Albert Cohen est le plus souvent considéré comme un écrivain français, alors qu’il est né citoyen ottoman et fut naturalisé suisse. Il est l’auteur d’un chef-d’œuvre qui lui permet d’accéder à la célébrité sur le tard : Belle du Seigneur (1968). Il est mort le 17 octobre 1981, il y a quarante ans. Cet anniversaire est l’occasion de revenir dans K., grâce à Maxime Decout — l’auteur d’Albert Cohen. Les Fictions de la judéité — sur la figure de celui qui fut le représentant de l’Agence juive pour la Palestine avant de se consacrer essentiellement à son œuvre, où se mêlent un lyrisme et une invention narrative hors norme – sans compter une puissante réflexion sur la judéité et le judaïsme. En 1925, Albert Cohen fonde une éphémère mais fondamentale Revue juive (cinq numéros) dont nous reproduisons à la fin de ce texte la Déclaration d’intention initiale.
Fils unique d’une famille juive, Albert Cohen naît à Corfou en 1895 et émigre avec ses parents à Marseille à l’âge de cinq. C’est en 1915 qu’il emménage pour la première fois à Genève où il suit des études de droit. En 1926, il entame une carrière de fonctionnaire international en entrant au BIT (Bureau International du Travail), un poste qu’il occupera jusqu’en 1932. Après avoir passé une partie de la guerre à Londres en tant que représentant de l’Agence juive pour la Palestine, il retourne en 1947 à Genève où il est nommé directeur du service de protection juridique et politique des réfugiés à l’ONU avant de se consacrer entièrement à l’écriture.
C’est durant toutes ces années que se prépare Belle du Seigneur, qui est assurément le roman de prédilection des lecteurs de Cohen. Pour quelles raisons ? Au-delà de l’immense succès qu’il a connu à sa parution, et qui ne s’est pas démenti depuis, il s’agit d’un roman de la passion, l’un des plus intenses qui soit, et cela bien qu’il soit publié à une époque où les histoires d’amour en littérature semblent avoir fait long feu. Mais il s’agit aussi d’un livre somme dans lequel toutes les tentations et les obsessions d’Albert Cohen se cristallisent et s’exacerbent jusqu’à l’ambiguïté et la totalité.
La passion y atteint un degré d’incandescence hors du commun, Ariane et Solal s’enfermant dans une vie en vase clos dans leur villa à Agay, pour tenter de vivre, sur le modèle de Roméo et Juliette, un « amour chimiquement pur[1] », coupé du social et de la réalité bassement physiologique du corps. Leurre évidemment : le « scorbut » guette cet amour privé des « vitamines du social[2] », et les amants sont « condamnés aux travaux forcés d’amour à perpétuité[3] ».
Roman somme aussi par l’ampleur et la diversité de son écriture. La féroce satire de la SDN et du petit-bourgeois qu’est Adrien Deume, le mari d’Ariane, se mêle à un lyrisme exalté qui chante l’amour. Avec Belle du Seigneur, Cohen pousse de surcroît à un degré de maîtrise exceptionnel les techniques narratives qui avaient fait le succès d’un Ulysse de Joyce quarante-huit ans plus tôt. Les monologues intérieurs, parfois sans aucune ponctuation, foisonnent et s’accompagnent d’un travail virtuose sur la voix, même si la modernité d’une telle écriture avait finalement quelque chose d’anachronique en 1968, à un moment où le Nouveau Roman avait déjà engagé la littérature vers d’autres territoires.
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Il n’en demeure pas moins que Belle du Seigneur appartient lui-même à une somme, une vaste fresque que Cohen avait pensée dès 1930 avec son premier roman, Solal. En raison de nombreux aléas éditoriaux, cet ensemble, que Cohen aurait voulu intituler Solal et les Solal, ne vit le jour que par fragments, avec Mangeclous en 1938, puis Belle du Seigneur en 1968 et enfin Les Valeureux en 1969[4]. Évidemment, trente-huit ans après Solal et trente ans après Mangeclous, peu de lecteurs ont vu que Belle du Seigneur s’inscrivait dans la continuité de ces deux textes. Aussi n’a-t-on pas perçu aussi distinctement à quel point l’histoire de Solal et d’Ariane est en réalité indissociable de celle des burlesques et jubilants cousins du héros, les Valeureux, au nombre desquels le célèbre Mangeclous, hâbleur et menteur professionnel, et Saltiel, l’oncle maternel de Solal. Le sérieux de la passion amoureuse est torpillé par le contrepoint que Cohen avait prévu grâce aux dénonciations désinvoltes et parodiques des Valeureux au sujet de l’amour idéalisé et de son caractère prétendument sublime. Les réquisitoires de Mangeclous ne laissent pas l’ombre d’un doute :
« Ah, messieurs, que vienne un romancier qui explique enfin aux candidates à l’adultère et aux fugues passionnelles qu’un amant ça se purge ! Ah, qu’il vienne, le romancier qui montrera le prince Wronsky et sa maîtresse adultère Anna Karénine échangeant des serments passionnés et parlant haut pour couvrir leurs borborygmes et espérant chacun que l’autre croira être seul à borborygmer. Qu’il vienne, le romancier qui montrera l’amante changeant de position ou se comprimant subrepticement l’estomac pour supprimer les borborygmes tout en souriant d’un air égaré et ravi ! (…) Qu’il vienne, le romancier qui nous montrera l’amant, prince Wronsky et poète, ayant une colique et tâchant de tenir le coup, pâle et moite, tandis que l’Anna lui dit sa passion éternelle. Et lui, il lève le pied pour se retenir. Et comme elle s’étonne, il lui explique qu’il fait un peu de gymnastique norvégienne ! Et puis il n’en peut plus et il prie sa bien-aimée de le laisser seul pour un instant car il doit créer de la poésie à vers ! Et, resté seul dans le cabinet de travail parfumé, il est traqué ! Il n’ose aller dans le réduit accoutumé, car la mignonne Anna est dans l’antichambre ! Alors, le prince Wronsky s’enferme à clef et prend un chapeau melon et s’accroupit à la manière de Rébecca, ma femme qui, elle, ne prétend pas être une créature d’art et de beauté ![5] »
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C’est aussi en replaçant Belle du Seigneur au sein de cet ensemble, tout comme des trois textes autobiographiques de Cohen que sont Le Livre de ma mère (1954), Ô vous, frères humains (1972) et Carnets 1978 (1978), qu’on découvre l’étendue et la puissance de sa réflexion sur la judéité et le judaïsme.
Les lecteurs devront d’abord patienter jusqu’en 1972 pour prendre connaissance, avec Ô vous, frères humains[6], de ce qui peut être considéré comme une scène originelle du rapport à la judéité chez Cohen. Ce bref texte autobiographique fait le récit d’un unique événement : dans les rues de Marseille où il se promène le jour de son anniversaire, l’enfant s’approche d’une foule amassée autour d’un camelot et s’arrête, fasciné par l’éloquence de l’homme. Celui-ci le regarde et, après un instant, déverse sur lui un torrent d’insultes antisémites qui l’excluent des Français attroupés avec qui il pensait être en communion. Cette découverte de sa judéité, dans l’insulte et la haine, vient donner une clef de lecture rétrospective à l’ensemble de l’œuvre : c’est là que s’enracinent profondément une judéité vécue dans l’exclusion tout comme les rêves messianiques qui animent Solal. L’événement, dans toute sa violence, est fondateur, aussi bien de la venue à l’écriture que des engagements politiques de Cohen en faveur du sionisme au début de sa carrière.
Cohen commence en effet à écrire dans le contexte de la « Renaissance juive » des années 20 qui voit se multiplier les publications d’auteurs juifs, comme André Spire, Edmond Fleg, Jean-Richard Bloch ou Henri Franck, et se développer une littérature conçue comme l’affirmation d’une identité à la fois juive et française. Cohen est l’un des rares parmi ces auteurs, qui ont fait le choix d’une écriture ostensiblement centrée sur des thèmes juifs, à être parvenu à une reconnaissance durable dans le champ littéraire français. Le premier texte qu’il publie est un recueil de poèmes, Paroles juives, en 1921, fortement inspiré par André Spire et par ses Poèmes juifs. Épaulé par Chaïm Weizmann, qui est alors président de l’Organisation Sioniste Mondiale, Cohen parvient ensuite à créer en 1925 une éphémère mais importante revue, destinée à favoriser la diffusion des idées sionistes et qui s’interrompra après son cinquième numéro : La Revue juive.
En 1930, Solal, son premier roman, fait le récit d’un déchirement, entre une judéité, qui associe élection et malédiction, et un désir d’assimilation dans la société occidentale. C’est par les femmes que Solal amorce son ascension : il déserte son île natale, Céphalonie, pour découvrir l’Occident, grâce à Adrienne puis Aude. L’exil est dès lors est une expérience de la perte et de la séparation, où le héros s’éprouve comme étranger et questionne son identité en regard de deux groupes entre lesquels il circule et qui sont le plus souvent présentés comme antagonistes : les Occidentaux et les Juifs. L’interrogation de Solal sur son identité débute par cette expérience et le poursuivra : « qui était-il, lui Solal, seul au monde ?[7] ». Solal se vit doublement comme étranger, en regard des siens, qu’il a quittés, et en regard des Occidentaux. Il est un « étranger parmi les étrangers[8] ».
Belle du Seigneur obéit à un schéma différent : les déchirements entre l’Orient, incarné par les Valeureux, et l’Occident, sont atténués, notamment parce que plusieurs passages consacrés aux cousins de Céphalonie n’ont pas pu être intégrés dans le texte comme Cohen le souhaitait[9]. Une seule femme donne son unité à un roman dont la portée symbolique, éthique et métaphysique s’est peut-être accentuée.
Reste que, mis ensemble, les quatre romans reposent sur un équilibre complexe entre les aventures de Solal et des Valeureux qui forment un groupe de personnages outranciers et grotesques, à la parole prolixe et incisive, prisant les déguisements en tout genre et les accoutrements les plus extravagants. Face à eux, Solal oscille entre la honte et l’amour. Ses aventures suivent une dynamique qui fait alterner le rejet des Valeureux et une série de stratagèmes pour les faire venir à lui en Occident, un jeu du chat et de la souris où Solal dénie ses origines pour mieux se les réapproprier.
D’autant que Les Valeureux présentent un tout autre rapport que Solal au judaïsme et à la judéité, un rapport pacifié. Leur judaïsme est tout sauf orthodoxe et sclérosant. L’appétit gargantuesque de Mangeclous s’accommode par exemple assez mal de la cacherout, lui qui certifie que « le jambon est la partie juive du porc[10] ». Le rite est perçu par les cousins comme arbitraire et contraire à un principe de plaisir qui demeure pour eux primordial.
Une donnée essentielle de la tradition juive est toutefois placée au centre des romans : la Loi de Moïse que Solal érige en valeur première de sa pensée et de son éthique, parce qu’elle permettrait à l’homme de devenir véritablement humain. Cette Loi est conçue comme une Loi d’anti-nature, un code moral qui s’oppose à la force et à l’animalité naturelles chez l’homme et que Solal ne cesse de stigmatiser, notamment au moment où il séduit Ariane :
« Universelle adoration de la force. Ô les subalternes épanouis sous le soleil du chef, ô leurs regards aimants vers leur puissant, ô leurs sourires toujours prêts, et s’il fait une crétine plaisanterie le chœur de leurs rires sincères. Sincères, oui, c’est ce qui est terrible. Car sous l’amour intéressé de votre mari pour moi, il y a un amour vrai, désintéressé, l’abject amour de la puissance, l’adoration du pouvoir de nuire. Ô son perpétuel sourire charmé, son amoureuse attention, la courbe déférente de son postérieur pendant que je parlais. Ainsi, dès que le grand babouin adulte entre dans la cage, ainsi les babouins mâles mais adolescents et de petite taille se mettent à quatre pattes, en féminine posture d’accueil et de réception, en amoureuse posture de vassalité, en sexuel hommage au pouvoir de nuire et de tuer, dès que le grand redoutable babouin entre dans la cage. Lisez les livres sur les singes et vous verrez que je dis vrai.
Babouinerie partout. Babouinerie et adoration animale de la force, le respect pour la gent militaire, détentrice du pouvoir de tuer. Babouinerie, l’émoi de respect lorsque les gros tanks défilent. Babouinerie, les cris d’enthousiasme pour le boxeur qui va vaincre, babouinerie, les encouragements du public (…).
Babouinerie partout. Babouines, les foules passionnées de servitude, frémissantes foules en orgasme d’amour lorsque paraît le dictateur au menton carré, dépositaire du pouvoir de tuer. Babouines, les mains tendues pour toucher la main du chef et s’en sanctifier. Babouins, les attachés de cabinet sages et religieux, debout derrière leur ministre qui va signer le traité (…)[11]. »
C’est contre cette babouinerie généralisée que la Loi d’amour et de justice tourne à l’obsession pour Solal. Dans Belle du Seigneur, il exige d’Ariane qu’elle s’y conforme en l’aimant pour lui-même, et non en raison de sa beauté et de la sexualité.
C’est de la sorte que l’on comprend mieux l’incipit presque fou de Belle du Seigneur, dans lequel Solal décide de séduire Ariane déguisé en vieillard édenté. Effaçant le corps grandiose, le héros cherche à susciter chez Ariane un amour entièrement pur, qui pourrait faire d’elle la « première humaine ». Mais Ariane, terrorisée, le rejette. Solal se démasque alors et lui lance :
« Femelle, je te traiterai en femelle, et c’est bassement que je te séduirai, comme tu le mérites et comme tu le veux. À notre prochaine rencontre, et ce sera bientôt, en deux heures je te séduirai par les moyens qui leur plaisent à toutes, les sales, sales moyens, et tu tomberas en grand imbécile amour, et ainsi vengerai-je les vieux et les laids, et tous les naïfs qui ne savent pas vous séduire, et tu partiras avec moi, extasiée et les yeux frits ! En attendant, reste avec ton Deume jusqu’à ce qu’il me plaise de te siffler comme une chienne ! »[12]
Derrière la virulence d’un tel défi, c’est le destin tragique des amants qui se décide dès cet instant où le projet rédempteur de Solal est anéanti. Le plus surprenant est ainsi que la judéité et son éthique conditionnent la saisie de ce qui leur est peut-être le plus étranger : la passion. Coupé du social, empêché d’agir sur le monde, Solal reporte dans l’amour la nécessité de combattre ce qui le scandalise en l’homme. Toujours associé au Messie par les femmes, il vit de véritables Passions sur le modèle du Christ et voudrait que la passion amoureuse serve de modèle à l’amour du prochain et relaye la Loi de Moïse.
Mais si Solal se refermait par une résurrection surprenante et pleine d’espoir du héros, Belle du Seigneur se conclut par la mort des amants. L’échec du messianisme amoureux semble total. Cette défaite messianique pourrait toutefois n’être pas entièrement étrangère à une certaine tradition juive où le Messie est celui qui doit venir et non celui qui est venu. Une telle situation, Cohen la qualifie dans Solal d’une magnifique expression empruntée à André Spire : le « demain éternel[13] ». C’est-à-dire la promesse d’un autre avenir qui relance sans cesse l’action de l’homme, en nouant le passé et le présent à un futur à accomplir. Derrière la démesure et les contradictions de Solal, c’est finalement un messianisme à taille humaine qui se profile et qui pourrait servir de fondement à une véritable éthique de l’homme.
Maxime Decout
Notes
1 | Albert Cohen, Belle du Seigneur, Paris, Gallimard, « Folio », 2001 [1968], p. 800. |
2 | Ibid. |
3 | Ibid., p. 844. |
4 | Les quatre romans sont désormais disponibles en un seul volume, assorti d’un riche appareil critique rédigé par Philippe Zard, sous le titre Solal et les Solal (Paris, Gallimard, « Quarto », 2018). |
5 | Albert Cohen, Mangeclous, Paris, Gallimard, « Folio », 1980 [1938], p. 137-138. |
6 | Ce texte avait été publié une première fois en 1945, en deux livraisons, dans la revue La France libre. |
7 | Albert Cohen, Solal, Paris, Gallimard, « Folio », 2008 [1930], p. 109. |
8 | Ibid., p. 401. |
9 | Ce contrepoint est prévu par Cohen dès Mangeclous. Devant l’ampleur du manuscrit de Belle du Seigneur, qui comptait plus de 2000 pages, Gallimard demande à ce que certains passages concernant les Valeureux soient supprimés. Ceux-ci seront repris et publiés en 1969 dans Les Valeureux, dont l’intrigue précède celle de Belle du Seigneur et reproduit une partie de celle de Mangeclous. |
10 | Albert Cohen, Les Valeureux, Paris, Gallimard, « Folio », 1986 [1969], p. 253, et Belle du Seigneur, op. cit., p. 281. |
11 | Albert Cohen, Belle du Seigneur, op. cit., p. 400-401. |
12 | Ibid., p. 53. |
13 | Albert Cohen, Solal, op. cit., p. 377, 382. |