Le 8 mai 1945 de Ionas Turkov

Le 8 mai, l’Europe célèbre sa refondation sur la défaite des nazis. Mais les Juifs peuvent-ils participer à ce moment de liesse qui soude la conscience européenne ? Stéphane Bou interroge ici, à travers le 8 mai 1945 vécu par le dramaturge Ionas Turkov, la disjonction des récits et des affects entre « le monde » et les juifs. Quelle place peut trouver l’histoire de la Shoah dans le grand récit triomphal de la victoire et de l’unité européenne ?

 

Ionas Turkov

 

8 mai 1945, l’Allemagne nazie signe sa capitulation sans condition devant les Alliés. Ce jour-là, le prestigieux acteur et metteur en scène du théâtre yiddish Ionas Turkov, rescapé du ghetto de Varsovie, est à Łódź. Depuis l’appartement dans lequel il se trouve, il regarde la foule qui envahit les rues : 

« Une joie grisante, et même hystérique, avait saisi la population à l’annonce de la victoire sur les Allemands. Les soldats polonais et russes qui se trouvaient en ville s’étaient mêlés aux civils, formant une énorme masse humaine en liesse qui déambulait, heureuse et insouciante, dans cette large rue Piotrkov, autrefois juive. L’air était imbibé de vivats et de cris d’enthousiasme et de liesse. Les gens se donnaient l’accolade et s’embrassaient. Les chapeaux volaient dans les airs, les chants s’entremêlaient en diverses langues. Et je me tenais près de la fenêtre et j’observais cette scène terriblement émouvante. »[1] 

Cette scène, Turkov la voit d’abord dans sa positivité absolue : « La joie était immense. Ce n’était pas rien : elles avaient été écrasées, les armées allemandes qui avaient semé partout extermination et anéantissement ; ils étaient brisés, les plans des concepteurs du ‘Troisième Reich de mille ans’ ; qu’ils se sentaient misérables et insignifiants, ce jour-là, les ‘fiers chevaliers’ de la soi-disant race supérieure ! »[2]. Il la voit dans sa positivité absolue et son unanimisme total : ce n’est rien de moins que, selon lui, « le monde [qui célèbre] la victoire finale sur les modernes Huns de Hitler »[3] — et depuis, chacune des commémorations du 8 mai a manifesté, ne serait-ce que le temps d’une cérémonie, la volonté du monde de se penser réconcilié sur le cadavre du nazisme.

Mais pour Turkov, en ce premier des « 8 mai », la cohésion ne dure pas longtemps. Quelque chose cloche dans le spectacle que lui offre la foule de la rue Piotrkov, à l’unisson de toutes les rues européennes. La même scène qui l’émeut finit par l’exclure. Il se retrouve à l’écart de cette « joie immense » qui semblait d’abord l’avoir contaminé. L’ami qui l’accompagne, lui-même Polonais, Juif, et rescapé du ghetto, le voit silencieux à la fenêtre et lui demande, surpris : « Ionas, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu devrais sauter de joie, la guerre est finie ». Turkov admet que son ami a « peut-être effectivement raison, mais [qu’il] ne [peut] rien lui répondre là-dessus »[4]. Ses mémoires fourniront une réponse. Elles peuvent se lire comme une analytique de sa situation historico-politique dans la Pologne de l’immédiate après-guerre, et malgré la victoire ce jour-là célébrée. Turkov y exprime la vérité juive qui lui vrille la pensée, propre en effet à casser l’ambiance triomphale de ce 8 mai 1945, témoignant à la fois d’un chagrin, d’une lucidité et d’un échec qui expliquent son impossibilité de communier pleinement avec l’événement. Car de quelle victoire parle-t-on ?

Une du Daily News du 8 mai 1945.

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En septembre 1944, Ionas Turkov s’est réfugié à Lublin, située à deux kilomètres du camp de Majdanek, dans la partie de la Pologne alors déjà libérée par les Soviétiques. Plus à l’ouest, les installations de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau sont encore en activité : Himmler ordonnera leur démantèlement plusieurs mois plus tard, le 25 novembre 1944, après avoir décrété que, « pour des raisons d’ordre pratique, la question juive était résolue »[5]. Pour l’heure, sitôt arrivé à Lublin, ayant appris qu’une radio polonaise venait de commencer à émettre, Turkov milite pour qu’y soit programmée une émission régulière en yiddish. Il explique ainsi ses intentions à Wilhelm Billig, le directeur de la station : « Le monde est déjà au courant de l’extermination presque totale de l’ensemble du judaïsme polonais. Il attend avec impatience la moindre information venant d’ici. Le monde juif encore plus. Ne voulez-vous donc pas lui donner la possibilité d’entendre directement de ceux qui ont souffert, ce que les Allemands leur ont fait subir ? Comment ils ont échappé à l’enfer ? Où ils se trouvent actuellement et ce qu’ils font ? Qui est, malgré tout, resté en vie ? »[6].

Si le savoir de ce que les Juifs polonais appellent le Khurban vibre déjà dans l’air européen[7], il s’agit pour eux de participer en première personne à sa diffusion, avec les voix, paroles et témoignages des rescapés. Turkov insiste régulièrement sur la nécessité d’être direct, au sens où les Juifs, sans médiation, doivent prendre en charge le récit de ce qu’ils ont subi. 

Au sein de la commission qui discute du projet de Turkov, les débats sont vifs pour savoir s’il est politiquement opportun d’installer une telle émission. Certains appréhendent qu’elle n’excite « les esprits dans la population, dont les sentiments n’étaient pas pour l’instant favorables aux Juifs »[8]. D’autres n’y sont pas hostiles, pourvu qu’elle soit animée en polonais et non pas en yiddish. Le ministre de la Propagande et de l’Information, Stefan Matushevski, pense pour sa part qu’il ne faut pas « faire preuve de faiblesse » face à l’antisémitisme polonais qui se manifeste alors de plus en plus violemment : « [il faut] insister sur le fait que le petit nombre de Juifs rescapés de cette catastrophe inouïe [bénéficient] de notre protection dans tous les domaines et qu’ils [peuvent] dans la nouvelle Pologne avoir aussi une vie culturelle et linguistique propre »[9]. Le projet est finalement accepté. Turkov est nommé « directeur responsable » d’un programme appelé L’Heure yiddish. L’émission de 15 minutes, créée en octobre 1944 et diffusée deux fois par semaine, prend pour titre plus précis le Coin de recherche des proches. Des années plus tard, Turkov expliquera que grâce à son émission, « des centaines, puis des milliers de gens ont appris l’existence de Juifs rescapés. Ce qui, pour bien des personnes, était en fait le premier signe de vie des survivants par miracle. Le souffle coupé, des Juifs du monde entier captaient notre Heure de radio et écoutaient attentivement les noms prononcés : peut-être un parent ou une connaissance se trouvait sur la liste »[10]

Quelque chose cloche dans le spectacle qu’offre à Turkov la foule de la rue Piotrkov, à l’unisson de toutes les rues européennes. Il se retrouve à l’écart de cette « joie immense » qui semblait d’abord l’avoir contaminé.

Le geste opéré par Turkov relève à ses yeux de la prise d’une parole qui n’était pas spontanément donnée, qu’il a fallu conquérir et imposer. Il en souligne la dimension inaugurale : c’est bien le tout « premier signe de vie des survivants par miracle »[11] qu’il s’agit de rendre possible.

Il ne faudrait cependant pas oublier que L’Heure yiddish s’inscrit aussi dans une double continuité : celle d’un travail d’animation de la vie culturelle juive qui n’a pas cessé aussi longtemps que les conditions, même extrêmes, ne l’interdisaient pas (Turkov et sa femme Diana Blumenfeld ont été en mesure de jouer devant un public dans le ghetto de Varsovie) ; mais, plus fondamentalement, dans la continuité d’un travail considérable de documentation que des Juifs avaient engagé en temps réel sur leur persécution, leur déportation, leur extermination. Dès le début du génocide, s’est manifestée une exigence impérieuse de témoigner et de rendre compte des faits. Les fameuses phrases d’Emanuel Ringelblum, qui mit sur pied l’organisation Oyneg Shabbes dans le but d’archiver systématiquement au sein du ghetto de Varsovie tout document concernant la réalité à laquelle les Juifs se heurtaient, sont devenues iconiques pour rendre compte de la prolifération de traces alors laissées : « Tout le monde écrivait. […] Journalistes et écrivains, cela va de soi, mais aussi les instituteurs, les travailleurs sociaux, les jeunes et même les enfants. Pour la majeure partie, il s’agissait de journaux dans lesquels les événements tragiques de cette époque étaient saisis à travers les prismes de l’expérience vécue personnelle »[12]. Pendant la guerre, ce travail immédiatement engagé, contemporain de l’événement, était pensé comme un travail de fabrication d’archives pour le futur par des hommes qui ne savaient pas s’ils allaient survivre. Beaucoup ont été assassinés avant que leurs témoignages ne soient plus tard, et dans le meilleur des cas, retrouvés comme autant de fragments disjoints en vue d’un savoir global à constituer (« Nous ne savons pas qui survivra de notre groupe, ni à qui il appartiendra d’éditer les matériaux rassemblés »[13] écrit Ringelblum le 26 juin 1942). 

Ionas Turkov et sa femme Diana Blumenfeld, photographiés lors d’une représentation du spectacle « La Théorie du rêve de Freud », dans le ghetto de Varsovie. Collection de Jonas Turkov. Archives de la maison des combattants du ghetto.

Sitôt la guerre terminée, le travail de documentation et d’archivage est organisé formellement, c’est-à-dire institutionnellement et méthodologiquement. L’Heure yiddish de Turkov est créée au même moment que la Commission centrale historique juive, au sein de laquelle les « historiens-témoins » rassemblent les témoignages « consignés selon une grille d’entretien précédemment établie »[14] et « [jettent] les bases de la recherche historique sur la Shoah »[15]. À la tête de la Commission, Philip Fridman publie To jest Oświęcim! (Voilà Auschwitz !) dès 1945. Les travaux pionniers se succèdent. Turkov ne se prive pas de puiser dans le matériau ainsi collecté pour alimenter ses émissions de radio, dont le contenu évolue au cours des semaines. Il note, en effet, que « dès sa création, le département d’histoire lança un appel public en vue de recueillir des matériaux sur le Khurban [qu’il a] en partie utilisée pour [ses] émissions de radio juive »[16]. Ces dernières ne sont plus seulement conçues pour donner les noms des rescapés. Turkov, qui parvient à augmenter son temps d’antenne, élabore un véritable programme d’information, à la fois sur l’extermination encore en cours quelques semaines plus tôt et sur l’existence concrète de ceux qui en ont réchappé. À ce moment précis de l’immédiat après-guerre, le travail historique et le travail journalistique se recouvrent l’un l’autre.

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Dans le récit par lequel Turkov revient sur l’histoire de son projet radiophonique, il faut être sensible aux deux sentiments d’urgence qu’il manifeste, mis à égalité et qui ne vont pas l’un sans l’autre. D’une part, les Juifs doivent se retrouver entre eux. Ils le doivent à la lettre, au sens où, dans le chaos de l’immédiat après-guerre, il faut que les survivants éparpillés reprennent contact les uns avec les autres. Au moment où l’émission est lancée, Turkov n’avait, par exemple, plus aucune nouvelle de sa fille Margarita, qu’il ne retrouvera que quelques semaines plus tard[17]. Mais aussi, et surtout, au sens où ils doivent se refaire un « nous », aussi mutilé soit-il par les millions de morts qu’il enveloppe désormais ; un « nous » dont il paraît évident qu’il apparaîtra d’abord en lambeaux et rapiécé, bredouillé à partir du reste de ce que Turkov décrit tout de suite comme une « extermination presque totale »[18]

Comment rendre compte de la spécificité fragmentée d’une catastrophe qui a fait des Juifs des victimes particulières au milieu de toutes les autres victimes ? 

D’autre part, c’est « au monde », et non pas seulement au « monde juif », que les « survivants par miracle » doivent en même temps parler. Turkov ne cesse de distinguer « le monde juif » et « le monde », conçu comme un dehors dissocié. « Après le Khurban, il serait plus que normal de transmettre au monde un message direct de la part des Juifs rescapés »[19] écrit-il sur un ton qui laisse percevoir sa crainte qu’une parole juive se laisse étouffer dans le brouhaha des informations d’après-guerre. Une question inédite se pose en effet : celle de la diffusion de l’histoire en cours d’établissement de l’extermination, non pas seulement vers l’intérieur du monde juif, mais aussi vers l’extérieur. Or, dans un espace redevenu public pour les Juifs, où leurs témoignages sont désormais amenés à devoir circuler, ceux-ci doivent prendre en compte le fait que le récit dont ils sont les porteurs entre en concurrence avec d’autres récits. « Certains milieux étrangers s’efforcent de minimiser dans la presse l’étendue des épouvantables crimes commis par les assassins allemands en Pologne. Ils veulent estomper le cauchemardesque tableau de l’extermination cruelle, brutale et raffinée du judaïsme polonais »[20], s’exclame Turkov. Sans nécessairement – et précautionneusement – la référer à « certains milieux étrangers », mais plus généralement à son environnement polonais direct, il exprime sans cesse dans le cours de ses mémoires son inquiétude à l’idée que la catastrophe juive ne soit pas reconnue à sa juste dimension. 

Turkov est confronté à un problème lancinant, qui travaille d’emblée la plupart des rescapés et ne cessera plus, jusqu’à aujourd’hui, de se reformuler : celui de l’inscription de l’histoire de l’extermination des Juifs – « ceux qui ont le plus souffert » dit-il – comme un événement à la fois inclus au sein d’une guerre qui a ravagé toute l’Europe, mais aussi délimité et particulier. Comment faire entendre la différence ? Comment intégrer une histoire minoritaire au sein de la grande histoire majoritaire ? Comment rendre compte de la spécificité fragmentée d’une catastrophe qui a fait des Juifs des victimes particulières au milieu de toutes les autres victimes ? 

Parler au monde / Parler au monde juif… L’exigence d’une double orientation de la parole manifeste l’expérience d’une césure à combler. À cette condition, il serait possible pour Turkov de pleinement participer à la célébration de la fin de la guerre. Or, nulle part cette blessure profonde que représente la conscience de la séparation n’apparaît davantage à Turkov que dans le texte magnifique déjà cité plus haut, où il exprime l’opposition des affects qui circulent en lui et autour de lui lorsque la victoire sur le nazisme est enfin consacrée : « Le 8 mai 1945 (…) [L]a joie était immense (…) Je débordais de chagrin et de la douleur qui s’étaient accumulés en moi et ne voulaient pas me lâcher. La lourdeur de la charge que je portais en moi ne cessait de me presser et de m’opprimer. C’était seulement maintenant, une fois la guerre finie, que nous pouvions tirer un trait sous la dernière somme, faire les comptes et… constater l’ampleur de la catastrophe »[21]. L’opposition des affects traverse Turkov qui, bien sûr, appartient pour une part à ce monde saisi par « une joie immense », mais ne peut néanmoins participer à la célébration de « la victoire finale sur les modernes Huns d’Hitler » qu’à distance. Comme si cette célébration était aussi un spectacle joué devant lui qui, en tant que Juifs, reste avec son « chagrin et la douleur accumulés ». Comme s’il n’appartenait pas totalement à ce monde. À la fois inconsolable et irréconcilié. Bel et bien séparé. Ce constat de la séparation est une constante dans la littérature des Juifs rescapés témoignant de ce jour. Serge Moscovici, alors à Bucarest, écrit par exemple : « La ville s’emplit aussitôt de foules en liesse [une fois l’armée rouge entrée dans Bucarest], une joie qui contrastait avec la mine grave des Juifs qui, eux, portaient le deuil de leur peuple assassiné et restaient murés dans la certitude que la guerre n’était pas finie et qu’elle ne le serait peut-être jamais »[22].

Comment les Juifs, sans taire ce qui leur est arrivé en propre, peuvent-ils revenir dans le monde en joie et qui célèbre ?

Les Juifs et les autres Européens ne vivent pas dans la même réalité : la radicalité de l’extermination dont ils ont été les victimes n’est pas celle de la guerre, aussi dévastatrice fût-elle. Alors que c’est l’événement « 39-45 » comme un tout qui est désormais visé, on comprend que la question se pose d’imaginer quelle parole peut être portée à la fois au sein d’un entre soi à reconstituer, avec la perte qui le constitue en son centre ; et vers un dehors qui se pense victorieux et où il s’agit pour les Juifs de retrouver une place. Comment les Juifs, sans taire ce qui leur est arrivé en propre, peuvent-ils revenir dans le monde en joie et qui célèbre ? À quelles conditions ? Le monde et les Juifs pourront-ils faire corps dans l’assentiment à un même récit ? A minima, si les points de vue ne s’ajustent pas, mais déterminent chacun leurs récits spécifiques, ceux-ci pourront-ils cohabiter ? Le récit dont les Juifs sont porteurs n’est-il pas plutôt déterminé à devenir un opérateur supplémentaire de séparation ? Il s’agit là d’une série de questions politiques très concrètes, et brûlantes à l’heure où des violences antijuives, strictement polonaises et non plus nazies, font renaître le sentiment d’isolement et d’abandon qui avait été celui des Juifs pendant la guerre. 

Pour les Juifs polonais d’après-guerre, il ne faut pas seulement « faire les comptes », mais rester vigilant. Il était hâtif d’affirmer la possibilité d’enfin « tirer un trait sous la dernière somme ». Le monde est encore le lieu du danger : « Les premiers épisodes d’agressions contre les Juifs [ont été] répertoriés au lendemain même de la constitution du gouvernement, le 22 juillet 1944 »[23], avant même que Turkov ne se réfugie à Lublin. En mai 1945 ont lieu des violences antijuives faisant partie d’un continuum d’hostilités qui a commencé dès l’été 1944 avec la libération de certaines zones polonaises, et qui s’intensifiera ensuite jusqu’en 1946. On comprend que, dans cette foule heureuse d’appartenir à un monde post-nazi qu’il regarde par la fenêtre donnant sur les rues de Lodz, Turkov voit aussi une autre foule. Une autre et la même ? « Je me tenais près de la fenêtre et j’observais cette scène terriblement émouvante. Sans le vouloir, il me revint à l’esprit une autre scène semblable à celle-ci, pleine de joie et d’enthousiasme, qu’une gigantesque masse humaine avait jouée de la même manière et avec la même hystérie un certain jour dans les rues de Dantzig. C’était en 1938, quand les bandes hitlériennes prirent le pouvoir dans la ville libre de Dantzig. J’avais été témoin de l’explosion de joie complètement débridée qu’entraîna la victoire de Hitler. Je me trouvais là pendant ces journées de « joie » et j’avais alors assisté à plus d’un triste événement. Sept ans plus tard à Lodz, les mêmes manifestations, la même griserie, le même enthousiasme, mais cette fois-ci causés par la défaite de Hitler. Ce laps de temps entre victoire et défaite nous avait coûté, à nous Juifs, un million de victimes par an. »  Dans les rues européennes, l’Histoire progresse. Dans la conscience historique juive, c’est le savoir d’une répétition qui persiste.

À la charge du chagrin, s’ajoute donc celle de la lucidité accablante d’un Turkov constatant que les Juifs ne sont pas encore concernés par la paix du 8 mai 1945. C’est au cours du mois de mai que Turkov demande par exemple que la synagogue Kupa de Cracovie soit protégée des risques d’un pogrom. « Il s’agit de la vie de toute une communauté »[24], ajoute celui pour qui l’interrogation sur la restauration d’un monde juif en Pologne est constante. Est-il possible de rester ? Faut-il partir ?[25] En attendant que chaque Juif, un par un, apporte sa réponse à ces questions concrètes qui fournissent un des thèmes centraux de ses mémoires, Turkov entend bien faire partie de ceux qui contribuent à redonner aux Juifs une voix à faire entendre. 

Ionas Turkov et Diana Blumenfeld, lors d’une tournée de représentations dans les camps de personnes déplacées en Italie. Collection de Jonas Turkov. Archives de la maison des combattants du ghetto.

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« Il n’y a plus de Juif », dit Vintzenti Zhimoski, le ministre des Arts et de la Culture du premier gouvernement polonais d’après-guerre à Ionas Turkov. Il propose à ce dernier de lui confier la direction d’un théâtre national polonais. « Vous devez prendre en compte [que les] rares Juifs qui ont, par miracle, échappé au Khurban devront se fondre en nous », explique Zhimoski, « je ne crois pas qu’il y aura encore un jour une vie juive en Pologne ; une vie culturelle juive, certainement pas. Vous avez, monsieur Turkov, vous et votre femme, la possibilité de travailler et de vous épanouir dans le théâtre polonais »[26]. L’acteur et metteur en scène refuse la proposition du ministre. Il ne veut pas « entamer un travail de reconstruction pour ceux qui avaient causé [aux Juifs] tant de souffrance »[27] et entend se consacrer avant tout à la vie de sa communauté. En tant que membre du Comité central des Juifs polonais, premier président de l’Union juive des gens de lettres, journalistes et artistes juifs, ou encore cofondateur de L’Union des artistes de scène juifs, Turkov ne fut pas seulement l’animateur de L’Heure yiddish (pour laquelle il réalisa 158 émissions), mais l’un des acteurs importants qui œuvra pour la reprise d’une vie culturelle juive. 

Dans la Pologne de l’année zéro après la défaite allemande, la situation de Turkov est emblématique de celle dans laquelle se trouvent ceux des rescapés qui voulurent conduire une politique culturelle juive pour « maintenir les masses juives en vie » ou « apporter du réconfort »[28] ; mais pas seulement. Par-delà ce travail d’animation, redonner aux Juifs une voix et « continuer à tisser la chaîne d’or »<footnote>« Nous nous trouvons à la croisée des chemins. C’est un grand moment historique qui nous impose de grandes tâches historiques. L’une de ces tâches est de continuer à tisser la chaîne d’or [Di Goldenè Keyt, « La chaîne d’or », expression empruntée au titre d’une pièce d’I. L. Peretz et devenue canonique pour symboliser la continuité du peuple] entre le passé et le nouvel avenir » écrit Philip Fridman dans un texte intitulé « Notre moment historique » et cité par Turkov (En Pologne après la Libération, op. cit., p. 206).</footnote> consiste aussi à rendre compte des coordonnées de l’époque dans laquelle les Juifs venaient d’entrer : après le Khurban. Quelles peuvent être les réactions et les réponses au « chagrin et [à] la douleur », dans la vie qui continue pour ceux qui n’ont pas été assassinés ? Quels genres de subjectivités peuvent émerger d’avoir échappé à une entreprise criminelle dont il n’est pas impossible de soutenir que son objectif a été en grande partie atteint ? Ce point n’est pas seulement la perception ressentie par des contemporains comme Turkov (« L’extermination [a été] presque totale ») ou Marek Edelman (« Dans le monde il n’y a plus de Juifs. Ce peuple n’existe pas. Et il n’y en aura pas d’autre »[29]), mais aussi ce qu’un penseur comme Jean-Claude Milner, réfléchissant à la réception de l’événement au sein de l’histoire de l’Europe qui en procède, pose comme un fait dont il cherche à déployer les conséquences : « Si l’on s’en tient aux critères généralement admis pour évaluer la réussite ou l’échec d’un programme politique, l’extermination des Juifs a été menée à son terme. Ayant totalement échoué par ailleurs, Hitler a, sur ce point, atteint le but qu’il s’était fixé. L’Europe continentale d’après 45, est telle qu’il la rêvait ; elle est pratiquement judenrein. Spécialement à l’est »[30].

Le plus fondamental de l’oblitération, qui entraîne le blocage de la reconstruction, tenait à l’impossibilité pour les Juifs d’installer le récit dont ils sont les porteurs.

Le 8 mai célèbre une victoire contre des ennemis après qu’ils aient eux-mêmes remporté leur victoire. Turkov ne pense qu’à son résultat, à la défaite fondamentale qui l’a rendu possible – et à la violence qui se poursuit contre les Juifs. « Quand j’ai parcouru les ruines du ghetto, les ruines de la vie juive autrefois effervescente et maintenant décapitée, (…) j’ai dû faire la paix avec l’idée que là, tout était fini. (…) Ici, on s’apprête bien à commencer une nouvelle vie, il y a en tout cas une perspective de vie nouvelle qui doit clore une fois pour toutes le chapitre de la violence et du sang versé que les grands et petits Hitler avaient ouvert à notre encontre. Il faut bien que commence ici une vie nouvelle [mais] tous ceux que tu vois maintenant, qui prennent part à cette indescriptible allégresse, les maîtres de cette terre imbibée de sang juif, continuent à allonger la chaîne sanglante de ceux qui ont été vaincus, ils ne cessent toujours pas d’assassiner impitoyablement les restes de ceux qui ont le plus souffert. »[31]

La reprise d’une parole juive dans la Pologne d’après-guerre a suscité un programme narratif qui s’engageait dans trois directions : l’histoire de l’extermination à raconter au passé immédiat ; celle de la survivance à raconter au présent ; mais aussi au futur : ce programme était inséparable d’une politique de la survie post-extermination à envisager. 

Partir ? Rester ? Tous les récits ont été envisagés, mais celui du départ a écrasé tous les autres. Une fois de plus, la position de Turkov est emblématique et témoigne bien de l’état d’âme de l’élite culturelle juive à ce moment critique de l’histoire des relations judéo-polonaises, où la violence politique et symbolique contre les Juifs s’enchaine à une violence bien réelle : « L’optimisme qui m’avait envahi dans les premiers jours après la Libération s’était rapidement dissipé. Je n’avais plus envie de lever le petit doigt pour créer des écoles juives, un théâtre juif et d’autres activités culturelles. Les tentatives se trouvaient tout bonnement paralysées. Impressionné par les meurtres incessants et les comportements malveillants à l’égard des Juifs, j’en avais conclu que rebâtir une vie juive en Pologne était une utopie »[32]. Turkov donne pour titre « Je quitte la Pologne pour toujours » à l’ultime chapitre du livre qu’il consacre à son expérience de l’après-guerre judéo-polonaise. Le trait d’union n’a pas tenu[33]. « Après la libération, je ne pouvais plus être moi et j’avais dû me couvrir d’un vêtement étranger avec un nom polonais, censé dissimuler mon ascendance juive. Une telle atmosphère ne pouvait me séduire, un tel environnement ne pouvait m’attirer ni me retenir »<footnote>En Pologne après la Libération, op. cit., p. 264.</footnote>. Le départ est la conséquence d’une oblitération, qui s’est exprimée de manière hyperbolique dans la violence des pogroms. Mais, comme le note Turkov, le plus fondamental de l’oblitération, qui entraîne le blocage de la reconstruction, tenait à l’impossibilité pour les Juifs d’installer le récit dont ils sont les porteurs. On ne les laisse pas dire. C’est en réaction à la censure qu’il voit être imposée à l’Heure yiddish que Turkov renonce à son poste et remet sa démission à William Billig, le directeur de la station[34]

Ionas Turkov (assis),  avec des émigrés polonais en Israël, photographié le 12 mars 1968. Collection de Jonas Turkov. Archives de la maison des combattants du ghetto.

 

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L’expérience de Turkov, au matin même de la victoire, dévoile une vérité structurelle : la séparation des affects, des récits et des appartenances entre les Juifs et « le monde ». La paix ne signifie pas le retour à l’ordre, mais l’entrée dans une zone grise, faite d’hostilité persistante et de silence imposé. « Je ne pouvais partager l’immense allégresse suscitée par la victoire sur notre pire ennemi »[35]. Le 8 mai 1945, l’Europe célèbre sa délivrance, mais les Juifs font l’expérience, dans le brouhaha des vivats de la liesse qui les encerclent, d’un récit particulier impossible à inscrire dans l’unanimisme du récit général victorieux. Il ne s’agit pas simplement d’un décalage dans les émotions ressenties, mais d’un différend profond sur ce qui fait événement et sur le sens de l’intégration de la Shoah au sein de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale dans son ensemble. Alors que l’on célèbre cette année le 80e anniversaire du 8 mai et tandis que l’actualité enflamme le sentiment de séparation, demeure la question de cette intégration, pas seulement au sein de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais au sein d’une Europe post-Shoah. 

Cette question pendante, toujours ouverte, d’intégration historique de l’histoire des juifs à l’histoire de l’Europe sortie de sa guerre la plus meurtrière, nous l’identifions aujourd’hui avec la plus grande acuité, une acuité qu’on n’a sans doute jamais rééprouvée à ce degré depuis les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale.  

Nous la sentons comme une morsure, plus douloureuse encore à l’Ouest de l’Europe qu’à l’Est, alors même qu’elle se pare maintenant de mots d’ordre prétendument égalitaires, où les juifs sont fustigés sans vergogne comme ceux qui ne doivent en aucun cas comparaître comme les porteurs singuliers d’une part inéliminable de l’histoire de tous. « Dégage, sale sioniste ! », entend-on maintenant dans nos rues. Écoutons bien ce qui se dit, avec cette rage parfaitement reconnaissable de l’éructation antisémite : « juifs, sortez enfin de notre histoire, fondez-vous enfin dans une histoire où votre voix serait annulée au bénéfice oublieux du point de vue de la majorité ». Le sentiment éprouvé par Turkov le 8 mai 1945, on le voit se translater directement dans notre expérience présente. Il s’y retrouve intact, en 2025, à Paris, à Madrid, à Bruxelles ou à Londres. L’Europe post-Shoah poursuit ainsi sa dissolution dans une liesse sans mélange, dont le grand sujet collectif n’est autre que l’Europe enfin réconciliée avec elle-même de l’après 1945.


Stéphane Bou

Notes

1 Ionas Turkov, En Pologne après la Libération [Traduit du yiddish par Maurice Pfeffer], Calmann-Lévy, 2008, p. 186.
2, 3 Idem.
4 Idem, p. 187.
5 Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, tome III [traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra, André Charpentier et Pierre-Emmanuel Dauzat], Paris, Folio histoire, Gallimard, 2006, p. 1806. Le dernier appel général à Auschwitz a eu lieu le 17 janvier 1945.
6 Ionas Turkov, En Pologne après la Libération, op. cit., p. 36.
7 Comme le rappelle Saul Friedländer, « si, en Europe occidentale, en Scandinavie et dans les Balkans, les perceptions concernant le sort des Juifs déportés ont pu rester nébuleuses jusqu’à la fin de 1943, voire au début de 1944, tel n’est pas le cas en Allemagne même ni, bien entendu, en Europe de l’Est. Il n’est guère permis de douter qu’à la fin de l’année 1942 ou, tout au moins au début 1943, il est devenu tout à fait clair aux yeux de très grands nombres d’Allemands, de Polonais, de Biélorusses, d’Ukrainiens et de Baltes que les Juifs étaient voués à une extermination complète » et l’historien de préciser que « la persécution et les déportations approchant de leur phase ultime, la connaissance de l’extermination se [propagea] toujours plus largement ». in Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs, Vol. 2., 1939-1945, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Seuil, 2008, p. 24.
8 Ionas Turkov, En Pologne après la Libération, op. cit., p. 38.
9 Idem, p. 38-39.
10 Idem, p. 40-41.
11 « Survivant par miracle » : la formule est sans cesse reprise dans les mémoires de Turkov, au point qu’elle y prend la valeur d’une locution.
12 Emmanuel Ringelblum, Chronique du ghetto de Varsovie, version française de Léon Poliakov, d’après l’adaptation de Jacob Sloan, Paris, Robert Laffont, 1978, p. 21.
13 Archives clandestines du ghetto de Varsovie. Tome premier. Lettres sur l’anéantissement des juifs de Pologne. Présentées et éditées par Ruta Sakowska, Fayard/BDIC, 2007, p. 33.
14 La Commission historique du Comité central des Juifs de Pologne a suscité et collecté au moins 7300 témoignages entre 1945 et 1948.
15 Audrey Kichelwski, « Écrire la catastrophe. L’historien-témoin et le génocide juif en Pologne, 1945-1950 » In Sources(s), Cahiers de l’équipe de recherche Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 2014, n°5, p. 109.
16 Ionas Turkov, En Pologne après la Libération, op. cit., p. 151.
17 Turkov raconte cet épisode – le « miracle » de ses retrouvailles avec sa fille – dans La lutte pour la vie, le deuxième volume de ses souvenirs. En Pologne après la Libération est le troisième et dernier volume de l’ensemble.
18 Quelques jours après son arrivée à Lublin en septembre 1944, Turkov notait : « On était persuadé qu’il n’y avait plus de Juifs, que tous avaient péri. On pouvait espérer quelques rares rescapés. Lublin peut servir d’exemple ; des quarante mille Juifs, il n’en subsistait que cinquante » (En Pologne après la Libération, op. cit., p. 28).
19  Ionas Turkov, En Pologne après la Libération, op. cit., p. 36.
20 Ibid., p. 39.
21 Ibid., p. 186-187.
22 Serge Moscovici, Mon après-guerre à Paris. Chronique des années retrouvées, Grasset, 2019, p. 48.
23 Audrey Kichelwski, Les survivants. op. cit., p. 19-21.
24 Ionas Turkov, En Pologne après la Libération, op. cit., p. 23.
25 « Rester ou partir » donne son titre au deuxième chapitre du livre Audrey Kichelwski : Les survivants. op. cit.
26 Ionas Turkov, En Pologne après la Libération, op. cit., p. 26.
27 Idem, p. 27.
28 Szymon Zak, en 1946, écrit dans Dos Naye Lebn [en yiddish] ou Nowe Życie [en polonais] – soit La Vie nouvelle – qu’ « il est compréhensible qu’aujourd’hui, quand les restes des Juifs polonais reviennent de leurs errances, on puisse sentir un intérêt fou pour les problèmes de la culture et de l’art juifs. » Rendant compte d’un rapport de la Convention des artistes, le journaliste cite une résolution dans laquelle il est affirmé « c’est le travail de l’acteur juif de nos jours d’apporter du réconfort et de maintenir les masses juives en vie avec toutes les formes d’art théâtral. » in « Zadania kół dramatycznych w chwili obecnej » [Les tâches des cercles de théâtre à l’heure actuelle], Nowe Życie, 1er aout 1946.
29 Cité par Rachel Ertel, Dans la langue de personne. Poésie yiddish de l’anéantissement, Seuil, 1993.
30 Les penchants criminels de l’Europe démocratiques, Verdier, 2004, p. 61.
31 onas Turkov, En Pologne après la Libération, op. cit., p. 188.
32 Ionas Turkov, En Pologne après la Libération, op. cit., p. 189 et 247.
33 La situation qui s’est installée est ainsi décrite par l’historien Jan T. Gross : « Après la guerre, pour le meilleur ou le pire, les responsables communistes manifestèrent en Pologne une indifférence sans bienveillance à l’égard du ‘problème juif’. Ils décidèrent de laisser les choses suivre leur cours ; de temps en temps, ils essayèrent même de suivre le mouvement général. Quand l’antisémitisme toujours plus explicite de Staline commença à se faire sentir, le contrat implicite entre les autorités communistes et la société polonaise conquise depuis peu devint une réalité : les deux parties, qui bénéficiaient l’une et l’autre du refus de poser le problème du sort des Juifs pendant la guerre, ne chercheraient pas à savoir ce qui leur était arrivé, encourageraient et faciliteraient le départ des derniers représentants de la communauté juive polonaise. Mon sentiment est que cela représentait une concession implicite de la part des communistes, en échange de leur accession au pouvoir. » In Jan T. Gross, La peur. L’antisémitisme en Pologne après Auschwitz, (trad. Jean Pierre Ricard et Xavier Chantry), Paris, Mémorial de la Shoah / Calmann-Lévy, 2010, p. 294.
34 Idem, p. 234-235.
35 Ionas Turkov, En Pologne après la Libération, op. cit., p. 189.

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