyahu reste au pouvoir. Sans solution aucune pour les Palestiniens, le risque est d’alimenter indéfiniment le terrorisme.
DT : Bien sûr, le gouvernement actuel d’Israël est heureux de ne rien proposer pour la simple raison qu’il préfère qu’il n’y ait pas d’État palestinien.
DCB : Tu connais cette blague ? Dieu appelle Trump, Poutine et Netanyahu et leur dit : « Écoutez, vous êtes des États formidables, mais dans deux semaines, le monde va s’effondrer. Allez dire ça à vos peuples ». Trump fait un discours et dit : « J’ai rencontré Dieu, c’est formidable. Il a reconnu qu’on est l’État le plus important de la planète. C’est donc une bonne nouvelle. Mais la mauvaise nouvelle, c’est que dans 15 jours, il n’y a plus rien ». Poutine parle depuis le Kremlin et dit : « J’ai une bonne nouvelle, on a rencontré Dieu et il a reconnu que la Russie est vraiment l’État qui a la mission la plus importante pour toute la planète. Mais j’ai une mauvaise nouvelle : dans 15 jours, tout est fini ». Et Netanyahu annonce : « J’ai deux bonnes nouvelles. D’abord, Dieu a reconnu qu’on est le peuple élu. Et la deuxième : il n’y aura pas d’État palestinien ». (rires)
C’est paradoxal : la plupart des gens se disent pour la solution à deux États, mais ne veulent en soutenir qu’un. Voilà le drame de la situation, il y a une injonction à choisir son camp.
JC : Est-ce qu’on peut revenir à ta tribune avec Glucksmann ? Dans cette tribune, vous dites en substance : « Nous, les juifs, on était seuls, personne ne nous a soutenus, personne n’était à nos côtés. Mais ce n’est pas une raison pour se taire maintenant ».
DCB : Oui, on a trouvé intolérable, non seulement ce qu’a fait le Hamas, mais aussi ce manque d’empathie. Et on en a souffert. Mais ce n’est pas parce qu’on en a souffert qu’on ne peut pas souffrir de ce qui est en train d’arriver à Gaza. L’un n’empêche pas l’autre.
JC : Mais d’où vient ce manque de symétrie, selon toi ?
DCB : C’est vraiment le problème le plus difficile. Nous vivons dans un monde où on ne peut être que d’un côté. Donc, soit tu es pro-palestinien, soit tu es pro-israélien. Et malheureusement, la plupart des gens n’ont pas compris, à part une minorité en Israël qui le dit d’une manière intéressante, que pour être vraiment pro-israélien, il faut aussi être pro-palestinien. Sinon ça ne marchera pas. Ça me fait penser à une histoire. Aurélie Filippetti, qui était chez les Verts à l’époque, avait dit « Si on va manifester pour les Palestiniens, moi, je manifesterai avec deux drapeaux : un drapeau palestinien et un drapeau israélien ». Elle a été exclue des Verts, pour ça. Moi je lui avais apporté mon soutien, elle avait tout à fait raison. C’est ça la bonne position à tenir.
DT : Donc, les Palestiniens, il faut qu’ils soient pro-israéliens aussi.
DCB : Oui, et que les Israéliens soient pro-palestiniens. Parce que la condition pour que les Palestiniens aient une perspective, c’est que les Israéliens en aient une. Et vice-versa. Mais malheureusement, on vit dans un monde où, quand je dis cela, les gens me regardent comme si je proposais une infamie. C’est paradoxal : la plupart des gens se disent pour la solution à deux États, mais ne veulent en soutenir qu’un. Voilà le drame de la situation, il y a une injonction à choisir son camp.
JC : Comment l’expliques-tu?
DCB : C’est le manichéisme de la politique en général : tu es ou de gauche ou de droite.
DT : C’est vrai, mais en même temps, dans les grandes manifestations pro-palestiniennes, le slogan « from the river to the sea », ce n’est pas l’alternative gauche/droite, mais la revendication de l’un qui passe par l’effacement de l’autre.
DCB : Et dans l’accord gouvernemental entre Netanyahu et les partis d’extrême droite, il y a écrit : « From the sea to the river is Jewish ».
DT : C’est vrai.
DCB : C’est ça le problème. Je me souviens avoir discuté avec un porte-parole des colons à Hébron, lorsque j’y suis allé avec des gens de Breaking the silence. Le type, c’est John Wayne, un colt à la ceinture. Après qu’il nous ait montré la Torah, la synagogue, je lui demande ce qu’il pense de la situation des Palestiniens. « Ça m’est égal » me répond-il. Je lui dis : « Mais l’État d’Israël ne peut pas continuer comme ça ». « Si, parce que si vous nous laissez tomber à Hébron, demain c’est Haïfa qui tombe, c’est Tel-Aviv qui tombe, c’est Jérusalem qui tombe. Vous ne tiendrez pas ». Je lui demande « Mais qu’est-ce que vous faites des Palestiniens ? ». Il me répond : « C’est simple. On nous proposait Madagascar, nous leur proposons Madagascar ». Et là, tu ne peux que regarder le mec avec de grands yeux…
DT : C’est sûr que là, il s’agissait de cette fraction particulièrement radicalisée.
DCB : Ce sont des fascistes, des racistes. Ils sont très forts et nombreux en Cisjordanie, et ce qui est nouveau avec ce gouvernement, c’est qu’ils sont au pouvoir.
DT : On a cru, on a espéré qu’il tomberait assez vite, et il ne tombe pas… Je voudrais revenir sur ta blague sur la fin du monde. Dieu y convoque les États-Unis et la Russie, mais pas l’Europe. Ta trajectoire est celle d’un militant européen. La période post-68 a donné lieu à tout un ensemble de reconversions. Benny Lévy, par exemple, est parti dans une direction, on sait laquelle. Et toi tu es parti du côté de l’Europe. Peux-tu nous préciser le rôle qu’a joué l’Europe dans ta trajectoire politique ?
DCB : Mon rapport à l’Europe est la conséquence du fait que mes parents ont quitté l’Allemagne en 1933. Mon père était un avocat de gauche et devait être arrêté après l’incendie du Reichstag. Donc, je suis né en France de parents allemands. Et j’étais apatride jusqu’à l’âge de 13 ans, mes parents ne m’ayant pas déclaré à ma naissance, au contraire de mon frère qui est né en 1936, parce qu’ils espéraient partir soit aux États-Unis, soit en Palestine. Ils n’y sont pas allés. Et après six mois, si tu n’as pas été déclaré, c’est trop tard, tu ne peux pas être français. Donc j’étais apatride. Mes parents ont été apatrides, avant de reprendre la nationalité allemande plus tard. Donc mes parents étaient allemands, mon frère était français. Et moi, je ne voulais pas choisir.
Puis, sur le conseil de mon père qui était revenu en Allemagne pour être avocat, j’ai pris la nationalité allemande pour éviter d’avoir à faire mon service militaire. Car à l’époque, un décret du gouvernement allemand stipulait que les enfants de persécutés n’étaient pas obligés de faire leur service militaire s’ils ne le souhaitaient pas. Donc, je suis devenu allemand. Mais je n’étais pas allemand. J’étais vraiment un allemand de papier et j’étais un apatride parce qu’on ne voulait pas me donner la nationalité française. C’est de cette histoire qu’est sortie ma vision de l’avenir selon laquelle il faut dépasser cette alternative France/Allemagne. C’est ainsi que j’ interprète mon histoire.
DT : Ça a été l’Europe, mais, du côté de ta mère, ça aurait pu être plutôt Israël. Le dilemme, ce n’est pas seulement Allemagne ou France, c’est Europe/Israël aussi. Et Israël, c’est aussi une manière de sauter par-dessus le problème des nationalismes européens.
DCB : Longtemps, l’alternative Europe/Israël n’a pas été mon problème, même si j’ai été à 17 ans en Israël, au kibboutz Hazorea. Le problème, c’est que je ne voulais pas devenir un nationaliste israélien. Moi, je suis un apatride. J’ai un ami qui dit, à propos des juifs qui ont quitté l’est de l’Europe pour aller en Israël : « Ils sont partis en juifs et ils sont arrivés en Israéliens ». Évidemment, ils sont juifs, mais ils sont d’abord Israéliens. Ils ont une identification avec une nation, c’est ce qu’ils veulent. Ce n’est pas à moi de les critiquer, mais ce n’est pas mon histoire et ce n’est pas ma volonté. Même si j’ai à présent la nationalité française, je reste un apatride. Et je ne peux pas être un nationaliste de quoi que ce soit, ni israélien ni français. Sauf en foot, où je suis toujours pour l’équipe de France, mais c’est une autre question (rire).
L’Europe, pour moi, c’est le dépassement des nationalismes. Alors qu’Israël m’obligerait à me nationaliser. Moi je ne suis pas nationalisable, et je ne veux pas l’être.
DT : Donc, ils sont devenus d’abord israéliens et secondairement juifs et toi, en restant européen, tu es resté d’abord juif, et puis européen ?
DCB : Non, en étant européen, je n’étais d’abord rien. Et je me suis aperçu que je suis aussi juif. Ce n’est pas la chose la plus déterminante, mais c’est une constante. Une constante que j’ai longuement ignorée, ou que j’ai refoulée.
DT : Quand est-ce que cela est apparu ?
DCB : C’est une histoire très simple. Je suis marié avec une femme, qui est goye.
DT : Ça arrive.
DCB : Ça arrive (rires). Quand je regarde certains films, ils me font pleurer. Je pleure systématiquement. Un jour qu’on discute avec ma femme, je lui dis : « Non, mais Israël, ce n’est pas mon problème ». Et elle me répond : « Dany, tu te simplifies les choses. Ce n’est pas vrai ».
DT : C’était quel film, par exemple ?
DCB : Toutes sortes de films, que ça soit La Liste de Schindler, tout… Dès qu’il y a un nazi. Ça peut être L’Enclos de Gatti… Enfin, c’est tous les films qui peuvent exister sur ce sujet, les bons et les mauvais. Et donc c’est là, il y a une dizaine d’années, que je me suis laissé aller à essayer de comprendre. Je crois que… Moi, je suis un juif diasporique. Je suis un juif diasporique qui ne va jamais à la synagogue, qui ne fête jamais rien. Et ça ne m’intéresse pas, vraiment. La seule chose un peu drôle, c’est mon fils, à Francfort, qui, tout en n’étant évidemment pas juif, est totalement intégré à la communauté juive. Il n’est pas du tout religieux, mais il s’occupe de Maccabi Francfort. Et d’ailleurs, la communauté juive essaye, en l’attirant vers eux, de peut-être un jour m’attirer aussi…
Il n’empêche : l’Europe, pour moi, c’est le dépassement des nationalismes. Alors qu’Israël m’obligerait à me nationaliser. Moi je ne suis pas nationalisable, et je ne veux pas l’être. Je ne critique pas ceux qui le souhaitent, c’est en ce sens que je suis a-sioniste. Je ne dis pas : « C’est impossible ». Mais : « It’s not my business ». Cependant, je suis prêt à le défendre, cet État, à condition que les Israéliens défendent aussi les Palestiniens.
JC : Mais crois-tu encore à une Europe postnationale, après les évolutions qu’on a vues à l’Est ? On défend l’Ukraine en tant qu’État-nation… Je connais le discours habermassien sur l’Europe qui, comme le tien, raconte une histoire postnationale. Mais l’Europe intègre quand même des nations ! Comment analyses-tu la crise de l’Europe ? La montée des populismes nationalistes semble indiquer que l’Europe n’a pas vu que la plupart des gens n’ont pas envie de se dire : « On n’est pas nationalisé ».
DCB : Nous sommes dans un moment historique très intéressant. Le diagnostic que tu poses est juste. Mais en même temps, jamais dans l’histoire de l’Europe les nations n’ont été aussi faibles. La France, qu’est-ce que c’est dans le monde ? Rien du tout. L’Allemagne, non plus. Et on peut dire pareil de tous les États européens. Je veux dire que tous les problèmes que nous avons, que ça soit l’immigration, que ça soit le réchauffement climatique, que ça soit l’économie, que ça soit la Chine, que ça soit les guerres, que ça soit la protection face à la Russie, rien de tout ça ne se décline plus nationalement.
Peut-être que l’Europe est impossible, parce que l’espoir de s’en sortir nationalement est encore trop fort. Mais le paradoxe, c’est qu’aujourd’hui, l’extrême droite populiste ne croit pas à une sortie de l’Europe.
DT : Comment expliques-tu alors la crise de la montée des populismes, alors que, logiquement, ça devrait être une occasion de passer à l’échelon supérieur en donnant plus de pouvoir à l’Europe ? Qu’est-ce qui se passe, quelle faute avons-nous commise ?
DCB : Il y a une faute, mais avant de parler de la faute, je veux souligner que l’Europe actuelle marque une rupture avec trois siècles d’histoire. Et les grandes ruptures historiques se font toujours tragiquement. Le passage à l’État-nation, l’Allemagne en est l’exemple, mais tous les passages à l’État-nation ont été très problématiques, très contradictoires. Aujourd’hui, alors qu’on est encore imprégnés de cet État-nation, on s’aperçoit qu’il nous échappe. Et donc il y a une réaction rétrograde parce qu’on espère garder la main, échapper aux conséquences de cette rupture. Pourquoi certains espèrent que la France va arrêter « le grand remplacement » ? Parce que ce serait tellement plus simple. Alors l’erreur de l’Europe, ou disons la difficulté qui se pose à elle, c’est qu’elle n’est pas parvenue à proposer un imaginaire pour appréhender la complexité de cette rupture historique. Il y a eu beaucoup d’imaginaires européens, mais c’était toujours sous les auspices d’une nation. Il y avait l’Allemagne qui pensait l’Europe, la France qui pensait l’Europe… Mais une Europe comme espace égalitaire, où aucune nation ne domine, ça semble contradictoire, presque impensable. D’où pourrait être articulée cette perspective ? Il s’ensuit qu’on se heurte à cette difficulté sous la forme d’un repli nationaliste, qui semble tellement plus simple et évident.
JC : Mais à un moment donné, l’histoire de l’Europe, sa fierté était de déclarer « plus jamais ça ». Cela semble complètement passé, comme si l’histoire ne suffisait pas pour fonder un projet politique.
DCB : Parce qu’il y a un égoïsme des populations qui pensent d’abord à ce qui se passe aujourd’hui. Alors, peut-être que l’Europe est impossible. Peut-être qu’aujourd’hui, la préférence nationale, l’espoir de s’en sortir nationalement est encore trop fort. Mais le paradoxe, c’est qu’aujourd’hui, l’extrême droite populiste ne croit pas à une sortie de l’Europe. Elle veut renationaliser un peu, mais Marine Le Pen sait qu’elle ne peut pas sortir de l’euro, ni de l’Europe. Pareil pour Meloni, elle sait que c’est impossible et que, vu les problèmes qui se posent, ce serait catastrophique. L’AfD est une exception pour le moment, mais l’euro a créé quelque chose d’indépassable.
DT : Qu’est-ce qui est alors mis en échec par l’Europe dans sa version populiste ?
DCB : Je pense que ce que l’Europe ne fait pas, ce qu’aucun État ne fait, c’est de sortir l’immigration d’une réflexion purement sécuritaire. Il faut un ministère de l’Immigration ou de l’Intégration. Et il faut qu’une institution au niveau de la ville, ce qu’on a créé à Francfort comme office multiculturel, s’occupe des problèmes qui se posent. Et ce sont avant tout des problèmes qui touchent à la manière dont les immigrés acceptent le pays où ils arrivent, et réciproquement, à comment les « autochtones » acceptent les immigrés. J’ai été très impressionné par une école à Tel-Aviv, que j’avais filmé, l’école Bialik-Rogozin. C’est une école avec plus de 1 000 enfants, uniquement des réfugiés. Et celui qui avait créé cette école voulait que les enfants et les parents restent en Israël. Mais il m’a toujours dit : « Il faut qu’ils sachent qu’ils sont en Israël. Ils ne sont pas au Botswana, ils ne sont pas en France. Ils sont en Israël avec tous les problèmes d’Israël. Donc, ils chantent l’Hatikvah (l’hymne national). Il faut les intégrer dans Israël ». Et c’est la même chose en Europe : il faut intégrer les immigrés en France ou en Allemagne, ils doivent se confronter au pays où ils s’établissent.
Intégrer, ça veut dire être conscient de la société que l’on défend, qui est la nôtre.
JC : Mais là, tu les intègres dans les nations. Comment on les intègre dans l’Europe ?
DCB : Non, je les intègre au niveau des villes et des villages, pas directement à celui de la nation. L’important c’est qu’ils fassent l’expérience d’un cadre démocratique. Et c’est à partir de ce cadre démocratique qu’on peut les intégrer en Allemagne, et dans l’histoire allemande. On peut leur expliquer qu’ils viennent dans un pays qui a telle histoire, que la perspective de ce pays, c’est l’Union européenne. Les tensions sont dues à une inégalité d’expérience : ils n’ont pas vécu ça, puisqu’ils viennent d’autre part. Et donc, il faut expliquer et travailler avec les familles, pour créer des situations qui leur permettent de comprendre comment on en est arrivés là, par exemple sur les droits des femmes ou pourquoi l’Allemagne soutient Israël. Mais on n’a pas bien fait ce travail.
JC : Donc, pour toi, l’intégration, elle passe par l’histoire.
DCB : Elle passe par l’histoire, mais aussi par le travail et par l’État social. Dans les années 1960, l’intégration passait par le travail. Les immigrés étaient des salariés, en grande majorité. Mais ça ne suffit pas, parce que sans la dimension politique, historique, on crée du communautarisme. Parallelgesellschaft on dit en Allemagne, des sociétés parallèles qui essaient de recréer dans leur milieu le monde d’où ils viennent, de recréer la petite Turquie, la petite Algérie…
DT : Mais le problème, alors, c’est qu’on peut avoir des gens qui sont intégrés socialement, qui gagnent leur vie, qui mènent une vie normale et qui, politiquement, diront non. Des gens qui refuseront de comprendre pourquoi l’Allemagne entretient une relation particulière avec Israël, ou pourquoi il faut respecter les droits des femmes.
DCB : Oui, c’est pourquoi je pense qu’il faut être clair sur la question des conditions de l’entrée, et les conditions pour rester. C’est aussi au niveau de la gestion des permis de séjour et de travail qu’on peut avoir un dialogue, qu’on peut leur dire « Voilà, vous avez un avenir ici. Mais vous savez ce que c’est que l’Allemagne. Et l’Allemagne a une relation privilégiée, en raison de son histoire, avec Israël. Ça ne vous plaît pas ? Je comprends. Vous pouvez aller autre part ». Mais, par ailleurs, il n’y pas que les immigrés, on a déjà des millions d’Allemands qui sont comme ça, qui refusent de comprendre politiquement et historiquement. Tous les Allemands de l’Est gagnent leur vie, vont à l’école, et ils sont racistes. Enfin pas tous, mais les 30% qui votent AfD, c’est déjà beaucoup. Qu’est-ce qu’on fait alors ? Il faut se battre.
DT : Mais là, il n’y a pas de prise, tandis qu’avec des entrants, il y en a une.
DCB : Malheureusement, c’est vrai qu’on ne peut pas les renvoyer en Russie. Moi, j’aimerais bien (rires). Mais écoutez, aujourd’hui les Syriens en Allemagne, il y a un tiers qui sont intégrés, qui ont compris, un tiers qui hésite et un tiers qui ne veut pas comprendre. Donc l’avenir est ouvert. Je renverse Renan : « La démocratie, c’est un plébiscite de tous les jours ». L’intégration, c’est un combat de tous les jours. Parce que ces émigrés sont là, et que la loi, le droit d’asile, tout ça, ça existe. Donc, quoi qu’on fasse, il faut bien assumer leur intégration. Mais les intégrer, ça veut dire être conscient de la société que l’on défend, qui est la nôtre.
JC : Et comment fais-tu pour la France ? Parce que tu as dit qu’il y a un problème d’antisémitisme du côté des musulmans. Pour l’Allemagne, à la rigueur, c’est relativement simple d’expliquer l’histoire allemande par rapport aux juifs. Mais pour la France, on a tout le problème d’une histoire coloniale et postcoloniale qui divise la mémoire et complique les choses. Comment on fait pour expliquer aux musulmans le problème de l’antisémitisme ?
DCB : Le problème est qu’en France, par rapport à l’Allemagne, il n’y a pas cette conscience et cette compréhension de la volonté des juifs de posséder un État. Il n’y a pas la conscience de cette nécessité de l’existence de l’État d’Israël. C’est précisément pour cela que c’est plus difficile en France qu’en Allemagne d’expliquer les choses. Mais je crois qu’il faut à présent renverser la vapeur, et définir aujourd’hui le cadre du rapport de la France à l’État d’Israël, c’est-à-dire rappeler que ce dernier est une conséquence de ce qui s’est passé en Europe, dont la France est aussi un peu responsable. Parce qu’en 1938, à la Conférence d’Évian, aucun pays n’a voulu accueillir les juifs allemands. Tous ont dit : « On en a déjà trop ». C’était bien cela l’Europe, elle a refusé aux juifs sa protection.
JC : Donc au fond, la France n’est pas assez bien intégrée dans l’Europe, puisqu’elle n’arrive pas à expliquer cette histoire ?
DCB : C’est ce qui manque de façon générale en Europe, la responsabilité à l’égard de la Shoah, ou des pogroms à l’Est. Et c’est ça qu’il faut expliquer si on parle de l’antisémitisme, il faut affirmer : « On est un pays qui a échoué dans la lutte contre l’antisémitisme, ce dont témoigne Pétain puisqu’il a collaboré. Et donc, vous êtes dans un pays où il y a cette erreur historique à rattraper. Comme on doit rattraper les massacres du colonialisme, c’est la même chose ».
JC : Mais donc, pour intégrer bien, il faudrait déjà que les Français comprennent cela.
DCB : Oui, il faudrait déjà que la société et l’État français clarifient leur compréhension de leur propre histoire, en passant par la collaboration et la décolonisation, et ses implications pour une nouvelle définition en commun de ce que doit être la société française.
JC : Mais la gauche française, à un moment donné, avait fait ce travail. En 68, lorsque tu as été expulsé de France, ils ont tous hurlé « Nous sommes tous des juifs allemands ». Mais aujourd’hui, la jeune génération hurle « Sionistes hors nos facs ». Que s’est-il passé ?
DCB : Alors, c’est vrai, il y en a qui hurlent ça, mais il y en a moins qu’on ne le croit. Quand on voit ce qui s’est passé à Sciences Po, ce sont 150 personnes, 150 idiots de trop, mais ce n’est pas un mouvement d’ampleur. 68 était un vrai mouvement dans toutes les universités. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Je ne dis pas que ce n’est pas grave. Je dis simplement qu’il faut décrire les choses telles qu’elles sont. Ce qui était formidable avec « Nous sommes tous des juifs allemands », c’est que ça a été crié avec cette conscience d’une solidarité qui dépassait les origines, les communautés, les ethnies. Ça a été un moment historique vrai. Mais l’histoire post-68 a été souvent tragique. Quand on voit les maoïstes, la gauche prolétarienne, il y a de quoi être complètement effondré. Geismar était en taule, et des affiches Geismar/Arafat étaient brandies. Si on reprend un peu toute la période post-68, entre les maoïstes, les trotskistes et autres factions, la folie était généralisée. Edwy Plenel avait écrit un article dans la revue Rouge qualifiant l’attaque des athlètes israéliens aux Jeux olympiques d’intervention anti-impérialiste… Et aujourd’hui, on retrouve face aux crimes du Hamas la même bêtise, la même pulsion anti-impérialiste que celle des staliniens dans les années 50. Donc on rejoint aujourd’hui toute une histoire de la politique en France.
Je crois qu’il faut s’attaquer au BDS en dénonçant son fond totalitaire, sa volonté de dicter à des universitaires, des écrivains, des artistes ce qu’ils ont le droit ou pas de penser. C’est de la bêtise d’empêcher les universités israéliennes de produire une véritable réflexion sur la société israélienne.
JC : D’accord, il y a 150 personnes à Sciences Po, mais dans notre institution, à l’EHESS, l’Assemblée des enseignants, donc l’instance qui décide sur les grandes orientations politiques de l’institution, vient de voter le boycott des universités israéliennes. Comment réagir contre cela ?
DCB : Aujourd’hui, toute la bêtise de boycotter les universités israéliennes, consiste à cibler les lieux où se concentre l’intelligence de l’opposition à Netanyahu en Israël. C’est également toute la bêtise de BDS. Le BDS, je ne sais pas si ses membres sont antisémites. Je ne crois pas que Butler le soit. Mais ils sont aussi aberrants que la gauche l’a été dans les pires moments. Pourtant, au début, on a défendu BDS au Parlement européen, parce que le boycott concernait les marchandises produites dans les territoires occupés. Étant donné que l’occupation est illégale, il y avait une justification. Mais après, une fois généralisé à la culture et aux universités, c’est une aberration, ça devient totalitaire. Charles Aznavour et Jane Birkin ont été chanter à Tel-Aviv ou à Jérusalem. Et ils ont tous les deux exprimé le vœu de chanter aussi à Ramallah. Mais on leur a refusé, puisqu’ils avaient chanté en Israël. Je crois qu’il faut s’attaquer au BDS en dénonçant son fond totalitaire, sa volonté de dicter à des universitaires, des écrivains, des artistes ce qu’ils ont le droit ou pas de penser. C’est de la bêtise d’empêcher les universités israéliennes de produire une véritable réflexion sur la société israélienne. Il faut attaquer la bêtise obtuse. Mais je ne suis pas surpris qu’une assemblée de professeurs puisse voter n’importe quoi.
JC : Où est la limite de la liberté d’expression pour toi ? Parce qu’évidemment, tu es un démocrate. Mais en même temps, tu as critiqué vertement Walser[2], en lui refusant de pouvoir dire n’importe quoi.
DCB : Il n’y a pas de limites à la liberté d’expression. Walser, je n’ai pas dit qu’il fallait l’interdire, j’ai dit qu’il fallait l’attaquer. Je ne dis pas qu’il faut empêcher Butler de parler en Allemagne, mais qu’il faut l’attaquer.
DT : La loi Gayssot était donc une erreur ?
DCB : Oui. Je suis opposé à l’idée que les Parlements jugent l’histoire. Je comprends qu’on veuille la loi sur le génocide des Arméniens. Je comprends que ça fasse du bien, mais ça ne sert à rien. Il faut se coltiner les problèmes. Il faut organiser des débats contradictoires parce que la liberté de parole est aussi une liberté donnée à la bêtise de s’exprimer.
DT : Bien sûr. Mais est-ce que l’apologie du terrorisme, c’est une bêtise, ou quelque chose de plus grave ? Quand des gens louent les massacres du 7 octobre, est-ce que ça relève de la liberté d’expression ?
DCB : Si vous trouvez la possibilité de condamner juridiquement ce type de propos, je veux bien. Mais c’est très difficile, et il faut faire attention. Parce que l’apologie du terrorisme et une certaine interprétation complètement aberrante du 7 octobre, ce n’est pas la même chose. L’apologie du stalinisme était une infamie. Mais c’était une infamie incondamnable juridiquement, et il faut être très prudent pour ne pas perdre tout discernement. De toute façon, interdire la bêtise n’empêche pas qu’elle soit dite. Donc je ne pense pas que ça puisse passer par la loi : ça doit passer par la société. Il y a sûrement une définition de l’apologie du terrorisme qui est juste. Ça, je ne le nie pas. Mais bien entendu, toute forme de soutien à lutte des Palestiniens ne relève pas l’apologie du terrorisme.
Propos recueillis par Julia Christ et Danny Trom
Notes
1 | Homme politique allemand, membre des Verts : il fut vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères de 1998 à 2005. |
2 | Il s’agit du débat autour du discours de Martin Walser pour le prix de la paix des libraires allemands en 1998, lors duquel Walser s’est offusqué de ce qu’on « ne pouvait plus rien dire ». Ce qu’il voulait dire, et a dit dans ce discours, était qu’Auschwitz et sa mémoire étaient instrumentalisés (il ne dit pas par qui) pour faire pression sur l’Allemagne. |