Atefe Asadi : “Nous, le peuple iranien, avons de tout temps été seuls”

De la guerre Iran-Irak aux soulèvements réprimés dans le sang, jusqu’à la guerre actuelle, enterrant les espoirs nucléaires des Mollahs, la mémoire de la violence traverse toute une génération d’Iraniens. Réfugiée en Allemagne, la poétesse iranienne Atefe Asadi livre son témoignage[1]. Elle questionne l’éthique des États face à un régime criminel resté impuni depuis des décennies. Entre souvenirs traumatisants, colère lucide et espoir inflexible, elle trace le portrait d’un peuple abandonné. Elle revient sur les répressions sanglantes, les illusions perdues, la guerre en cours – et continue pourtant de rêver d’un Iran libre.

 

Atefe Asadi (c) Atefe Asadi

 

Si vous me demandez comment je vais ces jours-ci, j’ai tendance à sourire, à secouer la tête et à fuir la conversation. Je ne trouve plus les mots pour décrire le flot d’émotions qui me submerge. Impossible de laisser libre cours à mes sentiments et de dire sans m’interrompre que je suis à la fois heureuse et triste, en colère et désespérée, anxieuse et rieuse, en larmes et effrayée, inquiète et furieuse, mais aussi, d’une certaine façon, pleine d’espoir.

Ressentir toutes ces émotions à la fois, être constamment submergée puis vidée par elles, c’est complexe. Surtout en ce moment, alors que j’écris ces lignes et qu’un autre sentiment familier s’y ajoute : l’impression d’être enfermée dans une pièce verrouillée à double tour. Je me souviens du mois sanglant de novembre 2019, lorsque la République islamique a coupé Internet et, dans le silence le plus absolu, a massacré plus de 1500 personnes. J’étais en Iran à ce moment-là. Nos cris se perdaient sous l’eau, étouffés, inaudibles au monde. Nul ne pouvait nous entendre ni nous voir. Le monde semblait nous avoir oubliés, indifférent à nos appels. Aujourd’hui, installée ici, en Europe, de nouveau séparée de tous mes proches restés en Iran, sans aucun moyen de les contacter, je me retrouve prisonnière impuissante de cette même pièce close. Le sentiment d’isolement est revenu. Ne pas savoir est insupportable. Peu importe où l’on se trouve sur la carte, que ce soit à Téhéran ou envahie par la nostalgie à Hanovre.

Personne n’aime la guerre, c’est évident. Moi non plus. Depuis mon enfance, je déteste la guerre. J’ai vu ce qu’elle a fait à mon père, comment elle l’a blessé dans sa chair et exposé au risque constant de perdre la vue. Enrôlé de force dans l’armée, il a passé les meilleures années de sa jeunesse à combattre pendant la guerre Iran-Irak. Depuis, il doit faire très attention à ce que l’éclat d’obus logé dans son œil gauche ne se déplace pas. Je déteste la guerre. Et pourtant, je me demande, après toutes ces manifestations réprimées par les balles, après toutes ces exécutions de personnes ayant osé s’exprimer, que reste-t-il pour sauver l’Iran des mains sanglantes de ce régime, si ce n’est une intervention étrangère ? 

Je crains pour chaque centimètre carré de cette cité, pour chaque âme innocente qui n’a jamais aspiré qu’à une vie normale et heureuse. Pourtant, au spectacle du bâtiment de l’IRIB pris pour cible, je sens une lueur vacillante de joie danser en moi.

Ces dernières années, plus que jamais, nous avons été témoins du courage du peuple iranien, désarmé, qui a pris la rue. Il s’est dressé  face aux balles. Pacifiquement, il a revendiqué ses droits humains les plus fondamentaux. Il a dit « non » à Khamenei et à son régime sanguinaire. Et combien de vies fauchées, d’yeux éteints, d’avenirs volés en chemin ! Ceux d’enfants comme Kian Pirfalak – dont le seul crime était d’être né en Iran et qui a été délibérément abattu dans la rue avec sa famille -, ou encore ceux de Nika Shakarami, cette adolescente courageuse qui, pour avoir rejoint le mouvement de protestation, a été violée et assassinée par les forces du CGRI[2].

Et quel en a été le résultat ? Nos mains nues ont-elles réussi à vaincre les bourreaux ? Un seul pays a-t-il rompu tous ses liens avec la République islamique en déclarant courageusement qu’un régime meurtrier ne saurait être réformé ou amené à négocier ? Le monde occidental a-t-il véritablement entendu la détresse de l’Iran et décidé de faire abstraction de ses propres intérêts en classant le CGRI comme organisation terroriste ? 

Non. Rien de tel ne s’est produit. Nous nous sommes retrouvés seuls. Nous, le peuple iranien, avons de tout temps été seuls. Et nous le sommes toujours. 

Je regarde les vidéos et les photos de Téhéran, la ville magnifique où je suis née et où j’ai passé toute ma vie, aujourd’hui noyée dans les flammes et la fumée. Mon cœur se serre. Je crains pour chaque centimètre carré de cette cité, pour chaque âme innocente qui n’a jamais aspiré qu’à une vie normale et heureuse. Pourtant, au spectacle du bâtiment de l’IRIB[3] pris pour cible, je sens une lueur vacillante de joie danser en moi. Les visages de toutes les victimes de cette machine de propagande défilent devant mes yeux. D’innombrables prisonniers politiques ont témoigné que le personnel de l’IRIB est chargé des interrogatoires dans les prisons. Même son directeur est nommé directement par le Guide suprême. Depuis plus de quarante ans, cette chaîne de radio et de télévision sert de tribune pour propager des mensonges, violer la liberté d’expression et diffuser des aveux forcés.

Ce n’est pas parce que j’éprouve de la satisfaction que je cautionne les effusions de sang ou la violence. Mais la vérité est que personne ne se soucie réellement de nous, le peuple iranien. Pendant des décennies, le régime a alimenté les tensions et les conflits, sans jamais construire d’abris pour sa propre population. Tandis que les membres du gouvernement se réfugient dans des bunkers sécurisés, les citoyens lambda, eux, restent sans repère ni abri où trouver refuge. Personne ne se soucie de savoir comment des millions d’Iraniens, sans carburant, sans voiture, sans même un endroit où aller, sont censés fuir en pleine nuit une capitale en feu, sur des routes congestionnées. Personne ne pense aux prisonniers politiques totalement vulnérables qui croupissent derrière les barreaux.

Je pense à mes amis qui ont refusé de quitter Téhéran à cause de leurs animaux de compagnie. L’une d’eux ne supportait pas l’idée que les chats errants autour de chez elle puissent mourir de faim sans elle. Un autre ne possédait qu’une petite moto – impossible pour lui d’évacuer sa famille. De nombreux Iraniens issus de la classe ouvrière n’ont pas de véhicule personnel ou se déplacent en deux-roues. Je pense à ma tante, qui n’a pas eu d’autre choix que de rester à Téhéran, dépendante de ses médicaments essentiels. Je pense à ma famille, bloquée pendant 19 heures sur des routes embouteillées, essayant d’échapper aux explosions et d’atteindre un village plus sûr. Je pense à mon oiseau apprivoisé, son petit cœur battant de terreur. Je vois les images de pigeons morts de peur, gisant sans vie sur les toits de Téhéran. 

Personne ne veille sur nous. La République islamique a ouvertement exprimé sa haine envers le peuple iranien. Depuis des décennies, ses dirigeants s’emploient à effacer la beauté de notre histoire, de notre littérature et de notre culture, affirmant que l’Iran n’avait aucune identité avant l’islam. Et voilà que soudain, ils brandissent dans les médias des mots comme « nation », invoquent notre culture et notre civilisation, cherchant à manipuler l’opinion pour nous contraindre à choisir un camp dans un faux dilemme : la République islamique contre Israël. Comme si le simple fait d’être « des nôtres » pouvait les absoudre de leurs crimes.

Cela fait seulement une semaine que la guerre a commencé, et déjà nous voyons le régime, impuissant face à Israël, déverser sa rage sur ses propres citoyens.

Ali Khamenei, qui s’érige en guide suprême du monde musulman, se terre dans des lieux sécurisés, d’où il lance ses menaces à la face du monde. Même affaibli, alors qu’il a perdu ses principaux alliés et que la mort, l’effondrement semblent plus proches que jamais, il refuse obstinément de céder. Il ne renonce pas à son rêve d’un Iran nucléaire, quitte à sacrifier de nouvelles vies. Son ambition ultime semble être de léguer à l’Iran une patrie en ruines, une terre dévastée pour les générations futures.

Ainsi, lorsque je vois les hauts gradés du CGRI, ces assassins de nos fils et filles bien-aimés, être éliminés les uns après les autres, leurs visages barrés d’une croix rouge sur les affiches diffusées en ligne, j’éprouve une forme de satisfaction. J’attends, jour après jour, que cette croix rouge vienne enfin barrer le visage d’Ali Khamenei. Car le rêve de parvenir à la liberté par des moyens pacifiques, l’espoir que ces assassins soient un jour jugés par un tribunal impartial, ce rêve s’est éteint en moi.

L’un des crimes les plus graves commis par la République islamique, outre tous les meurtres qu’elle a perpétrés, est peut-être celui d’avoir détruit nos rêves et nos espoirs. Nous, les Iraniens, sommes devenus accros au désespoir. Nous le brandissons comme un bouclier géant devant nous et nous y agrippons de toutes nos forces. Car chaque fois qu’une lueur d’espoir a brillé dans nos cœurs, ils l’ont éteinte de la plus cruelle des manières.

À présent, lorsque je lis les dernières nouvelles et que je constate que tout cela est loin d’être terminé, j’ai peur. J’ai peur qu’après tout ce sang versé, toute cette peur et cette douleur endurées par des Iraniens innocents, la guerre ne se termine et que le régime survive. Je sais que même à l’agonie, il se vengera sur le peuple. Sur ce même peuple qui, pendant des années, a tenu le rang en silence – sans que cela l’empêche de trouver la mort ou d’être injustement criminalisé.

Cela fait seulement une semaine que la guerre a commencé, et déjà nous voyons le régime, impuissant face à Israël, déverser sa rage sur ses propres citoyens. Les domiciles de dissidents civils et politiques ont été perquisitionnés. Des téléphones ont été confisqués dans les rues. La répression sur le port obligatoire du hijab s’est intensifiée. Des personnes comme Esmail Fekri ont été exécutées sans avertissement pour « espionnage au profit d’Israël ». Ma plus grande crainte : que le monde puisse à nouveau conclure un accord avec la République islamique, nous livrant à ces mêmes bouchers qui, aujourd’hui, affûtent leurs couteaux avec un esprit de vengeance décuplé. Tout comme ils l’ont fait après la guerre Iran-Irak, lorsque plus de 12 000 prisonniers politiques ont été exécutés en une seule nuit et que leurs corps n’ont jamais été rendus à leurs familles.

Même aujourd’hui, des membres du régime s’expriment ouvertement sur les réseaux sociaux au sujet d’un massacre imminent des dissidents une fois la guerre terminée. Dès que j’entends parler de négociations encore envisageables, de la priorité donnée aux intérêts mondiaux sur la vie d’innocents, je m’accroche à mon désespoir plus que jamais.

Pourtant, au fond de moi comme au fond de chaque Iranien, subsiste un rêve qu’ils n’ont jamais pu nous ôter, et qu’ils ne pourront jamais nous arracher : celui de danser sous la tour Azadi[4], dans un Iran enfin libre. Un Iran qui, aux yeux du monde, incarnerait la beauté, la culture et la littérature, et non plus l’image d’un islam radical et belliqueux. Et la vérité est là : ni les prisons, ni les exécutions, ni l’exil n’ont réussi à tuer ce rêve ! C’est pour lui que nous vivons, c’est pour lui que nous continuons à nous battre…


Atefe Asadi

Atefe Asadi est écrivaine, poétesse, éditrice et traductrice iranienne, connue pour son rôle sur la scène de la littérature clandestine en Iran. Ses trois recueils de nouvelles ont été interdits par le ministère de la Culture iranien, et ses activités littéraires ainsi que sa participation à des mouvements de protestation ont conduit à sa persécution et à son arrestation. Elle est ensuite devenue écrivaine invitée par l’ICORN [International Cities of Refugees Network], a reçu la bourse Hannah Arendt et s’est installée en Allemagne. Là, elle milite pour la littérature en exil et pour la liberté en Iran à travers des interventions dans les écoles, des interviews, des programmes culturels, ainsi que par le biais de résidences comme la Stiftung Künstlerdorf Schöppingen et le Kultur Ensemble Palerme. Ses œuvres, qui explorent les droits des femmes, la migration, la discrimination et la liberté, sont traduites en anglais, allemand et italien. Son premier recueil de nouvelles est actuellement en cours de traduction en allemand.

Notes

1 Celui est aussi paru en Allemagne dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 20 juin 2025.
2 Le CGRI désigne le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique (en persan : Sepâh-e Pâsdârân-e Enghelâb-e Eslâmi, aussi appelé Pasdaran), une organisation paramilitaire majeure en Iran, créée en 1979 après la révolution islamique. Véritable État dans l’État, il soutient inconditionnellement le Guide suprême, agit comme un bras armé du régime pour étouffer toute contestation, contrôle d’importants secteurs de l’économie iranienne, soutient le terrorisme international et s’oppose à toute réforme démocratique. [Ndr].
3 L’IRIB (Islamic Republic of Iran Broadcasting) est l’organisme d’État qui détient le monopole de la radio et de la télévision en Iran. Placé sous le contrôle direct du Guide suprême, il est accusé de répression, de diffusion de confessions forcées et de désinformation. [Ndr].
4 La Tour Azadi, située au centre de Téhéran, a été construite en 1971 pour célébrer le 2500e anniversaire de l’Empire perse et renommée « Tour de la Liberté » après la révolution de 1979. Elle allie architecture persane, islamique et moderne, symbolise la liberté et le progrès, et est devenue un lieu de rassemblement emblématique pour les Iraniens aspirant à la démocratie. [NdR]

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