À l’occasion de la soirée K. sur scène, centrée sur le thème du Dernier des juifs, Ruben Honigmann nous a invité à une méditation au sujet de ces fins qui n’en finissent pas. Nous publions le texte de son intervention.
Il y a quelque chose d’un peu incongru à parler de solitude quand on se trouve en présence des 600 interlocuteurs que vous êtes dans cette salle.
Ça me rappelle ce mot d’esprit qui circulait en Europe de l’Est avant la Shoah et qui disait que le jour où, fuyant les pogroms, le dernier juif d’Odessa quitterait sa ville, il resterait toujours une cinquantaine de juifs sur place pour l’escorter jusqu’au bateau et lui faire leurs adieux. C’est ce que démontre Deleuze dans son fameux abécédaire, à la lettre B comme Boisson : le dernier verre est en vérité toujours l’avant-dernier verre. Le dernier juif est lui aussi toujours l’avant-dernier juif.
Alors comme je suis l’ultra-orthodoxe de la bande et que K. comme Kipa, examinons comment cette idée, du dernier qui n’est jamais vraiment le dernier, s’articule en hébreu, à savoir la langue de ceux qui depuis le premier jour de leur existence se considèrent comme « le moindre des peuples »[1]. En hébreu, la fin, ça se dit Sof. Pour dire l’infini par exemple, on dit « Ein-sof », pas de fin. En revanche quand on veut dire que la chose est non seulement finie, mais qu’elle est carrément finie-finie, si tant est qu’une chose puisse être plus finie que finie, on dit « sof-sof ».
Seulement voilà, Sof cela peut aussi signifier le contraire exact de la fin, à savoir : la suite. En vérité, c’est quelque chose qui nous est familier en français avec le mot qui, selon le contexte, se prononce plu ou plus.
Quand on le rencontre à l’écrit, on a toujours ce moment d’hésitation : faut-il prononcer le s ou pas, veut-on nous signifier « stop » ou « encore » ?
En anglais c’est encore pire : le dernier se dit last mais le verbe to last cela signifie perdurer, faire en sorte que la chose ne soit pas perdue, qu’elle ne soit pas lost.
Et on n’a même pas besoin de faire appel à Raymond Devos pour rappeler que le mot rien, étymologiquement, signifie « quelque chose », d’où « trois fois rien », car même quand on dit qu’il n’y a rien, il y a a minima un locuteur pour le dire.
Mais revenons à l’hébreu, la racine Sof se retrouve dans un nom très commun : Joseph, en hébreu Yossef, qui veut donc dire à la fois il continuera et il cessera. Et ça n’est certainement pas un hasard si les rédacteurs des Évangiles ont donné à Jésus, un père qui s’appelle Joseph.
Car la racine Sof pointe régulièrement le bout de son nez dans la Tora à des carrefours narratifs à forte charge messianique[2], lorsque la grande Histoire est en train de s’accoucher, dans des moments donc de confusion et d’abolition des temporalités.
Et systématiquement, les commentateurs se déchirent : sommes-nous en présence d’une première ou d’une dernière fois, de la fin ou d’un début, était-ce un one shot ou un événement éternel ?
Le moment qui cristallise cette tension est Pourim, la fête qui commémore le premier projet d’en finir avec les juifs. À la fin du rouleau d’Esther, alors que les dés sont déjà jetés, que le génocide a été déjoué, le Texte interroge sa propre suite. Que va-t-il advenir de la mémoire de cette fin évitée ?
« Lo yasouf mizaram »[3] y lit-on : ce récit ne disparaitra pas de parmi les Hébreux.
Les maîtres du Talmud en concluent : à l’ère messianique, tous les Textes seront obsolètes, sauf le récit de Pourim, le souvenir de la possibilité de l’extinction.
Une manière de dire : lecteur, souviens-toi, il y avait d’autres derniers avant toi.
Être dernier serait alors la condition même de la pérennité.
Car, en vérité, il n’y a peut-être pas lieu de trancher, entre la fin et la suite : être juif c’est fondamentalement être le dernier juif.
Chaque juif, à chaque époque, est le dernier des juifs.
Dernier juif est ce pléonasme qui dessine le contour de ce qu’être juif signifie : tenir en équilibre au-dessus de l’abîme, à cheval entre l’extinction et l’éternité.
Mais on comprend que cette tension peut donner le vertige, qu’elle produise un ras-le-bol, dont voici un exemple.
Il arrive, en se promenant dans la Bible, de tomber sur un mot monstrueux.
Cela se produit rarement, mais ça existe, un peu comme quand on rencontre un homme qui mesure 2m35. Ou alors, c’est un phénomène encore plus rare, un individu qui parvient à lire en intégralité, chaque semaine, les trois textes qui figurent dans la newsletter de la Revue K.
Bref, ce genre de mot s’appelle un hapax, un mot dont il existe une seule occurrence dans tout le corpus biblique. Le plus connu d’entre eux est tohu-bohu. Ce sont bien sûr des mots très difficiles à traduire puisque pour saisir le sens d’un mot il faut pouvoir comparer son emploi dans des contextes différents, c’est ce que font les commentateurs à chaque fois qu’ils tombent sur un mot rare.
Mais comment faire lorsque ce mot est unique ?
Eh bien le mot qui nous intéresse est un de ceux-là : ASAF-SOUF[4].
Dans asafsouf, on entend le redoublement de sof.
Asafsouf c’est un groupe humain un peu à la marge qui accompagne les Hébreux dans le désert, les sortis d’Égypte de la 25e heure, ceux qui ont suivi le mouvement.
Littéralement, ce sont les derniers des derniers ou, on l’aura compris, le surplus du surplus, l’excédent de l’excédent.
Et ils sont excédés, justement ces gens-là, ils grognent : halte à cette vie hors-sol, errante, qui ne tient qu’à un fil, assez de la manne, cette nourriture vitale, mais volatile qui leur tombe quotidiennement du ciel dans le désert.
Ils veulent de la consistance, du dur, la garantie d’un lendemain palpable : ils demandent de la viande, avec son goût et ses effluves.
Un truc réel à se mettre sous la dent dont on puisse dire : ça existe, vraiment.
Et ils vont être servis, ils vont en avoir de la barbaque, plein la bouche, jusqu’à en étouffer, morts de trop-pleins, saturés de la satisfaction de mordre le réel à pleines dents.
Comme dans le conte des frères Grimm, Le pêcheur et sa femme : à force d’en vouloir plus, ils n’en ont plus eu du tout.
Les puissances, les empires s’effondrent sous leur propre poids. Seuls survivent les poids plumes.
C’est l’esprit de la fête de laquelle nous approchons et qui tombe toujours au moment où les jours sont les plus courts, où le monde semble toucher à sa fin : ‘Hanouka.
Et que signifie ‘Hanouka : inauguration !
Et que chante-t-on à Hanouka ? Une chanson, Maoz Tsour, qui passe en revue toutes les tentatives d’en finir avec les juifs. Or on sait bien : qui s’y frotte s’y pique, le projet finit toujours par se retourner contre son auteur. Pharaon est noyé, Haman est pendu…
À la fin, quand tous les projets ont échoué, quand il en sera fini d’en finir avec les juifs, ce qui advient c’est la possibilité d’enfin pouvoir commencer.
Être les derniers et le rester, tenir à un fil sans craindre la rupture : voilà la tâche qu’il nous incombe de poursuivre et de perpétuer.