Comment le récit de Meursault dans L’Étranger – avec en particulier la fameuse scène de son meurtre – circule-t-il chez divers écrivains ? D’Albert Camus à Kamel Daoud, en passant par A.B. Yehoshua et Edward Saïd, Beryl Caizzi a repéré un jeu de reprises et de variations témoignant d’un motif secret sur lequel les relations inextricables entre Français, Arabes et Juifs sont projetées et interprétées de toutes les manières possibles.
Myriam et moi nous sommes rencontrées à l’université. Durant l’appel, Myriam corrigeait systématiquement notre professeur qui écorchait nonchalamment nos noms, le sien, algérien, le mien, italien. Ce faisant, elle le fixait, courroucée, de ses grands yeux bruns. Il n’en prenait même pas ombrage. Et cela continua durant l’année tout entière. Je lui disais que le patronyme n’est rien d’autre qu’un reliquat du patriarcat. Nous ne sommes jamais tombées d’accord mais nous ne nous sommes plus quittées.
Nommer donc. Dans La mariée libérée, paru en hébreu en 2001, Avraham B. Yehoshua s’y emploie.
– “Si cet Arabe…
– Rashed…”
Le personnage principal du roman, Y. Rivline, spécialiste de l’Algérie à l’université d’Haïfa, interrompt ses amis pour nommer celui qui d’autre devient ainsi individu, lui aussi personnage à part entière.
Rivline cherche inlassablement des explications, des signes avant-coureurs, tant au niveau intime (pourquoi son fils Ofer s’est séparé brutalement de son épouse) qu’au niveau politique ( qu’est-ce qui dans le passé de l’Algérie coloniale pourrait constituer une clé de compréhension de la violence inouïe qui s’y déchaîna pendant la décennie du terrorisme islamiste ). Si « ce qui est absurde, c’est la confrontation de l’irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme », comme l’écrit Camus, Rivline apparaît comme un personnage camusien.
De Camus, il est justement question à deux reprises dans le roman.
Le monde renversé
Yehoshua invente avec Rivline un écrivain « d’origine tunisienne » qui, en 1949, renverse, « contrebalance » l’histoire de L’étranger. Le meurtrier est cette fois un Arabe qui tue un jeune couple de Pieds-noirs. C’est ici non sa mère mais son père qui vient de mourir. Ce meurtrier arabe a un nom : il s’appelle Moussa, Moïse en arabe. La lune y remplace le soleil comme astre de l’obsession. Enfin, « l’écrivain arabe parvient à entraîner le juge dans l’absurde, et Moussa est libéré. » Les Arabes israéliens qui écoutent en compagnie de Rivline le résumé que fait son étudiante de l’histoire de cet écrivain fictif ont « de petits ricanements satisfaits ».
Rivline espère avoir trouvé dans ce renversement, « l’étincelle séminale » qu’il poursuit tout au long du roman et dont il espère qu’elle lui fournira cette clé de compréhension à l’absurdité de la violence qui s’est déchaînée en Algérie dans les années 90.
Intéressée par ce que les Italiens appellent les « mondi alla rovescia » [les mondes renversés], je pense immédiatement à un autre roman : Meursault contre-enquête de l’écrivain algérien Kamel Daoud, paru en français en 2014.
Le monde renversé est une inversion symbolique des rôles tels qu’ils sont distribués dans une société donnée : maîtres et serviteurs, hommes et femmes, riches et mendiants etc. Aujourd’hui, nous dirions « dominants et dominés ». Dans la mesure où elle met en scène les espoirs d’un bouleversement radical des rapports de force, la matière du monde renversé est hautement inflammable, si ce n’est qu’elle est encadrée dans des rituels précis dont le carnaval constitue le point d’orgue.
Le titre du roman de Kamel Daoud, Meursault contre-enquête est à cet égard programmatique : « C’est simple : cette histoire devrait donc être réécrite, dans la même langue, mais de droite à gauche. C’est-à-dire en commençant par le corps encore vivant, les ruelles qui l’ont mené à sa fin, le prénom de l’Arabe, jusqu’à sa rencontre avec la balle. » écrit Daoud dans les premières pages de son livre.
Or, sous une forme certes très différente, Yehoshua a réalisé ce programme treize ans avant lui : il a réécrit l’histoire, de droite à gauche (le livre est par ailleurs bilingue puisque les dialogues entre Rivline et ses interlocuteurs arabes sont en arabe), et il a donné un prénom à l’Arabe de L’étranger qui, de victime, devient assassin.
Yehoshua a passé quelques années à Paris, il s’y rend souvent et parle très bien le français. On imagine difficilement comment la parution du livre de Daoud, qui a reçu le prix Goncourt du premier roman et a connu un large succès critique, aurait pu lui échapper.
Nous pourrions en revanche nous demander si Daoud a lu La mariée libérée.
Nommer le mort est au centre du dispositif de renversement de son roman : Camus « ne l’a pas nommé, parce que sinon, mon frère aurait posé un problème de conscience à l’assassin : on ne tue pas un homme facilement quand il a un prénom. ». Une fois nommée, la victime n’est plus seulement « un Arabe ».
Or, le prénom est le même dans les deux romans : Moussa, Moïse en arabe, un prénom hébraïque, qui désigne celui qui libère le peuple juif de l’esclavage de Pharaon et qui reçoit de Dieu les tables de la loi dont le cinquième commandement n’est respecté ni par Meursault, ni par le Moussa de Yehoshua, ni par Haroun, le narrateur de Daoud.
Il me semble alors que le doute n’est plus permis : Daoud a lu Yehoshua et s’en est directement inspiré ; il laisse là un indice qui permet au lecteur attentif des deux ouvrages – rare sans doute, de remonter à la source.
Mieux vaut procéder de biais
Daoud n’a pas cité Yehoshua dans ses sources. L’intérêt de Meursault contre-enquête – par ailleurs original et très intéressant tient certes en bonne partie au renversement du dispositif de Camus que les lecteurs ont attribué à Daoud. Mais l’eût-il voulu, était-il possible à un écrivain algérien d’établir une filiation littéraire avec un écrivain israélien ?
L’Algérie n’a jamais voulu reconnaître ce qu’elle nomme « l’entité sioniste »[1], ce qui signifie qu’un chercheur comme Rivline n’aurait pu et ne pourrait en aucune façon se rendre sur son terrain d’étude. Quant aux Algériens, dans un contexte où des écrivains, des poètes et des journalistes ont été assassinés quelques années auparavant par des groupes terroristes, tout contact avec des israéliens qui sont désignés comme des ennemis est suspect et même susceptible de les mettre en danger. L’écrivain algérien Boualem Sansal en a fait les frais après sa participation au Salon du livre de Paris de 2008 dont Israël était l’invité d’honneur. En 2018, un blogueur algérien, Merzoug Touati, a été condamné à dix ans de prison pour avoir publié un entretien avec un diplomate arabe israélien.
Face à ce péril, Daoud procède de manière oblique : il garde le prénom inventé par Yehoshua, un prénom hébraïque lourd de sens, et renchérit en affublant son narrateur, le frère de la victime, d’un autre prénom hébraïque qui s’inscrit parfaitement dans la référence biblique puisque Haroun est la version arabe d’Aaron, le frère de Moïse. Il précise aussi que cette histoire doit être réécrite « de droite à gauche », ce que permet l’hébreu comme l’arabe.
Reste à se demander pourquoi Yehoshua ne s’est pas senti piqué par ce larcin, pourquoi il n’a pas revendiqué la paternité de ce renversement littéraire.
Peut-être, échaudé par le précédent Sansal, n’a-t-il pas voulu mettre en danger un confrère écrivain et ce serait tout à son honneur.
Mais il est possible aussi qu’il ait ressenti un malaise paralysant. Lui, l’un des grands écrivains israéliens du « camp de la paix », peut-il dénoncer un écrivain algérien critique et cosmopolite ? Daoud n’est-il pas l’Arabe que tous les « orientalistes » juifs de l’université d’Haïfa appellent de leurs vœux, celui qui répond enfin à leurs espoirs constamment déçus de trouver un interlocuteur qui ferait du principe de la responsabilité individuelle le point cardinal de sa pensée ? A ce titre, peut-on faire autre chose que de tresser ses louanges ?
Yehoshua nous met pourtant en garde contre une telle interprétation : « L’observateur libéral de la côte orientale de la Méditerranée » – c’est en ces termes que se présente Rivline dans La mariée libérée – prétend n’éprouver à l’égard des Arabes « ni sentiment de supériorité ni culpabilité vertueuse ». Comment comprendre alors que ce même Rivline avoue qu’ « il ne veut pas les obliger à dénoncer l’un des leurs, ce qui, selon lui, constitue la plus venimeuse blessure d’amour-propre que les Juifs imposent aux Arabes, plus grave que la discrimination ou même le déni de leur existence. » ?
Un autre élément contribue sans doute au possible malaise de Yehoshua. A travers son personnage, Rivline, il s’interroge longuement sur le problème des langues en Algérie. Dans un contexte où « écrire en français signifie être un traître », le choix par Daoud du français comme langue d’écriture, choix critiqué, place l’écrivain israélien dans une position inconfortable : les Israéliens, en parvenant à faire de la langue sacrée une langue vernaculaire, n’ont-ils pas réussi là où les Arabes ont échoué ? Yehoshua sait que lui seul peut se permettre de « réécrire cette histoire de droite à gauche » en ayant la certitude d’être lu par des lecteurs français. Si Daoud avait choisi d’écrire en arabe (lequel pour commencer : arabe dialectal, standard, classique ?), ses chances de succès en France et en Europe[2] auraient été sérieusement compromises.
Un deuxième larron.
Mais Yehoshua aurait une autre raison de se taire : il est lui aussi un merveilleux larron, un larron qui, grâce à la multiplication des inventions intertextuelles qui parsèment l’ensemble du roman, égare à dessein le lecteur. Une lectrice avertie sait néanmoins ce que le romancier israélien doit aux écrits d’Edward Saïd, Palestinien exilé aux Etats-Unis et spécialiste de littérature comparée. Car c’est lui qui le premier, dans le chapitre qu’il consacre à Camus dans Culture et impérialisme (paru en anglais en 1993) souligne que « cet Arabe n’est pas nommé et paraît sans histoire, et bien sûr sans père ni mère ». et que « le cadre algérien paraît fortuit ». Cette analyse fonctionne comme une invitation à combler ces lacunes et, ce faisant, à réécrire l’histoire.
De plus, Saïd cite plus longuement que tout autre texte de Camus, La femme adultère, une nouvelle de L’exil et le royaume, (recueil de nouvelles paru en 1957), un texte moins fameux que L’Étranger ou La Peste Une fois contextualisé, le récit de ce commerce charnel (l’adultère du titre) entre une femme pied-noire et la terre d’Algérie en 1957 – c’est-à-dire trois ans après le commencement du conflit, semble véritablement grotesque.
Or, Yehoshua, dans La mariée libérée, fait de cette nouvelle le point de départ d’un autre meurtre absurde en Algérie : trois jeunes gens pieds-noirs ont organisé une excursion sur les traces de l’héroïne de la nouvelle de Camus, aidés d’un guide local qui sera décapité par un nomade à qui il avait demandé l’hospitalité pour ses clients. Quand on interrogea le meurtrier sur les raisons de son acte, « il déclara que le guide parlait un français trop châtié pour un croyant musulman et un patriote algérien soucieux de l’indépendance de son pays. Ne pouvant pas savoir jusqu’à quelle profondeur descendait la perfide langue du guide, il lui avait coupé la tête. Lorsque le juge français abasourdi voulut comprendre comment l’assassin, qui ne connaissait pas le français, avait pu évaluer le niveau de celui de sa victime, l’autre lui avait répondu avec simplicité : d’après les francs éclats de rire de la Française ».
Les deux fois où il cite Camus, Yehoshua tire le fil des analyses d’Edward Saïd. Il fait également montre d’une grande érudition en matière de postcolonial studies dans le corps même du roman La mariée libérée puisqu’il y cite aussi bien de jeunes chercheurs (Robert J. Young, Floya Anthias, Nira Yuval-Davis) que les classiques (Fanon, Césaire, Memmi, etc.)[3]. L’ouvrage de Robert J. Young, Colonial desire (1995), fait même l’objet d’un cours tenu par un jeune chercheur, Miller, que Rivline refuse de nommer professeur à l’université d’Haïfa. Précédemment, évoquant un colloque pour célébrer les vingt ans de la parution d’Orientalisme d’Edward Saïd, Rivline fustige les disciples de ce dernier « qui imposent partout leur terrorisme intellectuel ». Non seulement Yehoshua ne reconnaît pas son larcin mais il a même l’audace de s’en prendre à celui dont il s’inspire.
Peut-être Yehoshua estime-t-il que Saïd s’est nourri à son tour de la lecture de son premier roman, L’amant, publié en hébreu en 1977. Les locuteurs s’y alternent. L’un d’eux est Naïm, un jeune Arabe de Galilée. Il commence son récit en décrivant avec une parfaite lucidité le processus d’invisibilisation dont sont victimes les Arabes israéliens de la part des Juifs israéliens : « Non, ils ne nous haïssent pas. Le penser serait une grossière erreur. Nous sommes au-delà de la haine : des ombres. Oui, pour eux nous sommes des ombres. ».
Le locuteur juif, Adam, se rend compte qu’il ignore les noms des Arabes qui travaillent pour lui. Il demandera le sien a ce jeune garçon qui lui rappelle son fils mort mais ce n’est qu’à la trois centième page et après pas moins de huit occurrences du problème du nom que Naïm n’aura plus besoin de présentation. « Que je sache mon nom et ma vie surgira » s’écrie en son for intérieur la vieille femme amnésique qui fait le lien entre tous les personnages de ce roman. Comme naître à soi-même si autrui refuse l’acte fondateur de la rencontre, nous nommer ?
« Nous ne faisons que nous entregloser » (Montaigne)[4]
Les personnages de Yehoshua passent leur vie sur la route, inventent sans cesse des moyens de franchir les frontières et ont même une fâcheuse tendance à s’introduire chez autrui, en cachette et sans y être invité. L’imagination romanesque se joue elle aussi des frontières, spatiales et temporelles ; elle fonctionne en rhizome. Dans cet espace, les niveaux s’entrecroisent et se fécondent constamment, en un jeu d’emprunt, de renvoi et de détournement sans fin.
A l’heure où la légitimité du romancier à inventer d’autres vies que la sienne est remise en cause, n’est-il pas enthousiasmant de se plonger dans les méandres d’un dialogue littéraire qui commence en 1942 dans le Paris de l’Occupation sous la plume d’un pied-noir, continue en 1993 à New-York par le biais d’un Palestinien en exil, se poursuit en Israël juste avant que n’éclate la seconde Intifada dans un roman écrit par un Séfarade fils d’orientaliste, pour faire retour à Oran en 2013, grâce à un Algérien qui écrit en français ?
Chacun est certes situé en un temps et un lieu très différents mais c’est justement de cet écart que naît la rencontre.
De mon amie Myriam qui s’obstine à faire entendre nos noms, j’apprends le courage et l’exigence de justice. Ma désinvolture est peut-être un chemin de traverse que je lui indique.
S’il y a désaccord, comme le « terrorisme » des disciples d’Edward Saïd, il n’est qu’intellectuel.
Il faut d’autant plus permettre à la controverse de se déployer que l’irruption du rire, chez Yehoshua comme chez Daoud, va bien au-delà du rituel cathartique du carnaval, ce moment où tous les rôles sont renversés. Elle a partie liée avec le meurtre. « Les petits ricanements satisfaits » qui accueillent l’impunité du meurtrier Moussa et « les francs éclats de rire de la Française » qui détermine le guide meurtrier à passer à l’acte chez Yehoshua ; le rire de Haroun, le narrateur de Daoud, qui commet lui aussi un meurtre absurde sur un Français, crime pour lequel il ne sera pas puni, ces rires ne résonnent plus que comme de funestes présages.
La référence à Moïse prend ici tout son sens et le roman de Daoud apparaît comme une tentative de réponse à la question qui taraude Rivline, le personnage de Yehoshua : quand la Loi n’a pas cours, entre l’« insignifiance et la vastitude du monde », le meurtre absurde apparaît comme une promesse. « Et que leur haine soit sauvage », c’est par ces mots que s’achève Meursault contre-enquête.
A notre tour de détourner Camus : ne pas “nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde”.
Beryl Caizzi
Notes
1 | Les flux touristiques entre Israël, le Maroc et la Tunisie sont en revanche autorisés. |
2 | Meursault contre-enquête a été traduit dans de nombreux pays européens puis en arabe. De son côté, Yehoshua, en renonçant spécifiquement à ses droits d’auteur, invite les éditeurs arabes à traduire ses livres. |
3 | À noter que la traductrice, comme sourde à ce qui s’écrit, a commis de grossières erreurs dans la retranscription de ces noms. |
4 | « En cette chasse de connaissance, il y a toujours place pour un suivant, oui et pour nous-même, et route par ailleurs. » écrit Montaigne en conclusion des Essais. « Les inventions s’échauffent, se suivent, et s’entreproduisent l’une l’autre. Nos opinions s’entent les unes sur les autres. La première sert de tige à la seconde, la seconde à la tierce. Nous échelons ainsi de degré en degré. Et advient de là que le plus haut monté a souvent plus d’honneur que de mérite, car il n’est monté que d’un grain sur les épaules de la pénultième. » |