Mondialement célèbre depuis son adaptation par Walt Disney, Bambi, l’histoire d’une vie dans les bois, fut d’abord une histoire pour enfant imaginée, il y a un siècle, par l’écrivain juif viennois d’origine hongroise, Felix Salten. Un écrivain qui fut aussi un sioniste convaincu et un anti-assimilationniste militant. En repartant de la biographie de son auteur, Mitchell Abidor nous propose une autre lecture de Bambi comme métaphore de la vie des Juifs en Europe de l’est, écartelés entre les assassinats de masse des pogroms et le suicide de l’assimilation ; loin du conte pour enfants.
Et si les petits rongeurs juifs du Maus[1] d’Art Spiegelman – traqués et assassinés par des félins nazis – avaient un parent cervidé ? En effet, il est fort possible, il est même tout à fait probable, qu’un des personnages les plus populaires de la littérature pour enfants ait été juif. Ce personnage, c’est Bambi.
Lorsque j’évoque Bambi, je fais référence au Bambi du roman de Felix Salten, qui, comme Ulysse de James Joyce et The Waste Land de T.S. Eliot, a été publié il y a exactement un siècle. C’est ce Bambi original, davantage que sa célèbre adaptation par Disney, qui m’intéresse ici. Car ce livre et son auteur, sont tous deux les produits d’une époque et d’un milieu spécifiques – l’Europe centrale du début du vingtième siècle – dont ils portent, derrière l’aspect bucolique de Bambi, l’histoire d’une vie dans les bois, la trace. Cette idée d’un Bambi Juif, ou, plus précisément, d’un Bambi symbolisant la condition juive, pourrait sembler n’être qu’un jeu intellectuel. Mais une telle lecture de ce roman[2], est non seulement plausible mais même nécessaire pour qui veut bien considérer la vision du monde de son auteur Felix Salten, un sioniste engagé.
Felix Salten est né Siegmund Salzmann, à Pest, en 1869, d’un père commerçant, lui-même fils de rabbin. Sa famille a quitté la Hongrie pour Vienne lorsque Salten n’était encore qu’un nourrisson, et Salten insistera toujours pour se dire Viennois et non Hongrois.
Salten va faire partie de l’extraordinaire génération d’intellectuels juifs de la Vienne du tournant du XXe siècle où il sera un proche ami du grand écrivain Arthur Schnitzler. Polymathe, Salten est un critique, un dramaturge et un feuilletoniste de grande envergure. Outre Bambi et d’autres livres pour enfants, on pense qu’il pourrait également être l’auteur d’un roman pornographique publié anonymement, Josefine Mutzenbacher : Histoire d’une fille de Vienne racontée par elle-même. Certes, comme le souligne Paul Reitter dans son excellente postface à la nouvelle édition en anglais de Bambi, il n’existe pas de notes ou de brouillons de Josefine Mutzenbacher dans les papiers de Salten, de sorte que l’attribution peut être considérée comme spéculative, mais des éléments internes à l’ouvrage constituent des preuves probantes et rendent l’attribution sûre ; c’est la raison pour laquelle le livre a été inclus dans une exposition sur Salten à Vienne en 2021.
Plus important pour notre propos, Salten était surtout un sioniste très engagé. Un admirateur et un collaborateur de Theodor Herzl. Salten a écrit pour des périodiques sionistes, notamment pour Die Welt, le journal de Herzl, et il a souvent pris la parole lors de rassemblements sionistes en Europe germanophone. Son opposition à la conversion et à l’assimilation des Juifs est particulièrement explicite dans une conférence qu’il donna en janvier 1909 à Prague, où il partageait la scène avec Martin Buber ; Franz Kafka lui-même assistera plus tard à une conférence de Salten à Prague en 1914. Dans cette conférence de 1909, intitulée « La déchéance de la judéité », Salten enjoint son public à ne plus se convertir dès lors que l’émancipation permet aux juifs d’obtenir suffisamment de droits individuels. Bien qu’il ne soit pas un partisan du « judaïsme du muscle[3] » de Max Nordau, Salten recommande à son auditoire d’éviter d’opposer la déférence face à l’arrogance des Gentils. L’universitaire Jay Geller décrypte le discours de Salten dans cette conférence comme une invitation faîte aux Juifs de « reconnaître et s’appuyer sur la force religieuse et morale de leur tradition, une tradition qui fait partie intégrante de la culture occidentale, afin de façonner cette culture aujourd’hui et à l’avenir ».
Bien que Salten ait été, en apparences, complètement assimilé à la vie culturelle viennoise, ses paroles contiennent une prise de position anti-assimilationniste, sioniste, et une suspicion envers les non-juifs : autant de motifs qu’on retrouve dans Bambi. Comme l’écrit Iris Bruce dans son essai de 2003 Schnitzler’s and Salten’s Responses to Cultural Zionism : « Avec Bambi, Salten a donné une nouvelle voix à la littérature sioniste en s’engageant dans la création d’un nouveau genre : celui de la littérature sioniste pour enfants. »
Le récit du pogrom
Le choix de la vie d’un cerf pour exposer la condition juive est-il si étrange ? Dès sa naissance, le faon est confronté à d’innombrables menaces. Or, cette naissance dans un environnement rempli d’ennemis potentiels, où il doit précisément apprendre qui le menace et de quel mal, correspond à la situation du juif évoluant dans un monde européen lui aussi rempli de menaces potentielles qu’il apprendre à reconnaître.
L’élément le plus manifestement juif dans Bambi se trouve être cette menace constante qui pèse sur lui et ses compagnons. Les ennemis sont à l’affût partout, y compris dans le royaume animal. Toutes les bêtes des bois sont en danger, car dans la forêt, chacun est soit une bête de proie, soit une proie. Les renards, les corbeaux, les hiboux sont autant de tueurs potentiels pour Bambi et ceux qui l’entourent. Cette sauvagerie[4] omniprésente dans la nature a été émoussée dans la version de Disney, au profit d’une vision du monde animal d’inspiration rousseauiste. Mais dans le livre original, tous les animaux se trouvent dans une position d’impuissance face à l’ennemi commun, l’homme. Une position d’impuissance semblable à celle des Juifs.
Les cerfs de Bambi, physiquement faibles, ne peuvent compter que sur leur vitesse et leur ruse pour leur survie, et doivent donc faire preuve d’une prudence de tous les instants. C’est pourquoi lorsqu’il prend à Bambi l’envie de s’en aller vers la prairie, hors du chemin caché par les buissons et les broussailles, sa mère le met en garde. Un cerf – comme un Juif – doit à chaque instant être sur le qui-vive face à l’ennemi mortel : l’homme. Mme Nettla, une amie de la mère de Bambi, s’oppose à la corneille lorsque cette dernière affirme que tous les hommes ne sont pas dangereux : « Si [la corbeille] était aussi intelligent qu’elle le pense, elle saurait qu’Il est toujours dangereux » ; dans Bambi, les hommes ne sont jamais désignés autrement que par le pronom « Er » : « Lui » ou « Il ». Le « Il » avec une majuscule signifie habituellement Dieu; ici il couvre la masse du royaume non-animal, une masse anonyme qui entraîne la mort dans son sillage. Quand la mère de Bambi insiste sur le fait que certains hommes sont bons, Mme Nettla lui demande, si dans ce cas, elle reste sur place lorsque Il vient dans les bois : « Bien sûr que non, je ne reste pas là, je m’enfuis » répond la mère de Bambi. Faline, qui sera plus tard l’amour de Bambi, se joint alors à la discussion confirme : « Tu dois t’enfuir à chaque fois. » Ainsi, le cerf est en perpétuel état d’alerte. Sa peur est directement liée à la « troisième main » du chasseur, son fusil, qui semble si naturel aux créatures de la forêt qu’elles le prennent pour un membre. Il n’est pas exagéré de transposer cet état d’alerte aux Juifs d’Europe centrale et orientale.
Cette peur du danger n’est pas un vain mot : il se manifeste par la mort de la mère de Bambi aux mains d’un chasseur. Mais cet épisode, le plus connu du livre et du film, ne survient pas alors que Bambi et sa mère jouent innocemment dans les bois enneigés, comme le montre le Disney. La mère de Bambi disparaît durant la scène la plus importante et la plus glaçante du livre. Une scène de chasse que Jay Geller appelle « une razzia ». Cette scène de terreur absolue, au cours de laquelle Il entre dans la forêt avec ses chiens et sa troisième main, est en fait la représentation glaçante d’un pogrom, une folie meurtrière visant à anéantir le plus grand nombre de victimes possible.
Le fait que Salten dépeigne ici un pogrom est indubitable. L’arrivée des chasseurs est décrite comme une pure épouvante : « C’était comme si la terre était déchirée en deux. Bambi n’avait rien vu. Il courait. Son besoin impérieux de s’éloigner de tout le bruit et de l’agitation, hors de portée de la zone de cette odeur qui l’assaillait, son envie de fuir, son désir de se sauver étaient déchaînés. Il courait. »
Face aux chasseurs, il n’y a pas de cachette possible. Quand les oiseaux s’envolent, ils sont abattus ; quand les animaux courent, la troisième main les attrape au vol. La forêt, c’est Kishinev ; et Mme Nettla avait raison : Il est toujours un danger.
La similitude avec les pogroms ne se limite pas au fait qu’un groupe tente d’en assassiner un autre. Tout au long du roman, les différents animaux sont capables de se comprendre. Ils parlent la même langue malgré leur différence d’espèce. Mais Il est différent. De la même manière que les pogromniks russophones parlaient une langue différente de celle des Juifs qu’ils tuaient, Il use d’un langage qui apparaît aux animaux comme un grognement inarticulé, totalement opaque. Le plus grand critique social et culturel de Vienne, Karl Kraus, qui n’était pas un admirateur de Salten, s’attardait déjà sur cette question de la langue lorsqu’il écrivait que le lièvre de Bambi parlait un allemand avec une inflexion yiddish ; une critique qu’il répétera à propos des personnages de Salten dans son roman de 1929 Fünfzehn Hasen – Fifteen Rabbits.
Salten ne nous épargne aucune horreur dans ces pages de meurtre de masse. Toute ce que voit Bambi est raconté. « Un faisan mourant gisait sur la neige, le cou tordu, l’aile battant faiblement. Quand il entendit Bambi arriver, il cessa de convulser et chuchota : Je suis pris. » En continuant son chemin, Bambi tombe sur la femme de son ami le lièvre, « ses pattes arrière traînaient sans vie dans la neige, qui était teintée de rouge et fondait à cause du sang chaud. » Elle aussi va mourir. C’est à la suite de ce même pogrom que la mère de Bambi est portée disparue et présumée morte. Salten le révèle au lecteur par un euphémisme brutal : « Bambi n’a jamais revu sa mère. »
Avec et par cette scène, Salten démontre qu’il est impossible de vivre avec Lui, qu’on ne peut pas Lui faire confiance, qu’Il ne veut que tuer les animaux. Ce faisant, Salten, le littérateur sioniste, a délivré son message sur la menace éternelle que représentent les non-Juifs pour les Juifs.
La voie sans issue de l’assimilation
Le refus sioniste de l’assimilation, de l’inéluctable faiblesse face à la force et à violence des non-Juifs, qui était le sujet de la conférence de Salten à Prague, est également exploré dans Bambi. Il l’est à travers le personnage de Gobo, le frère de Faline. Que Bambi soit une représentation ésopique[6] des thèmes sionistes se confirme dans le destin de Gobo, qui symbolise le destin du juif de la diaspora. Lors du pogrom qui a entrainé la mort de la mère de Bambi, Gobo avait été vu pour la dernière fois blessé ; depuis il était présumé mort. Quelque temps plus tard, un Gobo heureux et en bonne santé réapparaît pourtant dans la forêt, et est accueilli avec joie par les animaux. Gobo leur raconte alors l’histoire de sa survie : comment les chiens des chasseurs étaient sur le point de le déchiqueter lorsque… : « Il est venu ! Il a crié sur les chiens et aussitôt ils se sont arrêtés. » C’est un Gobo paniqué qu’Il a alors ramassé, mais : « Il m’a tenu doucement pressé contre Lui. Il ne m’a pas fait de mal. Et puis Il m’a emporté… » Gobo ne peut s’empêcher de louer Sa sagesse et Sa bonté, et de s’écrier à ses compagnons : « Vous pensez tous qu’Il est méchant, mais Il n’est pas méchant – quand Il aime quelqu’un, quand quelqu’un le sert, Il est bon. Gentil et bon. Personne dans le monde entier n’est aussi bon que Lui. »
Les animaux sont totalement absorbés, emportés par le discours de Gobo. L’ennemi redouté n’est donc pas si redoutable que ça : Il est bon. Mais le vieux cerf, le prince de la forêt, remarque un anneau noir autour du cou de Gobo « là où sa fourrure avait été pressée et usée » : « Cela vient du collier que j’ai porté… » répond Gobo, « Son collier… Oui, c’est un grand honneur, le plus grand des honneurs que de porter Son collier. » Le vieux cerf, dont les surnoms sont le Roi et le Prince, et qui étaient aussi ce n’est pas une coïncidence, les surnoms de Herzl, ne peut que répliquer « C’est triste », avant de s’en aller.
Gobo est, pour Salten, le Juif assimilationniste par excellence : une bête presque morte, mais reconnaissante à celui qui l’a presque tuée de ne pas l’avoir achevée. Pour Gobo, ceux qui cherchent à le tuer ne sont pas irrémédiablement mauvais. On peut leur faire confiance, car ils nous aiment. Que cet amour soit conditionnel, qu’il exige l’acceptation de la servitude n’a aucune importance pour Gobo. Or, les animaux sont rassurés par le discours de Gobo. Seul le vieux cerf, la doublure de Herzl, trouve cela triste. Cette attitude du cerf est rejetée par la mère de Gobo : « Il est vieux, tu sais, et un peu bizarre. » Il n’y a que Bambi qui se montre sensible par l’avertissement du cerf : « Bambi était gêné pour Gobo sans savoir pourquoi ».
Les précautions prises par les animaux pour se protéger n’intéressent plus Gobo. « Il n’y a pas de danger pour moi », explique-t-il. Aussi, ne fait-il aucun préparatif pour l’hiver : « Si ça devient trop dur pour moi, je retournerai simplement vers Lui. » Bambi et ses avertissements sont rejetés : « Pourquoi parle-t-il toujours de danger ? Je suis sûr qu’Il veut bien faire. Le danger est seulement pour Bambi et ceux de son espèce, pas pour moi. » Gobo tourner ainsi le dos à son espèce et accepte Ses méthodes, Sa protection, Ses assurances : il s’assimile à Son monde.
Lors d’une promenade avec Bambi et d’autres cerfs, Gobo s’avance dans la prairie. Bambi le met en garde de ne pas avancer, car Il est là. « S’Il est là, répond Gobo, je veux lui dire bonjour. »
Un coup de tonnerre retentit, le coup de tonnerre de Son fusil, et Gobo tombe, « son flanc ouvert, ses entrailles se répandent de façon sanglante…Puis ils entendirent le cri de mort plaintif de Gobo. »
À travers Bambi, Felix Salten a dépeint les nombreux dangers auxquels sont confrontés les Juifs. Propagandiste sioniste, il a exposé ce qui, pour lui, était la solution. Le destin de Gobo, le destin de la mère de Bambi, préfigurent le destin des souris de Maus et, plus important encore, des Juifs européens dont ils sont les doubles.
Mitchell Abidor
Mitchell Abidor est un écrivain, traducteur et historien né à Brooklyn. Il a publié plus d’une douzaine de livres et ses articles sont parus dans le New York Times, Foreign Affairs, The New York Review of Books et de nombreuses autres publications.
Notes
1 | Maus est un roman graphique en deux tomes (1986, 1991) d’Art Spiegelman. L’auteur s’est appuyé sur les entretiens qu’il a eu avec son père, juif polonais rescapé d’Auschwitz. |
2 | Il est disponible en anglais chez NYRBClassics dans une nouvelle et brillante traduction de Damion Searles. |
3 | Max Nordau, un des premiers sionistes, développe l’idée que la régénération du peuple juif passe autant par le développement de leur intelligence que par celui de leur force physique. |
4 | En anglais, « nature, red in tooth and claw » est une expression qui fait référence au portrait de la sauvagerie naturelle par A. Tennyson dans In Memoriam A. H.H. au « Chant 56 », et qui est devenue proverbiale. |