Près de 2500 personnalités publiques, pour la plupart israéliennes et américaines (dont un très grand nombre d’universitaires), ont signé une lettre ouverte, The Elephant in the room, appelant à s’élever contre le « but ultime » de la réforme judiciaire portée par le gouvernement israélien actuel : le maintien du « régime d’apartheid ». Cette dernière qualification est contestable – et contestée même par certains des signataires de la pétition. Pourquoi néanmoins l’avoir signée ? Réponse de Dan Diner.
>>> A propos de la lettre ouverte The Elephant in the room, lire : « Apartheid : un éléphant peint en rouge ».
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Je ne signe pas de pétitions. J’écris par moi-même. Pourquoi ai-je néanmoins signé une pétition dont je n’approuve guère le propos ni le ton ?
Disons-le tout de suite : le véritable texte de la pétition consiste à mes yeux dans la longue série de signatures qui précédaient la mienne. Des amis, des collègues – israéliens et autres juifs. C’était une longue liste, et cela sans compter les noms des personnes que je n’aurais autrement pas souhaité voir auprès de moi.
Comment expliquer que ce véritable texte de la pétition, celui, délicat et composé par l’océan de signatures et non pas celui, criard qui précède tous ces noms, m’ait poussé à y ajouter mon nom ? C’est parce que la pétition est un cri collectif – un cri qui devrait réveiller à une vie politique au sein de la contestation actuelle en Israël cet éléphant rendu invisible qu’est la population arabe, les Palestiniens. Il ne faut, en effet, pas oublier que la soi-disant « réforme judiciaire » a été essentiellement lancée pour éliminer les derniers obstacles juridiques qui s’érigent sur le chemin de la transformation de l’État d’Israël en lieu de réalisation d’un intégralisme juif. En fin de compte, dans cette réforme, il en va tout aussi bien de la population arabe d’Israël dans les frontières de 1948 que de la volonté d’avoir les mains libres pour la colonisation, l’annexion et, en cas de conflit, l’expulsion des Palestiniens des territoires occupés depuis 1967.
Il viendra le moment où ce fait soulèvera inévitablement pour les Juifs israéliens des questions sur la nature de leur collectif, qui dépasseront de loin le seul contenu de la « réforme judiciaire » et de la protestation qui s’y oppose, à savoir des questions sur leur propre légitimité. Ce questionnement radical ne pourra pas être évité. Comme il est radical, une pétition pleine d’ambiguïtés sémantiques ne peut ni y répondre ni le clore avant même qu’il n’ait commencé. Et pourtant, je l’ai signée parce qu’elle atteste le cri qui accompagne un changement d’époque pour les Juifs.
Dan Diner
Dan Diner est un historien israélo-allemand. Professeur émérite de l’histoire moderne à l’Université Hébraïque à Jérusalem. De 1999 à 2014, il a dirigé l’institut Simon-Dubnow de l’histoire et culture judaïque et a été professeur à l’Université de Leipzig. Entre 2011 et 2017, il a dirigé l’Encyclopédie de l’histoire et culture judaïque en sept volumes. Dan Diner est notamment l’auteur de ‘Über Geltung und Wirkung des Holocaust’ [Sur la validité et l’impact de la Shoah], Vandenhoeck und Ruprecht, 2007 et de ‘Rituelle Distanz. Israels deutsche Frage’ [Distance rituelle. La question allemande d’Israël, non traduit en français], Deutsche Verlagsanstalt, Munich 2015. Il a récemment publié, avec Norbert Frei, Saul Friedländer et Sybille Steinbacher : ‘Ein Verbrechen ohne Namen. Anmerkung zum neuen Streit über den Holocaust’. [Un crime sans nom. Remarque sur la nouvelle controverse au sujet de la Shoah] C.H. Beck Verlag, München 2022.