En juillet 2013, les architectes Piotr Michalewicz et Marcin Urbanek ont remporté, avec l’artiste-historien Łukasz Mieszkowski, le premier prix du concours international pour le développement d’un nouveau concept de mémorial sur le site de l’ancien centre d’extermination de Sobibór. En octobre de la même année, le gouvernement polonais a accepté leur conception et leur a attribué les appels d’offres du ministère polonais de la Culture pour la construction du mémorial qui a commencé au printemps 2017. Le mémorial et le musée, qui seront placés sous la supervision du musée d’État de Majdanek, devraient être achevés à l’automne 2022. Łukasz Mieszkowski, dans un article inédit pour K., nous fait découvrir les coulisses de ce projet auquel il a participé et les critiques légitimes auxquelles il a dû répondre en voulant substituer à une « architecture de l’effroi » une architecture mélancolique de la perte sèche.
Parce que cela signifie se heurter à un mur de pierre,
et comprendre que ce mur ne cédera à aucune de nos demandes.
Czesław Miłosz
Protéger les morts, prendre soin des vivants
L’objectif premier du nouveau mémorial de Sobibór est la protection. Il s’agit tout d’abord de protéger les morts, assassinés dans le centre d’extermination. Mais il faut aussi prendre soin des vivants qui visitent le site.
Les victimes sont au premier plan de nos préoccupations. La mort n’a pas mis fin à l’humiliation de 178 000 Européens d’origine juive. Leurs corps en décomposition ont finalement été extraits des fosses communes, brûlés, broyés, mélangés à de la terre et dispersés dans la région, pour être profanés pendant des décennies. D’abord par des pilleurs de tombes des villages et villes alentours, à la recherche d’objets de valeur, puis par ceux qui se promenaient dans les environs, et enfin, paradoxalement, par ceux qui venaient leur rendre hommage. Notre projet devait en effet faire en sorte d’empêcher les visiteurs de marcher par inadvertance sur les restes des victimes. Au-delà de cet impératif élémentaire, il fallait aussi réfléchir à l’expérience physique et émotionnelle que représente la présence sur un tel site et aux effets qu’elle peut produire.
Nous nous sommes donc efforcés de transformer le lieu du crime en un véritable cimetière et avons conçu notre projet avec l’aide du grand rabbin de Pologne. Le cimetière y sera coupé de l’espace réservé aux visiteurs, marquant une frontière infranchissable entre le monde des vivants et celui des morts. Nous pourrions ainsi apporter, bien que tardivement, un minimum de dignité aux personnes assassinées.
« L’architecture de l’effroi » : le choix d’inviter à l’identification
Au cours des dernières décennies, la tendance dominante de la représentation architecturale et artistique de l’extermination des Juifs d’Europe s’est développée et a mûri. Krzysztof Lenartowicz, architecte et théoricien de la psychologie de l’architecture à l’Université de technologie de Cracovie, l’a définie de manière poétique comme une « architecture de l’effroi[1]». L’espace est conçu pour éveiller au maximum les émotions du visiteur, pour susciter la tristesse, la solitude ou la désorientation – ou simplement pour l’effrayer.
Selon James Ingo Freed, l’un des fondateurs de ce courant d’une « architecture de l’effroi » et l’architecte du Holocaust Memorial Museum à Washington, D.C., une telle solution résulte de l’incapacité totale d’embrasser et de comprendre rationnellement le phénomène de la Shoah[2]. Il faut donc tenter de l’aborder non pas sur le plan intellectuel, mais par le biais des sentiments et de l’« aura » de certains lieux – il faut rencontrer les vestiges d’une histoire tragique dans un état émotionnel spécifique. Les partisans de cette forme architecturale estiment qu’elle souligne la singularité de la Shoah, qu’elle attire l’attention et qu’elle favorise le processus éducatif. Mais elle peut aussi aller plus loin.
Lenartowicz décrit comme des « laboratoires d’architecture psychologique » une forme plus radicale de « l’architecture de l’effroi », dans laquelle les visiteurs sont encouragés à se mettre dans la peau des victimes de la Shoah. Ces monuments cherchent à recréer chez les visiteurs des actions dans leur matérialité – par exemple, répéter le passage des rampes aux chambres à gaz – et les sentiments des Juifs assassinés. Cette méthode, qui s’inspire des principes de l’architecture postmoderne et de la tendance à la reconstitution, suggère que pour mieux comprendre l’histoire, il faut la revivre personnellement. La spécialiste de la littérature Katarzyna Bojarska affirme que les architectes ne cherchent pas à infliger un « traumatisme secondaire » aux visiteurs, mais plutôt à « faire sortir le sujet de ses schémas cognitifs et perceptifs[3]» afin d’accroître le contact intellectuel et émotionnel avec le lieu de l’histoire et de la mémoire. Elle décrit ce processus, de manière curieuse, comme une « induction de choc ».
Les représentations de « l’architecture de l’effroi » sont visibles aussi bien dans des espaces ordinaires – comme les musées de la Shoah ou les galeries de la Shoah dans les musées juifs – que sur les sites authentiques du martyr.
Au mémorial de Belzec, les visiteurs passent par une brèche qui traverse une pente inclinée sur laquelle se trouvent des fosses communes (Fig. 1). Les visiteurs empruntent ensuite le même chemin que les victimes, des wagons aux chambres à gaz, et descendent comme eux dans l’abîme – de hauts murs, recouverts de reliefs sculptés expressifs, les entourent ; dans la partie centrale du mémorial, les visiteurs peuvent même se réfugier temporairement dans des alcôves creusées dans les murs (Fig. 2). Les créateurs du mémorial ont réussi un exploit de sérieux, d’harmonie, de majesté même ; cependant, nous observons à Bełżec un « tunnel de la peur » emblématique de « l’architecture de l’effroi ».
Il y a un risque ici, car les visiteurs passent à quelques mètres seulement de multiples couches de restes humains. Or, il y a quelque chose de ludique dans cette simulation, qui ressemble au monde du spectacle. Comment cette expérience bouleverse-t-elle les attentes des visiteurs et sert-elle les objectifs de l’ « induction de choc » ? On peut supposer que dans des lieux comme Bełżec, la plupart des visiteurs s’attendent à ressentir la peur, la solitude et la dépression – c’est pourquoi tant de gens évitent ces endroits. Lorsqu’ils arrivent, ils obtiennent exactement ce qu’ils avaient prévu.
Ces méthodes peuvent s’avérer séduisantes, notamment lorsqu’il s’agit de séduire les jeunes visiteurs, qui, dans les lieux de mémoire, s’attendent à des expériences émotionnelles et sensorielles. Nous, les concepteurs du nouveau mémorial de Sobibór, avons opté pour une représentation artistique différente de l’extermination, qui se refléterait dans la manière dont les visiteurs interagissent avec le site.
Susciter chez les visiteurs d’aujourd’hui – dont la plupart n’ont jamais connu la violence de masse – des impressions de mort cruelle semblait impossible, et donc inapproprié. Nous voulions protéger nos visiteurs de cette expérience banale et finalement fausse d’un mémorial de la Shoah.
L’inadéquation d’une invitation à l’identification pour Sobibor
Avant même que nous ne commencions à travailler sur la conception du mémorial, nous avions pris la décision de ne pas choisir « l’architecture de l’effroi » pour Sobibór. Lors de notre première visite sur le site de l’ancien centre d’extermination, nous avons constaté que le site n’évoquait pas immédiatement des sentiments inquiétants. L’aura, qui par définition devrait être présente sur le site commémoratif, n’était pas perceptible, probablement en raison de l’absence d’artefacts visibles et tangibles pour attester des événements historiques. La clairière dans laquelle les cendres de dizaines de milliers de personnes ont été jetées, la forêt que les victimes ont traversée péniblement sur le chemin de la mort, n’ont pas suscité de terreur chez moi. La scène m’est apparue, à un niveau viscéral, comme pastorale, presque enchanteresse, un lieu où le printemps pourrait éclater dans sa splendeur.
La paix bucolique du paysage était trompeuse; les caractéristiques naturelles et architecturales – un premier mémorial avait été érigé à cet endroit dans les années 60, pendant la période communiste – démentaient la véritable nature du site. La forêt, plantée par les derniers prisonniers du camp, qui ont été sommairement abattus, a servi à effacer les traces de l’installation d’extermination et du crime qui y a été commis. La forêt, authentique artefact matériel de l’époque, augmentait plutôt qu’elle ne réduisait la distance intellectuelle et émotionnelle qui séparait les visiteurs des événements historiques. Ces bois étaient beaux, sombres et profonds – entièrement ignorants du désespoir, de la tragédie et de la folie des hommes. Le tumulus, fait de terre ne contenant pas de cendres, détournait l’attention de la clairière sous laquelle reposaient des restes humains ; l’allée menant au tumulus traversait directement l’une des sépultures, amenant les visiteurs à marcher sur la terre au-dessus des restes humains et à la profaner (Fig. 3).
La beauté de la forêt interfère avec les tentatives de rapprochement émotionnel avec le passé. L’ancien mémorial a littéralement égaré les visiteurs en raison de la situation des différents éléments sur le site. Il n’y avait pas d’autre choix que de découvrir le site de manière abstraite et intellectuelle, c’est-à-dire par la conscience de l’histoire. Les éléments clés de l’ancien mémorial étaient émotionnellement muets – la clairière avec les fosses communes ne permettait pas de relier les visiteurs aux victimes. Les visiteurs se trouvaient devant un lieu qui n’aurait jamais dû exister, un « abîme » métaphorique parfait ; on ne voyait qu’une clairière et une colline discrète.
Selon les principes de « l’architecture de l’effroi », les concepteurs auraient dû transformer ce lieu en un « laboratoire d’architecture psychologique », en suggérant, voire en imposant, des émotions qui aideraient à vivre « correctement » la visite. On a retrouvé ces concepts dans le concours de conception d’un nouveau mémorial de Sobibor. Outre la protection des fosses communes et des restes humains contre toute nouvelle profanation, le mémorial devait également jouer un rôle éducatif, en informant les visiteurs sur l’histoire de l’installation, le sort des victimes et des bourreaux, et la logistique du crime et en recréant partiellement la topographie originale du site.
Par conséquent, en plus de concevoir le bâtiment du musée, nous devions également délimiter clairement la route qui menait autrefois aux chambres à gaz. Les organisateurs du concours semblaient vouloir que cette route reconstruite constitue le noyau emblématique et matériel du nouveau mémorial. C’est ainsi que la plupart des participants au concours ont interprété le rôle de ce chemin. Sur les 64 projets soumis, tous – à l’exception de deux – proposaient que la route des chambres à gaz serve de chemin principal aux visiteurs, les conduisant devant les fosses communes. Ces propositions reprenaient tous les avantages et les inconvénients de la méthode dominante – des tracés clairs et axiaux mettant l’accent sur la narration de la visite, la nécessité de suivre la piste de la mort transformant l’expérience en un pèlerinage et induisant une identification émotionnelle avec les victimes.
En raison de nos réticences fondamentales à l’égard de « l’architecture de l’effroi » et de la nature susmentionnée du site, nous avons choisi l’approche opposée : nous avons décidé de limiter l’accès physique et visuel aux fosses communes et de tracer une ligne de démarcation nette entre les visiteurs et les victimes.
Cette distance a pris la forme d’un mur de béton blanc cassé, s’élevant directement du sous-bois de la forêt, se détachant des arbres vert foncé et encerclant étroitement la clairière, bloquant aux vivants l’accès à cette partie du mémorial. Les visiteurs seraient bannis de ce sanctum sanctorum du mémorial, et ne seraient même pas autorisés à jeter un coup d’œil sur le cimetière.
L’essence de l’idée du nouveau mémorial était le contact du visiteur avec le mur, ou du moins la façon dont nous avons imaginé ce contact, tel qu’il est résumé dans un fragment d’un poème de Czesław Miłosz. L’épitaphe du mémorial est l’exergue de cet article. Le poème provient du dernier volume de poésie de Milosz, faisant référence à la fois aux sentiments particuliers de la victime de la Shoah et à un pathos universel. À Sobibór, le mur poétique et métaphorique de Miłosz devient matériel. Dans le monde moderne où tout est commercialisé et accessible, médiatisé par des formes interactives d’éducation et de divertissement, cette barrière immobile rappelle aux gens l’énorme distance qui les sépare du vide de Sobibór. Le mur de béton, bien que dépourvu de références formelles, se révèle ainsi éloquent. Comme le définit la professeure Eleonora Jedlińska, chercheuse sur l’art moderne et la Shoah, un plan gris strict, digne et modeste devient « un témoignage de l’inimaginable. [4]»
Les maître-mots de distance et de dépouillement
Le projet présenté lors du concours (Fig. 4) était finalement plus dépouillé et laconique que celui qui est actuellement en construction. Les plans originaux prévoyaient un bâtiment de musée et un mur marquant la route vers les chambres à gaz, entourant à la fois l’emplacement présumé des chambres à gaz et la clairière où se trouvaient les fosses communes. La clairière devait être recouverte de roches blanches concassées, donnant à la zone un aspect uniforme et singulier.
Nous avons considéré que l’idée de fermer – même visuellement – l’accès à la clairière des fosses communes était l’un des choix les plus appropriés. Nous craignions toutefois que ce choix ne soit trop radical pour le jury et, plus tard, pour les visiteurs. C’est pourquoi, dans notre proposition, nous avons prévu une petite ouverture dans le mur donnant sur les fosses communes, permettant aux visiteurs d’avoir une vue limitée sur la clairière (Fig. 5).
Les juges ont apprécié la valeur symbolique du projet, écrivant dans leur décision que notre conception avait clairement été informée par une profonde réflexion philosophique. Toutefois, les familles des victimes des Pays-Bas ont rejeté l’idée de limiter le contact visuel avec la clairière. Nous avons tenu compte de ces demandes en créant une vue ouverte sur les fosses communes par une large ouverture dans les murs. Nous avons découragé les visiteurs de marcher sur le site en recouvrant la surface de pierres concassées blanches et en installant un rebord entre la clairière et le chemin des visiteurs – nous pensions que les visiteurs du musée comprendraient ces caractéristiques de conception (Fig. 6).
Nous avons arrêté le projet final en concertation avec un comité directeur composé de représentants des ministères de la Culture polonais, néerlandais et slovaque, de l’Institut Yad Vashem et du musée d’État de Majdanek. Les résultats des recherches archéologiques menées sur le site ont également éclairé nos choix.
La fonction éducative du mémorial devait être son objectif le plus important. Notre équipe a dû construire un chemin reliant la route menant aux chambres à gaz et la clairière des fosses communes à d’autres lieux importants pour l’histoire et la topographie du centre d’extermination et du camp de concentration : la rampe de chemin de fer, la place dite de la sélection, la route menant aux chambres à gaz, les baraquements du Sonderkommando, les baraquements des prisonniers du camp de concentration et le seul bâtiment de l’époque encore debout, la maison du commandant. Pour atteindre cet objectif, nous avons dû réorganiser le réseau de sentiers sur le terrain. Un sentier a été créé près du mur, qui conduit le visiteur de la rampe de chemin de fer à la clairière et le ramène le long de l’avenue principale (Fig. 7). Les parties les plus importantes de la version finale du monument sont caractérisées ci-dessous.
Mur symbolisant la route vers les chambres à gaz
Selon les directives du comité de pilotage, le parcours longe désormais le mur indiquant le chemin vers le bâtiment des chambres à gaz. Le comité de pilotage souhaitait que nous rapprochions le chemin – et par conséquent les visiteurs – du mur, en encourageant le contact avec la barrière et l’engagement avec les fosses communes.
Nous nous sommes heurtés ici à un conflit fondamental entre la réflexion qui a motivé notre conception et les impératifs de certains de nos partenaires. La priorité de nos partenaires de l’Institut Yad Vashem était de recréer la route dans sa longueur et sa largeur historiques, permettant aux visiteurs de se déplacer le long de celle-ci vers le site de construction des chambres à gaz et le dégagement des fosses communes. Cette idée s’est heurtée à notre résolution d’éviter « l’architecture de l’effroi » et la simulation de l’expérience. Nous avons réussi à trouver un compromis : le mur longerait le bord ouest de la route menant aux chambres à gaz et le tracé de la route serait visible mais inutilisable, surélevé et recouvert de roches blanches concassées (Fig. 8). Le chemin des visiteurs s’approcherait du mur et de l’ancienne route mais ne serait pas parallèle à l’un ou l’autre. Nous avons ainsi réussi à concilier des priorités opposées : la nécessité de manifester un éloignement, l’impossibilité de l’expérience des victimes ; la nécessité de mettre en valeur ce dernier itinéraire des victimes.
En raison de ces controverses et des négociations prolongées, le mur est resté la dernière partie du monument à recevoir l’approbation finale – l’élément n’est toujours pas construit, c’est pourquoi il est présenté ici dans des visualisations et non des photos. Heureusement, à l’automne 2021, les travaux de construction ont commencé ; si tout se déroule comme prévu, le mur, et l’ensemble du monument, seront achevés cet automne.
Déblaiement des fosses communes
La clairière est l’élément central du mémorial. Les cendres de près de 180 000 personnes y sont enterrées dans au moins neuf ersatz de fosses funéraires. Les cendres, mélangées à la terre, recouvrent la totalité de la surface de 1,9 hectare de la clairière. La forme finale du réaménagement de la clairière a été influencée de manière décisive par les directives de la commission des funérailles du grand rabbin de Pologne, que nous avons étudiées pour élaborer notre projet.
Personne n’a contesté la première chose à faire dans la clairière : recouvrir complètement et définitivement la zone d’un matériau pour éviter que les restes humains ne soient emportés à la surface. Nous avons choisi d’envelopper la clairière dans près de 30 cm de marbre concassé, avec une couche supplémentaire de géotextile séparant le marbre du sol. Cela répondait aux exigences de protection établies par la commission rabbinique et Yad Vashem.
Le choix de la forme et de la couleur dépendait entièrement de nous, les concepteurs. Conformément à l’idée maîtresse de l’ensemble du mémorial – éviter le pathos acquis en tirant sur la corde sensible des visiteurs – nous avons imaginé une clairière lisse et lumineuse, ressemblant presque à un lac en pleine forêt. Le tumulus, déjà présent sur le site, resterait un contrepoint central et délicat, une métaphore et un hommage à la mémoire (Fig. 9).
La blancheur du marbre, la faible intensité de la couleur, détourne l’esprit des visiteurs des émotions vives qui ne sont pas recommandées ici. Contrairement aux charniers de Bełżec – qui sont noirs et gris, le site plein de formes enchevêtrées et expressives, le terrain traversé par le chemin des visiteurs – la clairière de Sobibór est censée respirer le calme et une distance infranchissable, une impression renforcée par les murs qui l’entoureront.
Le contraste entre la blancheur lunaire de la clairière des fosses communes, alors même que la terre est à jamais souillée par la marque de Caïn[5], irrémédiablement transformée, traduit un autre paradoxe de Sobibór. Nous voyons dans cet espace l’abîme entre la réalité actuelle du site d’extermination – où la nature s’épanouit dans toute son exubérance – et l’imaginaire du centre de mise à mort – un espace sans paysage, gris, enveloppé de brouillard, criblé de baraquements et de chambres à gaz[6]. Dans la clairière, ces deux dimensions apparaissent, se regardent, se heurtent et se complètent en quelque sorte. Nous ne pourrons jamais pénétrer complètement l’histoire de ce qui s’est passé ici.
Le bâtiment du musée
Selon nos hypothèses, la visite du musée devrait conclure plutôt que commencer la visite complète du mémorial – les visiteurs seront alors déjà conscients de la taille globale de l’installation d’extermination et connaitront l’emplacement de ses éléments particuliers, ce qui les aidera à mieux comprendre et intérioriser le contenu de l’exposition. Le bâtiment du musée jouera un rôle éducatif important, ainsi qu’un rôle organisationnel et technique. Néanmoins, il est traité comme un complément aux parties les plus importantes de l’ensemble du complexe – le mémorial et le lieu de repos des victimes. Cela a entraîné des décisions formelles spécifiques – la façade finie avec des panneaux de béton imitant le bois, modeste et minimaliste. Plus important encore, le musée est moins haut que le mur qui marque la route vers les chambres à gaz. Le bâtiment se tiendra littéralement dans l’ombre du mur (Fig. 10).
Cette caractéristique est encore plus visible à l’intérieur de la salle d’exposition principale. La vue à travers l’étroit mur pignon vitré du nord sera soudainement coupée par le mur du mémorial (Fig. 11). En raison de cette décision, la partie de l’exposition consacrée au génocide quitte en quelque sorte le bâtiment et se termine trois mètres plus loin, à l’entrée de la route menant aux chambres à gaz. Le mur pignon sud est beaucoup plus large et offre une vue panoramique et dégagée sur la prairie où a éclaté le soulèvement du Sonderkommando et sur la forêt dans laquelle les quelques réfugiés ont trouvé refuge (Fig. 12). Ainsi, le bâtiment est suspendu sur l’axe entre la mort et la liberté – les deux extrêmes du destin des victimes de Sobibór. Sa forme aide à comprendre l’histoire de l’installation d’extermination et du camp de concentration, et renforce ainsi le message éducatif de l’exposition.
En décembre 2017, la première étape de la construction du musée a été achevée, puisque la façade de la salle d’exposition a été terminée (Fig. 13). En octobre 2020, le musée et l’exposition permanente ont été ouverts aux visiteurs.
Le choix de manifester l’infranchissable
Notre victoire au concours n’a pas calmé les critiques qui nous reprochent d’éviter Les principes de « l’architecture de l’effroi ». Le directeur du plus important musée polonais consacré aux camps de concentration et aux installations d’extermination a qualifié le projet de « complètement irréfléchi ». Les descendants néerlandais des victimes de Sobibór nous ont accusés de vouloir enfermer leurs grands-parents derrière un haut mur, comme les Allemands l’avaient fait il y a 70 ans, les parents israéliens des victimes ont prétendu que nous voulions imposer notre propre façon subjective de percevoir les sites commémoratifs, résultant de notre hubris et de notre soif de publicité.
Par conséquent, bien que la plupart des controverses susmentionnées aient été résolues avec succès au cours de nombreux mois de réunions et de négociations, il semble important de conclure en expliquant davantage les choix que nous avons faits en tant que concepteurs.
La conception sensorielle et émotionnelle – dans une moindre mesure intellectuelle – des principes de « l’architecture de l’effroi » est une tentative de réduire la distance entre soi et l’autre, de se mettre à la place de la victime de la Shoah. De telles stratégies mémorielles visent à accroître l’effet éducatif du site, à renforcer le sentiment d’être dans un lieu singulier – « l’aura ». Cependant, nous croyons qu’il y a un danger à assumer, même partiellement, la douleur et la tragédie des victimes, ou à créer l’illusion que quelque chose comme cela pourrait nous arriver. En même temps, le rituel performatif consistant à recréer les derniers pas de l’assassiné semble avoir beaucoup de points communs avec les méthodes thérapeutiques de confrontation avec le traumatisme. Le patient, dans le bureau du psy, passe par différentes phases de deuil, jusqu’à ce qu’il accepte finalement la perte et se réconcilie avec la réalité. Un tel processus semble inadapté pour faire face à un génocide, et encore moins à la Shoah.
On pourrait affirmer qu’une autre méthode pour faire face – ou plutôt ne pas faire face – à la perte, développée dans la culture occidentale, est la mélancolie[7]. Elle est l’opposé du deuil et signifie un rejet permanent de la perte. À notre avis, il s’agit peut-être de la manière la plus judicieuse de traiter l’extermination des Juifs d’Europe, même au prix d’une influence négative sur le psychisme d’une personne. C’est exactement ce sentiment — la mélancolie — que notre mémorial est censé évoquer.
Contrairement à la pérégrination à travers de sombres labyrinthes de vêtements empilés, de lunettes et de chaussures dans des vitrines, et de rangées de photographies de portraits, les visiteurs de notre mémorial entrent en contact avec la surface grise et uniforme du mur. Celle-ci ne rappelle rien de quotidien et, dans son silence, invite le visiteur à s’engager avec lui-même et ses propres pensées. Le mur instancie la perpétuelle incapacité à comprendre l’incompréhensible, le fossé qui sépare à jamais les visiteurs des victimes, une fracture temporelle et émotionnelle qui subsiste malgré la proximité spatiale.
Łukasz Mieszkowski
Łukasz Mieszkowski est un historien et un artiste originaire de Varsovie, en Pologne. Il est actuellement boursier Fulbright à UC Berkeley, où il travaille sur son doctorat intitulé « Dragons et poux. La Pologne au temps de la peste 1918-1922 ». Il conçoit également des expositions, du mobilier urbain et de l’architecture. Il est l’un des concepteurs du musée et du mémorial de Sobibór ainsi que du monument dédié aux archives Ringelblum de Varsovie.
Notes
1 | Krzysztof Lenartowicz, Architektura Trwogi (L’architecture de l’effroi) [in:] Pamięć Shoah. Kulturowe reprezentacje i praktyki upamiętnienia (La mémoire de la Shoah. Représentations culturelles et pratiques de commémoration), eds. Par Tomasz Majewski, Anna Zeidler-Januszewska, Łodz 2011, p. 632-645; |
2 | Ibid, p. 638; |
3 | K. Bojarska, Obóz-Muzeum… (Musée-camp …), ibid, p. 140; |
4 | Eleonora Jedlińska, Obraz jest świadectwem niewyobrażalnego (L’image est un témoignage de l’inimaginable), séminaire donné le 13 avril 2016 au Musée POLIN à Varsovie, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=vmfxLp0lA4M |
5 | Halina Taborska, Sztuka w miejscu śmierci – polskie znaki pamięci w hitlerowskich obozach natychmiastowej Zagłady (Camps L’art à la place de la mort – Les marques polonaises de mémoire dans les camps d’extermination nazis) [in:] Pamięć Shoah… (Mémoire de la Shoah…), op.cit., p. 28. |
6 | Jacek Małczyński, Drzewa « żywe pomniki » w Muzeum-Miejscu Pamięci w Bełżcu (“Monuments vivants” arbre dans le Musée-mémorial du Belzec), ibid, p. 48. |
7 | Jarosław Lubiak, O nowy kształt pamięci. Muzeum Żydowskie w Berlinie (Pour une nouvelle forme de mémoire. Musée du judaïsme à Berlin), ibid, p. 651. |