L’abbé Pierre n’a décidément plus la cote, et pour de bien bonnes raisons. Danny Trom tenait cependant à enfoncer encore un peu le clou, en rappelant que la pulsion sexuelle n’est pas la seule que la charité bien ordonnée de l’Abbé se soit avérée incapable de maîtriser.
Les nombreuses plaintes pour agressions sexuelles ont fait tomber l’abbé Pierre, « personnalité préférée des Français », de son piédestal. Son prestige tenait à avoir fait du logement une question de droit humanitaire d’urgence. Ce militantisme apolitique était en mesure d’emporter l’adhésion de tous. À travers lui, la parole de l’Église s’imposait, droite et gauche confondue. Vœux de pauvreté et d’abstinence étaient l’expression d’un authentique désintéressement, la traduction d’un souci pour la souffrance de l’humanité ici-bas. Or dans la pratique, il s’avère qu’il arrivait à l’abbé Pierre de troquer son soutien à des femmes sans abri en orchestrant des chantages sexuels. Le droit au logement, dans son esprit, n’était donc pas aussi inconditionnel qu’il voulait le faire croire. Derrière la « charité » pouvaient se dissimuler des agressions sexuelles et des viols. On mesure la déception du public. Qu’il rompît ses vœux et eut secrètement des enfants lui barra la route vers une canonisation pourtant assurée, tout en conservant l’amour des Français. La pulsion sexuelle étant irrépressible, il suffit qu’elle soit correctement canalisée et le pardon suivra. Mais avec les passages à l’acte violents, révélés il y a peu, le couperet de l’opinion est judicieusement tombé. En est-il de même de la pulsion antisémite, dont Vatican II nous assurait qu’elle était désormais répressible ? Il semble que non.
Le cocktail d’antijudaïsme chrétien, de négationnisme et d’antisionisme que l’Abbé distilla dès le début des années 1990, était admissible. Certes, les deux pulsions et leurs effets ne sont pas ici de même nature puisque les crimes sexuels, l’Abbé les perpétra sur des personnes, qui plus est vulnérables, alors que ses paroles antisémites indiscriminées étaient, comme on dit, « verbales ». Et la pulsion antisémite, entendit-on, avait la sénilité pour condition. Surtout : l’Abbé Pierre dissimula honteusement son exploitation opportuniste de la misère qu’il avait pour vocation déclarée de combattre, par quoi le vice rend ici encore un vague hommage à la vertu, tandis qu’il proclama publiquement et candidement son antisémitisme. Le scandale qui éclata lorsqu’en 1996 il soutint publiquement Les Mythes fondateurs de la politique israélienne de Roger Garaudy — essai qui fixa les canons de l’antisémitisme dans sa mouture la plus actuelle — ébranla momentanément le prestige de l’Abbé, mais fut impuissant à le faire choir de son piédestal. De toutes les versions antisémites qui égrènent le long parcours de Garaudy — chrétienne, communiste, musulmane —, la préférence de l’abbé Pierre allait spontanément à la première. N’est-il pas un homme simple qui a les Évangiles et le spectacle de la souffrance humaine pour seul carburant ? Se tenant ferme sur ces deux piliers, l’abbé Pierre, pourtant peu porté sur l’analyse politique, niera le droit à l’existence de l’État d’Israël dans un entretien accordé à La Vie en 1991. Pourquoi donc ? Les conversations préparatoires à un ouvrage en commun avec Bernard Kouchner en livrent le détail[1], avant que l’Abbé ne nous les confesse par bribes sur les plateaux de télévision : cette terre n’a nullement été promise à Moïse ; la Shoah est très exagérée et si ça se trouve ce n’était pas si grave ; et d’ailleurs n’est-ce pas Josué à l’assaut de la terre promise qui commettra le premier génocide de l’histoire ? Par quelque bout qu’on le prenne, antique ou moderne, Israël est frappé d’opprobre : réfutation du lien des juifs à la terre promise ; réfutation de la nécessité d’un abri, d’autant plus que les juifs sont, ajoute-t-il, voués à la dispersion pour expier ; criminalisation de l’État-abri existant. La loi Gayssot n’étant pas faite pour réprimer qui pardonne aux juifs d’avoir dramatisé la Shoah, encore moins pour censurer une interprétation des Évangiles, la licence accordée par l’homme le plus populaire de France à chacun de répéter son message souleva des protestations qui le poussèrent dans ses retranchements : il se déclara victime du « lobby sioniste international ». Mais l’on peut reconnaître à l’homme au béret une constance : le logement a toujours été au cœur de ses préoccupations. Ici aussi le droit au logement n’est pas aussi inconditionnel qu’il voulait le faire croire. Aux femmes désespérément en quête d’abri, l’abbé Pierre imposait quelquefois un troc sexuel criminel. Aux juifs, il proposait de les déloger d’urgence. Le droit au logement, pour eux, était inconditionnellement refusé. Sur ce point, la France est divisée. Sur ce point, la postérité de l’Abbé demeure assurée. Conclusion : l’ordre de la charité demeure un mystère insondable.
Danny Trom
Notes
1 | Michel-Antoine Burnier & Cécile Romane, Le Secret de l’abbé Pierre, Fayard/Mille et une Nuit, 1997. |