On entend parfois dire que les juifs seraient réfractaires à la révélation christique. Pour Pâques, K. publie une nouvelle d’Ion Luca Caragiale, traduite du roumain par Elena Guritanu, qui montre qu’il n’en est rien. Dans ce récit d’une étrange conversion, le juif accepte en effet de se saisir de la main catholique qui lui est tendue, seulement un peu aidé dans sa décision par cette fièvre sans laquelle il n’est pas de foi véritable.


Attablé sous l’ombrage devant la taverne, Leiba Zibal, l’aubergiste de Podeni, cogite. Il attend la diligence qui aurait dû arriver depuis un moment ; un retard de presque une heure.
C’est une histoire longue et pas très gaie que celle de la vie de Zibal, mais, maintenant qu’il est pris de frissons, c’est malgré tout un passe-temps que d’en égrener un par un ses épisodes les plus fameux…
Commerçant, vendeur de babioles, commis, quand ce n’est pire, chiffonnier, puis tailleur, effaceur de taches dans une ruelle triste de Ieşi – il essaya tous les métiers après l’accident qui lui fit perdre sa place de garçon dans une grande épicerie de vins et spiritueux. Deux porteurs avaient descendu un tonneau dans la cave, sous la surveillance du garçon Zibal. Un malentendu éclata entre eux deux lors du partage du gain. L’un d’entre eux s’empara du premier morceau de bois qui lui tomba sous la main et frappa au front son camarade qui, étourdi et ensanglanté, s’écroula à terre.
Voyant une pareille sauvagerie, le garçon poussa un cri d’alarme, mais le misérable se rua à l’extérieur de la cour et, en passant à côté du garçon, leva la main sur lui… De peur, Zibal tomba dans les pommes. Lorsque, après plusieurs mois de convalescence, il retourna chez le propriétaire, sa place était prise.
Dès lors, il dut lutter pour survivre, lutte que le mariage avec Sura rendit encore plus dure… Mais la patience vient toujours à bout de l’infortune. Le frère de Sura, l’aubergiste de Podeni, mourut, et l’auberge revint à Zibal, qui reprit les rênes de l’affaire.
Cinq ans qu’il y est maintenant.
Il a amassé une petite fortune, en argent et en bons vins cultivés avec soin, une marchandise qui vaudra toujours son pesant d’or. Il échappa à la pauvreté, Leiba, mais tous sont malades, lui, sa femme et l’enfant ; tous ont la fièvre des marais.
…Et comme les gens de Podeni sont mauvais et hargneux !… Remontrances… moqueries… injures… accusations d’empoisonnement au vitriol… Et les menaces !
Pour une âme qui chancèle, la menace est pire que le coup même. Et ce qui tracasse maintenant Leiba davantage que les frissons de fièvre, c’est bien une menace.
« Ha ! Salopard de goy ! », pense-t-il en soupirant.
Le salopard est badea[2]Gheorghe – où qu’il se trouvât ! – un homme avec qui Zibal eut une escarmouche fort désagréable.
Par un matin d’automne, Gheorghe était venu à l’auberge, épuisé par sa route ; il sortait de l’hôpital, disait-il, et cherchait du travail. L’aubergiste le prit à son service. Mais Gheorghe se révéla être un homme par trop brutal et grincheux… toujours en train de jurer et de marmonner seul dans sa barbe dans la cour de l’auberge. C’était un mauvais domestique, paresseux et arrogant… et il volait.
Un jour, il menaça de frapper au ventre la balabuste[3]gravide, qui l’avait réprimandé avec raison ; un autre, il poussa un chien à attaquer le petit Ştrul.
Leiba lui fit son compte et le renvoya, comme de juste. Mais Gheorghe refusait de s’en aller ; il prétendait avec véhémence qu’il avait été engagé pour un an. L’aubergiste lui dit alors qu’il monterait à la mairie, demander à la cheffesse de le mettre dehors.
Gheorghe plongea alors sa main dans son gilet en criant : « Juda ! » et il voulut se jeter sur le maître de maison.
Malencontreusement, un coche chargé de clients arrivait alors à l’auberge. Gheorghe fit la grimace en disant :
« Ben alors, t’as eu peur, sieur Leiba ?… C’est bon, je m’en vais. »
Et, s’approchant dangereusement de Leiba, qui recula autant qu’il put, il lui chuchota à l’oreille par-dessus le comptoir :
« Attends-moi la nuit de Pâques, maître, pour qu’on casse des œufs rouges… Je ferai tes comptes, moi aussi ! »
Sur ce, les clients entrèrent dans la taverne.
« On se verra à la résurrection, sieur Leiba ! », ajouta Gheorghe en s’éloignant.
Leiba se rendit à la mairie, puis à la sous-préfecture, pour dénoncer le menaceur et demander protection. Le sous-préfet, un jeune homme fort guilleret, prit les « modestes » étrennes apportées par Leiba, puis commença à rire du juif peureux et à le moquer. Leiba mit tout son cœur pour lui faire comprendre la gravité de la chose, car l’auberge reculée était loin du village et même loin de la route. Mais le sous-préfet, sur un ton plus sérieux, lui conseilla de ne pas faire de vagues ; de ne jamais, même à demi-mot, dire des choses pareilles, pour ne pas réveiller en vérité, dans un village où les gens étaient malveillants et pauvres, des velléités de crime.
Quelques jours plus tard, un pomojnik[4]et deux cavaliers étaient venus chercher Gheorghe à l’auberge : il était soupçonné de quelque délit.
Si seulement Leiba l’avait supporté un peu plus, au moins jusqu’à l’arrivée de ces trois hommes !… Maintenant Gheorghe pouvait être Dieu sait où…
Quand bien même tout cela ne datât pas d’hier, dans l’esprit de l’homme fiévreux, se redessinaient dans tous ses contours l’image de Gheorghe, son geste pour sortir quelque chose de sous son gilet et ses paroles menaçantes. Comment ce souvenir lui apparaissait-il si vif ?
C’était le samedi d’avant Pâques.
En haut de la colline, dans le village situé à environ deux kilomètres à travers les marécages, sonnaient les cloches de l’église… Comme tout résonne si bizarrement quand on est pris de fièvre : ici trop fort, là à peine… La nuit qui tombait était la nuit de Pâques ; le terme de la promesse de Gheorghe…
« Qui sait, peut-être l’ont-ils attrapé entre temps ! »
Quoi qu’il en soit, Zibal ne restera à Podeni que jusqu’au prochain fermage. Avec son capital, il pourrait ouvrir un joli commerce à Ieşi… Au marché, que Dieu ait soin de sa santé, Leiba se tiendra à côté du commissariat… Il versera des pots-de-vin au commissaire, à l’officier, au sergent… Qui paie bien est bien protégé.
Dans un si grand marché, il y a du bruit la nuit, de la lumière, pas le silence et l’obscurité qui règnent sur la vallée solitaire de Podeni. Il y a une auberge à Ieşi – quel bon endroit pour une taverne, là-bas, à l’angle –, une auberge où les filles chantent toute la nuit au Café-chantant. Comme la vie y est bruyante et gaie ! Là-bas, à n’importe quelle heure, de jour comme de nuit, on trouve le commissaire en compagnie des filles et d’autres poreţ[5].
Combien faut-il se tracasser ici, où, surtout depuis qu’il y a le chemin-de-fer, qui contourne par très loin les marécages, le gheşeft[6]est toujours en baisse…
« Leiba ! crie Sura de l’intérieur. La diligence arrive, on entend les clochettes. »
La vallée de Podeni est un fossé bordé des quatre côtés par des collines boisées. Côté sud, le plus enfoncé, les sources qui jaillissent de sous les collines s’amoncèlent en de profondes flaques d’eau, au-dessus desquelles se dressent comme des brosses des bosquets de roseaux. Au milieu de la vallée, entre la partie marécageuse et celle plus élevée, au nord, se tient l’auberge de Leiba : c’est une vielle bâtisse en pierre, solide comme une petite forteresse ; malgré le terrain marécageux, les murs et les caves de l’auberge sont bien secs.
En entendant la voix de Sura, Leiba se lève péniblement de sa chaise, étirant ses membres fatigués ; il scrute longuement l’horizon à l’Est : il n’y a pas l’ombre d’une diligence.
« Il n’y a rien, tu auras seulement cru voir quelque chose… » répond-il à la balabuste en se relaissant choir sur sa chaise.
Rompu de fatigue, l’homme croise ses bras sur la table et pose dessus sa tête brûlante.
Sous la chaleur du soleil printanier, qui commençait à chauffer la surface des marais, une agréable torpeur enveloppa les nerfs de l’homme, et sa pensée se mit à filer sur le fuseau de sa conscience malade de plus en plus lentement, amollissant peu à peu les formes et les couleurs des représentations…
Gheorghe… La nuit de Pâques… Des voleurs… Ieşi… Une taverne au milieu du marché… Une joyeuse gargote, qui marche bien… La santé.
Et il s’assoupit…
…Sura est partie de la maison avec l’enfant depuis un moment.
Leiba s’avance sur le seuil de la taverne pour guetter son retour.
La grande route est animée par un bruyant va-et-vient, un crissement incessant des roues contre le taillis, accompagné du martèlement rythmé des fers-à-cheval sur l’asphalte.
Mais soudain la circulation s’arrête et, du côté de Copou, l’on voit arriver, gesticulant et criant, une foule agitée.
La foule semble escorter quelqu’un ; il y a des militaires, un garde et toute sorte de badauds. Des spectateurs curieux s’entassent aux portes de toutes les échoppes.
« Ha ! pense Leiba, ils ont attrapé un voleur ! »
Le cortège approche. Sura se détache de la foule et monte près de Leiba sur les marches de la taverne.
« Qu’est-ce qu’il y a, Sura ? demande-t-il.
– Un fou s’est échappé de Golia.
– On devrait fermer la taverne, il pourrait nous attaquer.
– Il est ligoté maintenant, mais tout à l’heure il s’était sauvé. Il s’est battu avec tous les soldats. Et un juif, qu’un goy hargneux dans la foule a poussé sur le fou, le fou l’a mordu à la joue. »
Leiba voit tout du haut des marches ; postée une marche plus bas, Sura regarde la chose avec l’enfant dans les bras.
C’est réellement un fou furieux, tenu par deux hommes de chaque côté ; ses poings sont fermement liés l’un par-dessus l’autre avec un ceinturon rigide. C’est un homme à la charpente de géant : la tête comme un baliveau, les cheveux noirs et denses, la barbe et les moustaches raides et embroussaillées. Sa chemise, déchirée dans la bataille, laisse apparaître sa large poitrine, recouverte, tout comme la tête, d’une épaisse toison. Il va pieds nus ; il a la bouche pleine de sang et il crache sans arrêt les fils qu’il a arraché avec ses dents dans la barbe du juif.
Ils se sont tous arrêtés… Pourquoi ?
Les gendarmes délient les poings du fou.
La foule s’écarte, laissant un large espace autour du fou. Le fou jette un regard circulaire et pose ses yeux ardents sur la porte de Zibal ; il grince des dents, se rue comme une fusée sur les trois marches et, en un instant, saisissant dans la paume droite la tête de l’enfant et dans la gauche celle de Sura, il les cogne l’une contre l’autre avec une telle force qu’il les confond comme des œufs mollets…
Un bruit se fit entendre, un crépitement comparable à aucun autre, lorsque les deux caboches écrasées s’entre-heurtèrent.
Leiba, le cœur serré, comme un homme en train de chuter d’une hauteur incommensurable, voulut crier : « Tout le monde me laisse sciemment en proie à un fou ! »
Mais sa voix refusa de se soumettre à sa volonté.
« Réveille-toi, le juif ! » crie quelqu’un en faisant claquer une tige de bois sur la table.
« Mauvaise, ta blague ! dit Sura du seuil de la taverne ; a-t-on idée de faire peur à un homme qui dort, malotru terreux ! »
Leiba bondit sur ses deux jambes.
« T’as eu peur, le juif ? demanda le blagueur en riant. Tu fais la sieste, hein ? Allez, debout ! T’as des clients… Le coche de la poste arrive. »
Et, selon sa mauvaise habitude, qui irritait le juif au plus haut point, il voulut prendre Zibal dans ses bras pour le chatouiller.
« Fous-moi la paix ! cria l’aubergiste en se dégageant de l’étreinte et en le repoussant de toutes ses forces. Tu ne vois pas que je suis malade ? Fous-moi la paix ! »
La diligence arrive enfin, avec presque trois heures de retard. Les deux voyageurs prennent place en même temps que le cocher, qu’ils invitent à la même table.
La conversation des voyageurs fait comprendre clairement les circonstances du retard. Au caravansérail en haut de la poste, une attaque meurtrière a eu lieu dans la nuit, à l’auberge d’un juif. L’aubergiste assassiné tenait aussi un change de chevaux. Les brigands les ont tous volés, et, le temps d’en trouver d’autres au village, les voyageurs curieux ont eu tout le loisir d’inspecter la scène de crime.
Cinq victimes. Et les détails ! Si l’auberge n’avait pas été cambriolée, on aurait pu croire à une terrible vengeance ou à un acte de folie religieuse. Les histoires à propos des sectes des illuminés racontent parfois des exécutions d’une si absurde sauvagerie.
Leiba tremblait, secoué par un irrépressible accès de frissons, et les écoutait, ahuri.
Puis, suivit quelque chose qui devait, à coup sûr, forcer le respect du cocher. Les deux jeunes passagers étaient des étudiants, l’un en philosophie, l’autre en médecine ; ils rentraient passer du bon temps dans leur petite ville natale. Un haut débat académique surgit entre eux deux à propos du crime et de ses causes, et, si l’on veut être juste, le médeciniste était mieux préparé que le philosophe.
L’atavisme… L’alcoolisme et ses conséquences pathologiques… Le vice de conception… La déformation… Le paludisme… Puis la névrose ! tant et tant de conquêtes de la science moderne… Et les cas de réversion !
Darwin… Haeckel… Lombroso…
Au « cas de réversion », le cocher fait de grands yeux, dans lesquels brille une profonde admiration pour les conquêtes scientifiques modernes.
« C’est évident, enchérit le médeciniste. C’est pourquoi, le criminel proprement dit, considéré comme type, a les bras démesurément longs et les jambes trop courtes, le front étroit et aplati, l’occiput très développé ; sa physionomie est révélatrice de rudesse et de bestialité, saillantes pour un œil aiguisé ; c’est un rudiment d’être humain : il est, comme qui dirait, une bête sauvage, qui vient à peine d’apprendre à se tenir sur ses seules pattes arrière et de lever sa tête vers le haut, vers le ciel, vers la lumière ! »
À l’âge de vingt ans, après tant d’émotion, après un repas copieux, accompagné d’un vin aussi bien né et aussi bien élevé que le vin de Zibal, une phrase d’une nuance si lyrique, fût-elle sortie de la bouche d’un médecin, sied à merveille.
Entre Darwin et Lombroso, le jeune enthousiaste trouva le temps de flairer du Schopenhauer – « vers le ciel, vers la lumière ! ».
Zibal était bien loin de comprendre cette théorie « lumineuse ». C’était sans doute la première fois que l’air humide de Podeni charriait des paroles aussi élevées, d’aussi nobles subtilités de pensée.
Ce que Leiba comprit, en revanche, mieux que quiconque, voire mieux que le conférencier lui-même, était la frappante illustration de cette théorie ; le cas de réversion, il le connaissait en chair et en os ; c’était le portrait craché de Gheorghe. Ce portrait, dont jusqu’à tout à l’heure il avait gardé seulement les traits fondamentaux, se réveillait maintenant dans son esprit dans sa parfaite matérialité, jusque dans ses détails les plus insignifiants.
La diligence était loin. Leiba l’avait suivie du regard jusqu’au moment où, tournant à gauche, elle disparut derrière la colline. Le soleil se couchait lui-aussi derrière la côte ouest et le crépuscule commençait à brouiller doucement les contours de la vallée de Podeni.
Accablé, l’aubergiste se mit à ruminer en son for intérieur tout ce qu’il avait entendu… Dans le silence de la nuit, perdus dans l’obscurité, un homme, deux femmes et deux enfants candides, arrachés brutalement des bras bienfaisants du sommeil par la main de la bête au visage humain et tués l’un après l’autre… Les cris déments de l’enfant, coupés par la lame qui lui déchire les entrailles… La gorge percée par la serpe, de l’ouverture de laquelle s’échappe, après chaque glougloutement de sang, un grognement sourd… Et la dernière victime, qui, hébétée et retranchée dans un coin, assiste à tout cela en attendant son tour… Le procédé plus effrayant que l’exécution, le juif sans défense entre les mains des goyim… les têtes trop faibles pour les paumes impétueuses du fou de tout à l’heure.
Les lèvres de Leiba, brûlées par la fièvre, suivaient machinalement sa pensée en tremblotant frénétiquement. Une puissante secousse le saisit entre les omoplates ; titubant, il entra sous l’auvent de l’auberge.
Ça ne fait aucun doute – pense Sura –, Leiba ne va pas bien du tout, il est vraiment malade ; Leiba a « des idées dans la tête »… autrement, comment expliquer ce qu’il fabrique depuis quelques jours et surtout ce qu’il a fait aujourd’hui ?
Il a fermé la gargote avant que ne vienne l’heure d’allumer les bougies, juste à la fin du shabbat. Par trois fois, des clients avaient frappé à la porte de la taverne, criant avec des voix reconnaissables qu’on vienne leur ouvrir. À chaque frappe, il avait sursauté et l’avait arrêtée en silence, les yeux apeurés :
« Ne bouge pas… Je ne veux pas que des goyim entrent ici. »
Puis, il était allé sous l’auvent et s’était mis à aiguiser la hache à couper le bois sur la marche en pierre du seuil. Il tremble au point de ne plus tenir debout et il refuse de se reposer. Et le plus inquiétant c’est qu’à toutes ses questions appuyées, Leiba lui avait répondu sèchement et l’avait envoyée se coucher, en lui enjoignant de surtout éteindre la lumière. Au début, elle essaya de lui résister, mais l’homme lui intima à nouveau l’ordre tellement sèchement qu’elle dût s’y soumettre malgré l’offense, se résignant à remettre l’éclaircissement des faits à plus tard.
Sura a éteint la lampe, s’est couchée, et maintenant elle dort à côté de Ştrul.
La femme avait raison… Leiba était vraiment malade.
La nuit bat son plein. Zibal est toujours assis sur le seuil qui donne vers l’auvent et il écoute…
Quoi donc ?
Des bruits indistincts viennent du lointain… On dirait un bruit de sabots, comme des grondements sourds, suivi de conversations mystérieuses et agitées. Une tension extrême de l’attention aiguise le sens de l’ouïe dans la solitude de la nuit ; lorsque l’œil est désarmé et impuissant, l’ouïe semble lutter non seulement pour entendre mais aussi pour voir.
Mais ce n’est pas un leurre… Sur le chemin qui descend de la grande route vers l’auberge, on entend le trot des chevaux. Zibal se lève pour s’approcher du grand portail de l’auvent. Le portail est solidement fermé avec une lourde poutre mise de travers, dont les extrémités s’enfoncent chacune dans un trou creusé dans le mur. Au premier pas, le sable écrasé sous sa chaussure produit un grincement trop indiscret. Zibal hôte ses pieds de ses godasses et reste en chaussettes. Ainsi, sans un bruit décelable par une oreille non avertie, il avance jusqu’au portail juste au moment où les cavaliers longent l’auvent, les chevaux au pas. Ils parlent très bas, mais pas au point d’empêcher Leiba de bien saisir ces quelques paroles :
« Il s’est couché tôt…
– Et s’il n’était pas là ?
– Une prochaine fois, son tour viendra… C’que, moi j’aurais voulu… »
On n’y comprend plus rien ; ces hommes se sont par trop éloignés.
* * *
De qui parlaient-ils ?… Qui s’était couché tôt ou était parti ? Le tour de qui viendra une prochaine fois ?… Qui est celui qui aurait voulu autre chose ? Et quelle autre chose aurait-il voulu ?… Et que faisaient-ils sur ce chemin de traverse – un chemin que personne n’emprunte, sauf justement pour descendre à l’auberge ?
Une fatigue écrasante s’abattit sur les épaules de Zibal…
« Serait-ce Gheorghe ? »
Leiba sentit ses forces le quitter et s’assit de nouveau sur le seuil. Parmi les débris de pensées qui tourbillonnaient dans sa tête, il ne put attraper une seule idée entière, pas l’ombre d’une décision… Hébété, il entra dans la taverne, frotta une allumette et alluma une petite lampe à pétrole.
Ce n’est qu’une vague idée de lumière ; la mèche est si basse que la flamme reste cachée à l’intérieur de la capsule de cuivre ; c’est uniquement grâce à l’engin que tout autour apparaissent quelques fines bandelettes verticales d’une lumière presque morte… Mais ça lui suffit pour bien discerner les recoins familiers de la taverne… Ah ! il y a moins de différence entre le soleil et l’étincelle la plus infime qu’entre ceci et l’obscurité aveugle !
L’horloge martelait son tic-tac contre le mur. Ce bruit monotone irritait Zibal. Notre homme attrapa la languette qui oscillait et enraya son mouvement.
Sa bouche était sèche. Il avait soif. Il rinça un verre dans la bassine à trois pieds près du comptoir et voulut s’y verser de la bonne eau-de-vie d’une bouteille ; mais le goulot de la bouteille se mit à claquer très fort contre les bords du verre… Ce bruit était encore plus pénible. Sa deuxième tentative, malgré toute sa volonté de vaincre le malaise, n’eut pas davantage de succès.
Alors, il renonça au verre, le laissant tomber lentement dans l’eau, et avala quelques gorgées au goulot. Après quoi, il remit la bouteille à sa place. Celle-ci heurta la planche en bois avec un fracas à faire peur. Il resta un moment cloué sur place, submergé par cette sensation. Puis, il prit la lampe et la posa sur le rebord de la fenêtre qui donnait sur l’auvent ; sur le portail, sur le pavé et sur le mur face à l’auvent, se dessinèrent de larges bandes d’une lumière à peine plus dense qu’un mirage.
Zibal se rassit de nouveau sur le seuil, l’oreille aux aguets…
Des cloches en haut de la colline… Elles annoncent la résurrection… Il est donc minuit passé ; le jour va bientôt se lever… Ah ! Si seulement le reste de cette longue nuit pouvait passer de même que sa première moitié !
Un crissement de sable écrasé sous une chaussure ! Or, il est en chaussettes et il n’a même pas bougé son pied… Un deuxième crissement… Plusieurs autres… Il y a sûrement quelqu’un dehors, juste là, tout près. Leiba se lève, la main pressée contre sa poitrine, essayant de faire rebrousser chemin au nœud rebelle qui montait dans sa gorge.
…Il y a plusieurs hommes dehors… et Gheorghe !…
Oui, c’est bien lui.
Oui, sonna l’heure de la résurrection en haut de la colline.
Ils parlent tout bas :
« Si je te dis qu’il dort. Je l’ai vu éteindre la lumière.
– Encore mieux ; on met la main sur tout le nid.
– C’est moi qui ouvre le portail ; je connais son astuce… Faut qu’on y découpe une brèche… La poutre passe par ici… »
On entend un grand foret ronger les tissus desséchés de la vieille pelisse de chêne… Zibal a besoin de prendre appui : il pose sa paume gauche sur le portail et recouvre ses yeux de la droite.
Alors, par un inexplicable caprice des jeux de l’esprit, dans l’oreille de l’homme à l’intérieur résonna un haut et clair :
« Leiba ! La diligence arrive ! »
C’était sans doute possible la voix de Sura… Un doux rayon d’espoir… un instant de bonheur… encore un rêve !… Mais Leiba retire brusquement sa main gauche : la pointe de l’outil, transperçant le bois du portail, avait piqué sa paume.
Il croit encore pouvoir y échapper ?… Absurde !
Dans son cerveau brûlant de fièvre, l’image du foret prenait des dimensions inimaginables. L’instrument, tournant sans cesse, grandissait à l’infini, creusant un trou de plus en plus large, si large qu’à la fin, à l’intérieur de son cadre rond, le monstre pouvait apparaître debout sur ses deux jambes, sans se courber. Ce qui se déroulait dans ce cerveau dépassait les sphères de la pensée humaine : la vie s’était hissée à un niveau d’exaltation du haut duquel tout ce qu’il voyait, entendait ou touchait paraissait énorme, prenait des proportions chaotiques.
Depuis l’extérieur, l’ouvrage se poursuit avec méthode et assiduité. Quatre fois d’affilée, Leiba a vu la dent d’acier torsadée pénétrer de son côté et en ressortir.
« Maintenant passe-moi la scie… » dit Gheorghe.
Une étroite langue de métal passe à travers la première brèche et commence à ronger le bois en des mouvements rapides et réguliers… Le dessein n’était pas difficile à comprendre : quatre trous dans les quatre coins d’un carré ; entre eux, la scie trace des lignes ; le foret est d’ores et déjà planté au centre du carré ; quand le morceau se détachera en entier de la carcasse de bois, on le tire vers l’extérieur ; à travers le creux, une main puissante pénètre, attrape la poutre, la pousse de côté et… les goyim sont dans la maison de Leiba.
Et le même foret, quelques minutes plus tard, sera l’instrument de la mise à mort de Zibal et de tous les siens… Deux gazi[7]maintiendront la victime étendue au sol, tandis que Gheorghe, le talon sur son ventre, enfoncera lentement, comme dans la pelisse desséchée du chêne, le foret dans l’os palpitant de la poitrine, de plus en plus profond, jusqu’à atteindre le cœur, dont il arrêtera les battements effrénés en le clouant sur place !
Le corps de Zibal est baigné de sueurs froides ; les articulations de l’homme flanchèrent et il se laissa lentement tomber à genoux, comme une bête dont la nuque ploie sous le coup de grâce, transie de devoir se séparer ainsi d’elle-même.
« Oui ! En le clouant sur place !… pensa-t-il, éperdu… oui ! en le clouant sur place ! »
Il demeura prostré, ses yeux écarquillés rivés sur la lumière qui perçait à travers la fenêtre… Il resta ainsi un moment, perclus dans un autre monde, mais soudain :
« Oui, répéta-t-il en souriant, un effroyable éclat dans le regard ; oui ! en le clouant sur place ! »
Un étrange phénomène se produisit alors dans son être, un retournement complet ; son tremblement cessa, l’abattement disparut et son visage, décomposé par une si longue crise, se para d’une étrange sérénité. Il se mit debout, avec l’assurance d’un homme fort et en bonne santé, qui va vers un but facile à atteindre.
La ligne qui reliait les deux points supérieurs du carré était bientôt achevée. Leiba s’en approcha, curieux d’observer le jeu de l’outil. Son sourire s’accentua davantage. Il hocha la tête, comme pour dire :
« J’ai encore du temps. »
La scie rongea les dernières fibres près du trou qu’elle voulait atteindre et commença le travail entre les trous inférieurs.
« Il en reste trois », pensa Leiba, et avec la précaution du chasseur le plus chevronné, il entra tranquillement dans la taverne. Il chercha quelque chose sous le comptoir, s’en empara, ressortit avec la même adresse, cachant l’objet qu’il tenait entre ses mains comme s’il craignait l’indiscrétion des murs, et approcha sur la pointe des pieds du portail.
Mais alors, chose incroyable : l’ouvrage à l’extérieur s’est arrêté pour de bon… on n’entend plus rien.
« Que se passe-t-il ?… Il s’en est allé ?… Serait-il parti ? » les questions fusaient dans l’esprit de l’homme à l’intérieur. En imaginant cela, il mordit sa lèvre inférieure, envahi par un ineffable sentiment de désolation…
« Haha ! » ce n’était qu’un vilain leurre : l’ouvrage reprit de nouveau, et il se mit à le suivre le cœur battant, avec un brûlant intérêt. Résolu, notre homme était hanté par une inexplicable envie de voir le travail s’achever au plus tôt.
« Plus vite ! s’impatienta Leiba… plus vite ! »
De nouveau, les cloches sonnèrent en haut de la colline.
« Plus vite, bigre, le jour se lève ! » dit une voix de l’extérieur, comme poussée par la volonté de l’homme à l’intérieur.
L’ouvrier poursuivit avec zèle. Encore quelques mouvements, et tous les points du carré seront reliés.
Enfin !
Le foret tire doucement le morceau de par ses quatre coins vers l’extérieur… Une main large et vigoureuse s’y engouffre… Mais avant qu’elle ne parvienne à toucher la poutre qu’elle recherche, deux cris se font entendre, tandis que Zibal enroule avec force le bout libre de la corde autour du pilier immobile du portique…
Le nœud était astucieusement agencé : une longue corde attachée par l’un des deux bouts au pilier ; à juste longueur, à l’endroit où devait disparaître le carré scié, une maille que Leiba tenait ouverte de sa main gauche, tandis que, de sa main droite, il serrait l’autre bout de la corde. Au moment voulu, Zibal lâcha la maille et, attrapant aussitôt des deux mains le bout libre, tira d’un suprême coup sec le bras entier vers l’intérieur.
…En un instant, l’opération fut achevée… Deux cris l’accompagnèrent, l’un de détresse, l’autre de triomphe : la main était « clouée sur place ».
Puis on entendit des pas s’éloigner à la hâte. Les camarades de Gheorghe abandonnaient à Zibal la proie attrapée avec tant d’ingéniosité.
Le juif se précipita dans la taverne, prit la lampe et d’un tour de clé assuré fit monter la mèche au plus haut : la lumière emprisonnée entre les grilles s’éleva au dehors gaie et victorieuse, redonnant une vie déterminée aux formes nébuleuses autour d’elle.
Leiba passa sous l’auvent avec la lampe. Le voleur gémissait lourdement ; on voyait à la contraction de son bras qu’il avait renoncé à toute agitation inutile. La main était enflée et les doigts recroquevillés… semblant vouloir attraper quelque chose. Le juif approcha d’elle la lampe. Un frisson : la fièvre était de retour. Il pencha la lumière de la flamme tellement près qu’il toucha, en tremblant, la main du voleur avec le verre brûlant de la lampe : s’en suivit une violente crispation des doigts accompagnée d’un grognement sourd…
À la vue de ce phénomène, Zibal sursauta… ses yeux brillèrent d’un enthousiasme excentrique. Il se mit à rire à gorge déployée, d’un rire qui fit trembler la voûte de l’auvent, puis il entra rapidement dans la taverne.
Le jour pointait. Sura se réveilla d’un coup… il lui semblait avoir entendu des hurlements terrifiants dans son sommeil. Leiba n’était pas dans la chambre. Tous les événements de la veille lui revinrent en mémoire. Quelque chose de mauvais était en train de se produire. Elle sauta du lit et laissa entrer la lumière. Le lit de Leiba n’était pas défait. Il ne s’était pas couché du tout. Où était-il ?… La femme jeta un regard à travers la fenêtre ; en face, au sommet de la colline, se promenait une volée de petites lumières agiles, qui allaient d’un endroit à l’autre, sautillaient, se cachant ici, réapparaissant là… Les villageois sortaient de la messe de la Résurrection. Sura ouvrit un peu la fenêtre ; elle entendit alors des gémissements étouffés près du portail. Apeurée, elle descendit rapidement le petit escalier. L’auvent était éclairé. En sortant sur le seuil, la femme fut frappée par un spectacle terrifiant.
Sur une chaise en bois, les coudes sur ses genoux et le menton posé sur ses mains, était assis Zibal. Tel un savant qui, dans un mélange d’éléments, chercherait à percer un subtil mystère de la nature qui depuis longtemps lui échappe et le taraude, Zibal a les yeux rivés sur une chose suspendue, noire et difforme, sous laquelle, posé à la bonne hauteur sur une autre chaise, brûle un grand cierge.
Zibal regarde sans ciller le processus de décomposition de la main qui, bien entendu, ne l’aurait pas épargné. Il n’entendit pas les hurlements du malheureux à l’extérieur : ce qu’il voyait était bien trop captivant pour qu’il puisse aussi entendre. Zibal avait observé avec avidité toutes les contorsions, toutes les étranges crispations des doigts, puis l’engourdissement qui les avait étreints lentement, un après l’autre – ils ressemblaient aux pattes d’un scarabée qui se rétractent et s’étirent, s’agitent en des mouvements extravagants, rapides puis plus lents, puis totalement ralentis, et qui finissent pétrifiés sous le jeu d’un enfant cruel.
C’était la fin. La main rôtissait et enflait doucement, sans bouger.
Sura poussa un cri.
« Leiba ! »
Zibal lui fit signe de ne pas le déranger… Une odeur de chair brûlée se répandait sous l’auvent ; on entendit un bruissement et de petits craquements.
« Leiba ! Qu’est-ce qui se passe ? » répéta la femme.
Le jour se levait… Sura se jeta retirer la poutre. Le portail s’ouvrit en grand en traînant le corps de Gheorghe suspendu par le bras droit. La foule de villageois, tous avec de petits cierges allumés à la main, déboula à l’intérieur.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Ils comprirent aussitôt ce qui s’était passé.
Zibal, qui jusqu’alors était resté immobile, se leva avec gravité. Il se fraya un chemin, repoussant silencieusement la foule.
« C’était quoi, l’histoire, le juif ? » demanda quelqu’un.
« Leiba Zibal, dit l’aubergiste le ton altier et le geste large, s’en va à Ieși dire au rabbin que Leiba Zibal n’est pas juif… Leiba Zibal est goy… parce que Leiba Zibal a allumé un cierge pour le Christ ! »
Et l’homme s’en alla lentement vers l’Est, gravissant la colline comme un pèlerin sage, qui sait qu’on n’entame pas une longue route d’un pas pressé.
Ion Luca Caragiale
Traduit du Roumain par Elena Guritanu
Notes
1 | Traduite en français par Adolphe Clarnet en 1909, la nouvelle fut publiée dans le recueil Les Milles nouvelles sous le titre Un cierge pascal, puis en 1912, aux Éditions du Feu, avec pour titre Le cierge de Pâques. K. vous donne en lecture ce texte emblématique du grand auteur roumain dans sa plus récente traduction, réalisée par Elena Guritanu. |
2 | Formule de politesse utilisée en milieu rural envers un homme plus âgé. |
3 | Du yiddish balaboste, maîtresse de maison. |
4 | Du russe pomoshnik, « aide », « assistant » : fonctionnaire administratif, responsable d’une subdivision de commune. |
5 | Du yiddish porets, propriétaire terrien |
6 | Du yiddish ghesheft, commerce, boutique. |
7 | Du turc gazí : guerrier, vainqueur lors d’une guerre sainte contre les non-musulmans. |