A partir de cette semaine, K. publie le premier épisode d’un long entretien avec Daniel Mendelsohn. Le grand écrivain américain, devenu célèbre avec Les Disparus, est l’auteur d’une œuvre riche où se croisent diverses traditions (tradition grecque, tradition juive, tradition américaine) et où l’art du récit se mêle avec l’acuité de l’analyse savante. Déborah Bucchi et Adrien Zirah, en introduction à l’entretien qu’ils ont mené, nous permettent de mieux percevoir la singularité et l’ambition d’une écriture où l’autofiction entre en dialogue avec les mythes les plus originaires.
Il est des mythes qui, à l’instar de certaines douleurs, ne passent pas. Ceux qui enregistrent le sort d’êtres particuliers, frappés par des phénomènes universels et violents : la haine, l’autodestruction, la guerre, l’exil. Leur récit participe de l’épuisement de souffrances intarissables, de pertes irrémédiables : perte du passé, perte des êtres aimés, perte du statut social dont on jouissait avant l’exil, perte d’une terre natale. La littérature a le pouvoir de transformer, en les réactivant à travers ces mythes qui les enregistrent, les souffrances et les drames vécus. Elle permet d’inscrire une histoire singulière, familiale, commune à un ou plusieurs groupes, dans une histoire cosmique ; de digérer, par son déploiement narratif, la violence d’un événement destructeur.
Persistance des mythes
Les mythes qui apparaissent dans l’œuvre de Daniel Mendelsohn sont de ceux-là. Ils appartiennent à la double tradition grecque et juive, qu’à son tour la tradition européenne a faite sienne à différents moments de son histoire. Ils permettent de raconter la violence des événements tout à la fois collectifs et catastrophiques, qui ont frappé la Grèce avant notre ère comme l’Europe du XXe siècle.
À la tradition grecque, Daniel Mendelsohn se rattache par sa formation d’helléniste, son enseignement de la littérature grecque à l’université, son goût pour la culture classique. À la tradition juive, il se rattache par son histoire biographique et par la redécouverte qu’il en a faite, après l’étude du grec, par le truchement de la tradition exégétique.
Les éléments significatifs, les noyaux qui structurent cette double tradition textuelle, ce que nous appelons mythes, Daniel Mendelsohn les fait entrer dans les récits de vie qu’il donne, auxquels ces mythes se mêlent et qu’ils viennent en retour éclairer. Ainsi son œuvre fait apparaitre un ensemble de vies liées entre elles, à différentes échelles, par-delà le temps : celle de sa famille exilée et détruite par la Shoah, celle de la communauté religieuse ou sociale (les communautés juive et homosexuelle aux États-Unis), celle de la culture européenne vue depuis la terre américaine traversée par la montée des conflits identitaires. Son écriture tisse avec les fils que constituent les traditions juive et grecque une histoire tout à la fois personnelle et mythique. Ce qui se traduit, sur le plan de la forme, par un mélange des genres : ses œuvres se situent entre l’autofiction et l’essai comparatiste, entre le récit autobiographique et l’enquête historique. Elles décrivent dès lors, au rythme de la composition circulaire qui les distingue, ce mode de narration qui est aussi caractéristique de certains grands récits antiques, une expérience du temps non linéaire, de la répétition, qui est aussi celui du trauma, de la douleur lancinante, de la perte que seuls les objets créés par les fables peuvent combler. Comme les récits de son grand-père qu’il évoque dans plusieurs de ses livres, ceux de Daniel Mendelsohn semblent ainsi soutenir et préserver le désir de vivre.
D’un côté, on trouve des descriptions de la vie quotidienne, du drame de la vie dans sa pure banalité. Dans L’Étreinte fugitive par exemple, la question de l’homosexualité est l’occasion de développer le récit de rencontres amoureuses représentant l’impossible fusion entre soi et l’autre, la projection de l’idéal sur l’autre, du désir de devenir objet du regard de l’autre ou de faire de l’autre son objet. Le mythe de Narcisse permet d’articuler dans des termes biographiques ce drame sublime du quotidien, l’idéalisation nécessaire au désir, l’illusion, le voile rendant possible le compromis avec la banale violence de la vie. Mais il est aussi des histoires dont la violence est inouïe, comme celle de grand-tante Ray, décédée « une semaine avant son mariage », l’événement de sa mort étant devenu une façon de la nommer. C’est alors le mythe d’Antigone, une de ces jeunes filles qu’on pourrait ajouter à la liste des « épouses de la mort » étudiées par Daniel Mendelsohn dans ses travaux académiques, qui apparait dans le texte pour sublimer la tragique histoire d’un des disparus de sa famille[1].
D’un autre côté, on trouve dans les romans des digressions érudites, des moments où apparaissent, avec le savoir-faire du pédagogue, du conteur et du chercheur, des savoirs interprétatifs, pétris par la tradition philologique, la connaissance de la littérature et des langues. La digression, le passage de la narration autobiographique ou biographique à l’analyse exégétique, ou bien encore à un registre discursif qui se rapproche de celui de l’essai, signale que le texte n’est pas seulement tourné vers soi, animé par le besoin de la reconstitution biographique. Ces digressions herméneutiques (il y a à la fois exégèse des textes juifs et grecs, mais aussi exégèse du récit en train de se faire puisque le texte donne de cette manière ses clefs d’interprétation) sont aussi des manières de transmettre une culture.
Entre deux terres
L’image de la boucle, déployée magnifiquement dans la composition circulaire d’Une odyssée (sous-titré Un père, un fils, une épopée) traverse et structure son œuvre. Elle dissout la distinction entre début et fin. Elle suggère la permanence des liens qui tissent les vies entre elles. Boucler, c’est unir deux points. Ce n’est pas tirer un trait selon une ligne droite, mais former un cercle. C’est suggérer à travers la description de ce cercle l’ensemble des histoires qu’il est possible de nouer pour le reformer, l’ensemble de ses répétitions à venir. Le cercle de la composition circulaire est aussi spatial : la fabrication de tels liens décrit un univers méditerranéen. Aussi la dimension hybride, comparatiste, des œuvres de Daniel Mendelsohn permet-elle de renouer avec la tradition humaniste et classique. Montrer les liens entre monde grec et monde juif, mais aussi, dans le cas des Trois anneaux[2], entre l’Europe de l’Ouest et la Turquie – cette partie de l’Europe qui confine à l’Asie – est aussi une manière de revenir à la question des origines pour s’affranchir des illusions qu’elle risque toujours de produire. En brouillant et en redécrivant les limites spatio-temporelles d’une Europe traversée par la double tradition grecque et juive, les textes de Daniel Mendelsohn vont à l’encontre de l’antisémitisme et du racisme qui irriguent les discours nationalistes, fondés sur l’image glorieuse d’une Grèce classique fantasmée, ainsi que l’avaient montré ses collègues hellénistes dans des textes académiques, Marcel Detienne contre Maurice Barrès[3] ou Nicole Loraux contre le Front national[4]. La méthode comparatiste se fait salvatrice. En plaçant un trait d’union entre Athènes et Jérusalem, Daniel Mendelsohn fait apparaitre la culture commune d’une Europe élargie. Europe recouvre alors ce que son nom signifie, littéralement son « large regard ». Ainsi le récit de soi se meut en récit fondateur.
Savant juif ou écrivain américain ?
Dans son travail universitaire aussi bien que dans son écriture autofictionnelle, Daniel Mendelsohn semble n’avoir de cesse de dénouer les mêmes interrogations. Ainsi dans l’ouvrage issu de sa thèse publié en 2002[5], qui fait autorité dans le monde académique, le spécialiste de la tragédie grecque s’attaquait à deux pièces d’Euripide qui ont souvent eu mauvaise presse au sein des études classiques pour leurs incohérences formelles et esthétiques supposées, à savoir les Suppliantes et les Héraclides. Dans cette dernière, les enfants d’Héraklès errent après la mort de leur père, poursuivis par le roi d’Argos Eurysthée, et finissent par trouver refuge auprès du roi d’Athènes, Démophon. Ce dernier accepte d’entrer en guerre contre Argos pour sauver les suppliants, mais un oracle lui ordonne de sacrifier à Korè une jeune vierge issue d’une famille noble. Alors que Démophon se refuse à sacrifier une Athénienne, une fille d’Héraklès, dont on ne connaîtra pas même le nom, se dévoue et s’offre en sacrifice. Exils, errances géographiques, présence d’une « épouse de la mort », ces thèmes chers à Daniel Mendelsohn étaient déjà scrutés avec une impeccable érudition.
S’il enseigne toujours la littérature classique au Bard College, activité qu’il raconte dans des scènes mémorables d’Une Odyssée, il a cessé désormais toute activité académique pour se consacrer à son travail d’écrivain et de critique littéraire à la New York Review of Books. Ce choix, en lui-même, interroge. Élève de Froma Zeitlin, grande spécialiste de la tragédie grecque qui apparaît à plusieurs moments clés des Disparus, et de Jenny Strauss Clay, grande spécialiste d’Homère et fille adoptive de Leo Strauss, Daniel Mendelsohn peut être rattaché à cette longue lignée de savants juifs qui ont largement contribué, depuis le XIXe siècle, au développement des études gréco-latines – tradition qui eut, elle aussi, son lot d’exilés. Jacob Bernays fut parmi les premiers à incarner cette « synthèse moderne (…) entre l’héritage judaïque et la culture européenne ambiante[6] ». Fils d’un éminent talmudiste qui lui a transmis sa connaissance de la littérature hébraïque, Jacob Bernays fera de l’Allemagne, jusqu’en 1933, le centre des études classiques. Mais les savants juifs devaient faire face, jusqu’en 1919, à l’obligation de se convertir au christianisme pour intégrer l’Université allemande. Beaucoup prirent alors le chemin de l’exil, tels Emmanuel Loewy à Rome, E.A. Lowe à Oxford puis Princeton, ou Henri Weil à Paris[7], emportant dans leur bagage les méthodes philologiques allemandes. La France avait, de son côté, produit sa propre tradition d’études classiques, plus attachée à l’élégance des « Belles Lettres » qu’aux rigueurs de la science allemande, comme l’a analysé, de manière saisissante, le philologue Jean Bollack[8]. De nouveau, les Juifs y jouent un rôle éminent, tels les frères Reinach, Gustave Glotz, Henri Lévy-Bruhl ou encore Jacqueline Worms de Romilly (née David).
Cette tradition de savants juifs imprégnés de culture classique, sans disparaître, sera durablement marquée, à la génération suivante, par la Seconde Guerre mondiale. En Italie, l’historien Arnaldo Momigliano, issu d’une famille de rabbins et de talmudistes, doit quitter son poste à Turin en 1938 avant de trouver refuge à Londres ; son œuvre, monumentale, aborde aussi bien l’histoire ancienne classique que l’histoire juive[9]. En France, Pierre Vidal-Naquet, dont les parents sont morts à Auschwitz, contribue au renouvellement des études sur l’Athènes classique aux côtés de Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne. Celui qui se dit athée et complètement ignorant du judaïsme, sera amené à aborder de plus en plus souvent la question juive : de la lutte féroce contre les négationnistes jusqu’à son travail sur l’historien antique Flavius Josèphe, romain, juif, de langue grecque, qui lui permit de « réconcilier en [lui] les Grecs et les Juifs, les Anciens et les Modernes[10]».
Les études classiques ont donc été, pour les juifs du XIXe et du XXe siècle, une voie d’intégration à la société et à la culture européennes – et un moyen, sans doute, de poursuivre l’étude juive par d’autres moyens. Aussi, leur quasi-disparition des cursus de formation des élites depuis quelques décennies peut s’interpréter comme un signe non seulement de transformation de la culture européenne, mais aussi du rapport de cette dernière avec sa composante juive. À sa manière, et depuis un point de vue américain, l’œuvre de Daniel Mendelsohn nous en apprend beaucoup sur cette métamorphose, qu’elle ne cesse de réfléchir – en témoigne, dans son dernier livre, Trois anneaux, la figure du philologue allemand Erich Auerbach.
« It is the genre called Mendelsohn »
Faudrait-il néanmoins, pour saisir la spécificité de l’écriture de Daniel Mendelsohn, se tourner plutôt du côté de la « tradition » des écrivains juifs américains, de Saul Bellow à Joshua Cohen, en passant par Philip Roth ? Dans un récent entretien où la question lui était posée, il semblait dubitatif. Refusant toute identité trop simple, toute appartenance trop adhésive, ses multiples filiations et identités se superposent et se mêlent sans jamais recouvrir tout l’espace. Comme dans les commentaires et les exégèses sans fin, il y a avec sa propre identité, toujours plus à dire et plus à inventer. « It is the genre called Mendelsohn », répond-il à ceux qui cherchent absolument à classifier ses écrits. Un nom, donc, voilà peut-être une des seules balises sûres à laquelle se raccrocher – et la recherche des noms tient une place considérable dans les enquêtes de Daniel Mendelsohn, dans L’Étreinte fugitive comme dans Les disparus.
Large regard, donc, que celui de Daniel Mendelsohn, projeté vers deux continents qu’il ne cesse d’interroger l’un par l’autre, et l’un par rapport à l’autre, comme si le propre de la perspective américaine qu’il revendique était justement de déjouer à l’avance toute forme délétère d’enracinement. Quelle douleur, dès lors, de voir aujourd’hui même renaître des deux côtés de l’Atlantique ce rapport essentialiste et réactionnaire à la terre natale, y compris donc dans un pays comme les États-Unis dont la quasi-totalité de la population est constituée d’immigrés ou de descendants d’immigrés. Comme si le réel rattrapait les cauchemars que Daniel Mendelsohn n’a cessé d’affronter au fil de ses écrits.
Déborah Bucchi et Adrien Zirah
Déborah Bucchi est agrégée de lettres classiques, doctorante au sein des centres de recherches ANHIMA et LIPO. Son travail porte sur les expériences antiques et contemporaines du divin au théâtre.
Adrien Zirah est agrégé de lettres classiques et doctorant en histoire ancienne à l’EHESS. Ses travaux portent sur les premières réflexions linguistiques dans l’Athènes classique.
Notes
1 | Daniel Mendelsohn, Les disparus Paris, Flammarion, 2007 (traduction française de Pierre Guglielmina). |
2 | Daniel Mendelsohn, Trois anneaux, Paris, Flammarion, 2020 (traduction française d’Isabelle D. Taudière). |
3 | Marcel Detienne, Comment être autochtone ? Du pur Athénien au Français raciné, Paris, Seuil, 2003. |
4 | Nicole Loraux, Né de la terre. Mythe et politique à Athènes, Paris, Seuil, 1996. |
5 | Daniel Mendelsohn, Gender and the City in Euripides’ Political Plays, Oxford, 2002. |
6 | J. Glucker et A. Laks, « Avant-Propos » à Jacob Bernays. Un philologue juif, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 1996, p. I. |
7 | Voir Arnaldo Momigliano, « Jews in Classical Scolarship », Encyclopaedia Judaica, 1974. |
8 | Voir les premiers chapitres de son recueil La Grèce de personne : les mots sous le mythe, 1997. |
9 | Ses études sur le judaïsme, ancien et moderne, ont été réunis en 1987 dans ses Contributions à l’histoire du judaïsme (traduites en français en 2002). |
10 | Pierre Vidal-Naquet, Mémoires, tome 2, Le trouble et la lumière, 1995, p. 276. Sur Flavius Josèphe, voir La guerre des Juifs, précédé de Pierre Vidal-Naquet, « Du bon usage de la trahison », Les éditions de Minuit, 1977. |