Que recouvre le phénomène Zemmour ? La popularité croissante du tribun nationaliste mérite d’être remise à sa vraie place : celle du conflit des identités qu’on a laissé enfler depuis au moins deux décennies, où aucune des positions en lutte n’a la légitimité à laquelle elle prétend. Bruno Karsenti et Danny Trom dégagent le terreau qui a favorisé ce genre d’affrontement en miroir, la nation de Zemmour se ramenant à un identitarisme de même espèce que celui qu’il honnit. Bref, il n’est rien d’autre que le résultat de ce qu’il dénonce. Qu’il soit juif aggrave son cas, pour au moins deux raisons : parce qu’il alimente et renforce précisément la situation qui a favorisé la montée de l’antisémitisme. Et parce qu’il fait écran à ce qui, dans l’expérience juive, pourrait contribuer à dessiner une autre voie, dans le problème actuel de reconstruction d’un horizon politique commun dans les nations européennes.
Au début du mois de septembre, il semble qu’Éric Zemmour, avec la parution de son dernier livre et le suspens prolongé de sa candidature aux élections présidentielles, soit parvenu à concurrencer la disparition de Jean-Paul Belmondo sur la scène médiatique française. Très éloignés à première vue, les deux hommes ont un point commun : la pratique de la cascade sans doublure, à leurs risques et périls. « Pour de vrai », ils accomplissent quelque chose d’assez périlleux aux yeux du grand public. Ils s’affranchissent des pesanteurs de leur époque respective pour accomplir le genre de bravade qui ne manque jamais de séduire de larges pans de l’opinion.
Le rapprochement ne va pas plus loin. Ce n’est pas seulement que la grâce de l’un fait complètement défaut à l’autre. C’est surtout que les pesanteurs sont bien différentes entre la France des années 60 et celle d’aujourd’hui. Souvenons-nous : Belmondo, à ses débuts, était comme le symbole d’un pays en voie de décontraction. La Nouvelle vague illustrait et accompagnait à merveille la démocratisation du droit de rêver, d’ironiser, de flâner, de consommer, de se ménager une respiration vitale hors du carcan de ce qu’on allait appeler dans les milieux post-marxistes les appareils idéologiques d’État. Son sourire jovial, dépourvu d’arrière-pensée, délié de toute gravité, attestait que la France tournait la page de l’après-guerre, une époque qui était celle de son père déjà célèbre, mais un temps mis au ban pour avoir entretenu des relations troubles avec l’occupant.
Une France à bout de souffle
Si le sourire du Belmondo d’À bout de Souffle contraste aussi fortement avec le rictus de Zemmour sur C-News, c’est que ce dernier surgit dans une France elle aussi essoufflée, mais cette fois pour de tout autres raisons. Les temps ont changé. À l’ivresse de la liberté palpable, au délestage du fardeau du passé et à l’ajustement confiant de la République à l’environnement d’une Europe pacifiée, succède un furieux effort de restauration où c’est désormais du présent lui-même qu’il faut s’extirper. D’où les raideurs perceptibles des acrobaties du néo-réactionnaire. Leur but principal est d’adapter la France au climat généralisé de crispation nationaliste qui s’est emparé de l’Europe. Pour cela, elles n’ont donc pas recours à l’insouciance oublieuse, mais au contraire à la mémoire transfigurée, c’est-à-dire à la continuité rétablie à toute force, quitte à assumer les pires épisodes de l’histoire nationale – à commencer, en l’occurrence, par Vichy et les crimes coloniaux.
Zemmour n’est rien de plus qu’un symptôme, entend-on de toute part. Sans doute, mais de quoi ? Il est rare qu’à cette question on obtienne une réponse claire. S’il rejoint par la droite la cohorte disparate des tribuns de l’opposition systématique au « système », il se signale par le fait qu’il puise aux sources jamais taries d’un légitimisme typiquement français, sortie de route toujours possible du républicanisme lorsque le vertige nationaliste le prend. De glissement en glissement, gaulliste et gaulois consonnent, de Gaulle renvoie à Louis XIV, la Révolution française se résorbe dans l’Empire napoléonien, Pétain comme Papon sont réintégrés sur une ligne qui remonte à Clovis, etc. Tous les sauts et les raccords sont permis. Mais est-ce là ce qui importe vraiment ? A s’acharner à dénoncer un discours qui, comme tout discours de cette nature, ne tire sa force que des polémiques qu’il déclenche, et surtout à y chercher plus de consistance qu’il n’en a, on manque l’essentiel. Ce qu’il y a de significatif dans le phénomène Zemmour, ce à quoi il renvoie comme un symptôme à sa pathologie, c’est simplement l’espace qu’il vient occuper et dans lequel, si dépourvu de légèreté soit-il, il se meut avec une étonnante aisance.
Là réside la nouveauté. Cet espace, en effet, n’est pas si ancien qu’il y paraît. Aux belles heures du Front National des années 1990 et 2000, c’était plutôt le scandale séparateur que l’on privilégiait. L’enjeu, à la droite de la droite, était de tracer une ligne de fracture sélective, de trier le passé pour dégager les vérités enfouies et les alternatives manquées que la doxa républicaine s’évertuerait à recouvrir. Très différente est la stratégie continuiste, volontiers englobante. L’intention est de brasser au plus large, avec pour seul critère le récit du triomphe ininterrompu de la « vraie France » et du « pays réel ». C’est dans ce cadre que le nationalisme intégral maurassien revient au premier plan, en dépit de tout ce qui pourrait l’entacher (par exemple l’antisémitisme), et en prenant soin de l’endosser juste assez pour en tirer ce qu’on souhaite. « Commémorer n’est pas célébrer », nous dit le polémiste, pour rassurer et calmer le jeu. Entendez : il n’y a pas de cascade sans risque, voire sans un peu de casse. Mais voyez ce qu’on y gagne: l’intégrité sociale restaurée dans l’espace et dans le temps, l’identité continue et pleine, sans scories ni rupture, d’une société nationale fière d’elle-même. Pour que ce genre d’opération devienne possible, il a fallu des conditions dont le Front national ne bénéficiait pas encore du temps de Le Pen-père, et dont il n’est pas certain que le Rassemblement national, tout occupé à sa mue libérale, sache aussi bien tirer les fruits que Zemmour. Il a fallu essentiellement ceci : la construction oppositionnelle et le conflit dérégulé des identités collectives au sein des différentes communautés nationales en Europe.
La question des identités
Voilà quel est le milieu propice à Zemmour cascadeur amateur : la question proprement politique des identités et de leur construction moderne, question qu’on a soigneusement évitée, abandonnée depuis de nombreuses années. Toute nation suppose l’intégration. Mais on ne sait plus ce que ce mot veut dire, le fossé s’étant creusé entre, d’un côté, une fiction d’unité toujours déjà donnée – « la France », la vraie, celle que Zemmour n’en finit pas de dire qu’il l’aime -, de l’autre, une constellation d’individus qu’on laisse imaginer dans leur isolement ce que leur existence politique peut bien signifier. Des deux côtés, le mouvement s’est perdu, figé dans un même identitarisme, dont seul le signe s’inverse. Ce qu’on néglige, c’est ceci : l’intégration est un travail non pas sur, mais dans les collectifs d’appartenance dont toutes les nations sont faites au cours de leur histoire, et dont toutes tirent la seule consistance réelle, nécessairement évolutive et changeante, qu’elles peuvent revêtir. Cette conception exigeante, rarement explicite et pas toujours consciente, a longtemps exercé son attraction dans la politique européenne, que ce soit dans les États qu’elle rassemble ou à son échelle. Or elle est à peine discernable aujourd’hui.
Du côté des couches dirigeantes comme des intellectuels, un accord tacite s’est fait pour ne pas traiter des contradictions dans lesquelles se sont peu à peu enferrées les revendications d’identité concurrentes, à l’intérieur des nations d’une part, à l’échelle européenne d’autre part. Comme si la tâche, dont il est vrai qu’elle suppose qu’on consente à un certain auto-examen et à une bonne dose de lucidité sociologique et historique, était trop difficile à endosser. Comme s’il était préférable de ne pas toucher à une matière où les tensions héritées du passé et les déchirures reconduites dans le présent pesaient d’un poids trop lourd, et de laisser les individus aux prises avec leurs interrogations sur le sens qu’ils peuvent donner, depuis leur position particulière et en fonction de leurs appartenances, à leur identité politique. Zemmour fait fond sur cette carence qui n’a pas cessé de s’accuser au cours des deux dernières décennies : l’absence de prise en compte de l’histoire sociale et des transformations des identités collectives, le blanc-seing donné à leur partialité et le libre cours laissé à leurs affrontements. C’est pour être incapable de les inscrire dans un horizon politique commun en France et en Europe qu’on se retrouve dans cette situation. Paralysé, dominé par la peur, on s’est refusé à reconstruire substantiellement un tel horizon, et on a laissé le vide s’installer. Dans ce désert français et européen, il est inévitable qu’on en arrive au point où n’importe quelle gesticulation pourvoyeuse d’identité nationale de remplissage puisse rencontrer les faveurs du public, du côté en tout cas des plus prompts à céder aux sirènes de la réaction.
Or c’est dans ce même désert qu’on a laissé croître l’antisémitisme. Ou plutôt, c’est par la même cécité, la même application à ne pas voir et à ne pas réguler, que les violences à l’égard des juifs se sont multipliées, suscitant souvent la réprobation attristée, mais jamais le diagnostic causal, et encore moins la politique corrective qui aurait dû s’imposer.
Quant aux juifs eux-mêmes, reconnaissons qu’ils sont alors bien placés pour percevoir aujourd’hui la nature et l’acuité du problème. Ou plutôt faut-il dire que, dans leur expérience propre, pour autant qu’ils y prêtent sérieusement attention, gisent les ressources pour effectuer un diagnostic correct. Au regard des questions d’identités, ils sont dans une situation curieuse, singulièrement décalée comme cela leur arrive souvent. En un bref laps de temps, leur statut s’est beaucoup modifié. Jusqu’à une date récente, ils représentaient un bon prisme, voire un passage obligé pour aborder ce type de question : on estimait qu’ils incarnaient, dans la variété de leurs figures, un point de vue privilégié pour comprendre la manière dont l’identité individuelle et l’identité collective pouvaient se composer à l’époque moderne. Quiconque s’interrogeait sur l’identité des modernes en passait par l’émancipation et l’intégration des juifs qui, pour individualisés et nationalisés qu’ils fussent, demeuraient juifs selon des modes différenciés. Parallèlement, on prenait la mesure des menaces et des persécutions meurtrières à quoi ce collectif s’expose, violence persécutrice qui s’était effectivement abattue sur lui avec une intensité inouïe, puisqu’elle prit le tour radical d’une politique d’extermination. Bref, l’identité juive, avec ses paradoxes et ses variations, mais aussi à travers le crime qui l’avait visée et frappée, prenait place au fondement de l’interrogation, commune à tous et avivée dans l’Europe de l’après-guerre, sur les identités particulières et leur persistance au sein des États. Aujourd’hui, on n’en est plus là. Car les juifs figurent plutôt comme un phénomène gênant, un obstacle pour les nouvelles revendications identitaires qui émergent. De témoin qu’on scrute et écoute, ils sont devenus les rivaux putatifs qu’on redoute, et souvent qu’on blâme et qu’on fustige.
La leçon juive
C’est ainsi, au tournant des années 2000, que les juifs se sont trouvés happés dans un jeu concurrentiel dont ils considéraient à raison qu’il ne les concernait pas, mais dont ils s’apercevaient qu’il les atteignait tout de même, l’impact prenant la forme de l’invective et de l’agression. L’irritation naissante à leur égard se muait rapidement en nouvelles violences, avec les pics qu’on connaît. À cela, les juifs ont réagi très diversement, comme il se doit pour un sous-groupe aussi disparate et éclaté. La gamme des attitudes et des options s’est révélée très étendue, mais on peut y discerner deux extrémités : d’un côté, il y a le choix du départ, soit vers d’autres lieux moins marqués d’hostilité, soit vers l’Etat juif, abri disponible aux juifs de l’après-Shoah quand la situation se dégrade où que ce soit. De l’autre, il y a la surenchère nationaliste, l’emphase de l’ancrage unique, l’absolutisation de l’identité nationale comme seul support légitime d’identification. De toute évidence, c’est cette position que Zemmour, en maurrassien convaincu dont tout le monde sait qu’il est juif, pousse jusqu’à l’absurde.
Entre ces deux pôles, une longue ligne s’étire. La grande majorité des juifs s’y répartit actuellement. Nul n’est sans réagir, mais nul ne réagit de la même manière, aucun point de la ligne, faut-il le rappeler, n’exprimant une quelconque tendance qui vaudrait pour tous. Ce qu’on peut dire néanmoins, c’est que, dans l’obligation de réagir, une certaine réflexion prend forme, et coagule peu à peu, tel un savoir précieux issu de leur expérience historique. Dans la constellation, un repère se dégage, susceptible de fournir une orientation. Pour les plus réflexifs (qu’ils demeurent d’ailleurs en Europe ou pas), c’est la reprise du questionnement sur l’identité collective moderne au prisme de l’expérience historique des juifs européens qui s’avère la meilleure option. Le savoir commun encore confus qui s’en dégage porte sur la dialectique qu’a inaugurée le croisement de l’aventure politique de l’Europe et celle des juifs, faite de compositions, d’interpolations, de consolidation mutuelle selon les lieux et les époques. Certes, aucun dispositif ne s’offre ici clé en main, mais à l’évidence, le travail réflexif auquel les juifs sont urgemment appelés de par leur position même — travail à peine entamé — devra contribuer à proposer des voies susceptibles de résorber le vide.
Considérée de manière générale, la situation actuelle, dont Zemmour participe au maintien, est la suivante : les juifs sont pris en tenaille entre d’un côté une gauche populiste qui n’oublie pas d’être antisémite au nom de principes qui peuvent être alternativement républicains ou non-républicains, mais qui sont dans les deux cas mal digérés, et de l’autre une droite tout aussi populiste qui se remet à chercher ses marques, discrètement ou ouvertement, du côté de l’héritage de Vichy et de l’assainissement, certes un peu coûteux mais jugé salutaire, qu’il pourrait représenter. Plus la tenaille se resserre, plus la situation s’aggrave, à tout point de vue. Mais la tenaille a aussi pour effet que ceux qui s’y trouvent pris éprouvent leur propre vitalité.
Il semble alors qu’on soit parvenu au stade où les juifs ne peuvent pas ne pas voir collectivement où ils en sont. Ils se demandent où se place le barycentre d’une existence viable, pour eux, en Europe. Depuis leur inconfort actuel, ils s’aperçoivent qu’ils ont quelque chose à enseigner de très spécifique sur la dérive contemporaine des questions identitaires. Sur la ligne de crête où se meut actuellement la République en France, ils retendent un fil auquel il est possible de s’accrocher. Sans quoi, c’est vrai, la chute risque bien d’être inéluctable.