Retraçant le parcours de vie de sa grand-mère maternelle, Stephen Pogany nous propose une plongée dans l’univers juif hongrois du début du XXe siècle. Avec la Première Guerre mondiale, l’époque bascule et les espoirs s’effondrent : du fait de la montée de l’antisémitisme, les juifs intégrés à la nation magyar sont jetés dans les ornières de l’histoire.

Ma grand-mère, Nóra
Bien des années après la mort de ma grand-mère dans une banlieue de Manchester, en Angleterre, mon père m’a appris par hasard que Nóra, sa mère, était née à Sighetu Marmației, plus connue des Hongrois sous le nom de Máramarossziget ou simplement de Sziget. Partie intégrante de l’empire austro-hongrois, multiethnique et multiconfessionnel, jusqu’à sa dissolution fin 1918, Sziget est surtout connue pour être le lieu de naissance de l’auteur et survivant de la Shoah, Elie Wiesel. À l’exception des quatre années de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la ville a été rattachée à la Hongrie avec l’ensemble du nord de la Transylvanie, Sziget a toujours fait partie de la Roumanie depuis 1920, date à laquelle la Hongrie a été contrainte de céder une grande partie de son territoire à son voisin oriental lors de la Conférence de la paix de Paris[1].
Mon père, qui avait choisi de magyariser son patronyme outrancièrement juif « Platschek » en « Pogány » peu après la Seconde Guerre mondiale, n’a jamais questionné Nóra sur ses souvenirs de Sziget. Ma grand-mère, quant à elle, n’a pas cru bon de spontanément partager des informations sur sa jeunesse dans cette ville éloignée, autrefois très juive, qui abritait de nombreuses synagogues et lieux de prière avant la Shoah. Pendant longtemps, j’ai ignoré le lien profond entre Nóra et Sziget, supposant simplement que mon aïeule avait toujours vécu à l’intérieur des frontières de la Hongrie d’après 1920, à savoir un territoire amputé notamment de sa Transylvanie natale.
Quand j’étais enfant, je séjournais parfois chez Nóra, dans sa modeste maison d’un étage construite en torchis, à Orosháza, une petite ville sans intérêt du sud-est de la Hongrie. Nóra et son mari, Lajos, ont passé la majeure partie de leur vie d’adulte dans cette bourgade, où Lajos enseignait les mathématiques et la physique à l’école secondaire polgári[2]locale. Ayant repris l’enseignement à temps plein après la Seconde Guerre mondiale, malgré les avertissements répétés de son médecin concernant son affection cardiaque chronique, Lajos succomba à un infarctus massif en 1954. Quelques années plus tard, Nóra quitta définitivement Orosháza, nantie d’une grande malle en bois contenant ses biens les plus importants : des vêtements, un mortier et un pilon en laiton, plusieurs casseroles et poêles en émail, ainsi qu’un petit vase en porcelaine peint à la main présentant une fissure. Ma grand-mère nous a alors rejoints, mes parents et moi, à Manchester, en Angleterre, où nous nous étions installés en 1957 après avoir fui la Hongrie l’année précédente, à la suite de l’écrasement de la révolte antisoviétique.
À Orosháza, Nóra avait toujours fait preuve de dévouement envers son mari et ses enfants, malgré ses accès de dépression. Elle s’occupait de la maison, élevait ses deux fils, se querellait avec mon grand-père à propos des finances précaires de la famille, souffrait de migraines récurrentes et jouait aux cartes avec ses amis et voisins pour de petites sommes d’argent. Même si Nóra et Lajos étaient juifs et se rendaient parfois à la synagogue locale, la famille mangeait régulièrement du porc. Comme leurs voisins non juifs et comme d’autres familles juives très assimilées de Orosháza, mes grands-parents achetaient même chaque printemps un porcelet qu’ils gardaient dans une porcherie derrière leur maison[3]. Abattu l’hiver suivant, à pleine maturité, l’animal fournissait à la famille de grandes quantités de viande, ainsi que du saindoux, dont une partie était transformée en spécialités hongroises telles que le salami, la hurka[4], le disznósajt[5] et la szalonna[6].
Comme la plupart des Juifs hongrois du début du XXe siècle, mes grands-parents étaient fiers de se dire Hongrois, s’identifiant pleinement et sans réserve à la nation magyare, à sa langue, à sa culture et à ses aspirations.
L’acte de naissance de Nóra indique qu’elle est née à Sziget le 27 avril 1899. L’acte précise également que son père, Móritz Lébovits, était âgé de vingt-huit ans au moment de sa naissance et qu’il exerçait le métier de cordonnier. La mère de Nora, Czeczilia, une femme au foyer, n’avait que vingt-trois ans lorsqu’elle accoucha. L’acte de naissance indique également que Móritz et Czeczilia étaient résidents de Sziget et qu’ils appartenaient, comme leur fille, à la religion « israélite », c’est-à-dire juive.
Selon un recensement national mené par les autorités hongroises en 1900, environ 38 % de la population de Máramarossziget, soit 6 335 personnes sur 16 901, se déclaraient de confession juive. Cependant, près des deux tiers des Juifs de la ville, dont probablement mes arrière-grands-parents, indiquaient le hongrois comme langue maternelle ; une préférence linguistique généralement interprétée comme la preuve de leur identité nationale hongroise. En Europe centrale et orientale, cette identité reflète l’attachement ou le sentiment d’appartenance à une nation spécifique, comme les Polonais, les Slovaques, les Serbes, les Croates ou les Hongrois et ne doit pas être confondue avec la citoyenneté, un statut juridique conférant divers droits et obligations.
En 1900, dans l’ouest de la Hongrie, y compris dans la capitale, Budapest, une proportion encore plus élevée de Juifs étaient devenus des locuteurs natifs de la langue hongroise, se décrivant régulièrement comme des Hongrois de la « foi mosaïque ». En revanche, de nombreux Juifs orthodoxes, vivant principalement dans des villages et des petites villes du nord-est de la Hongrie et dans la Galicie voisine administrée par l’Autriche, résistaient à ces tendances modernisatrices. Comme leurs ancêtres, ils parlaient généralement le yiddish entre eux, tandis que leur mode de vie et leur identité étaient profondément enracinés dans leur foi juive.
Être juif en Hongrie au tournant du XXe siècle
Avec le recul du temps, il peut sembler curieux qu’une proportion croissante de Juifs hongrois — dont pratiquement tous les membres de ma famille — fussent fiers de s’identifier comme Hongrois en 1900. En l’espace de quelques décennies, une forme virulente d’antisémitisme s’est en effet par la suite répandue dans presque tous les secteurs de la société hongroise. Pendant la Première Guerre mondiale, alors que la double monarchie essuyait une série de revers militaires coûteux et que les ménages subissaient de fortes hausses de prix sur les produits de première nécessité, y compris les denrées alimentaires, les Juifs furent accusés de spéculation et de manque de patriotisme, notamment par la presse catholique et par de hauts dignitaires de l’Église catholique, dont l’évêque Ottokár Prohászka[7]. Dans l’entre-deux-guerres, les Juifs hongrois furent souvent accusés d’encourager la propagation du marxisme-léninisme et du capitalisme<footnote>Ce trope malveillant est repris, par exemple, dans un « journal intime » influent, mais largement faux, rédigé par une auteure antisémite hongroise, Cecile Tormay, et publié à Budapest en 1920-1921. Pour une traduction en anglais de l’ouvrage, voir Cecile Tormay, An Outlaw’s Diary : The Commune (London: Philip Allan & Co, 1923), 214.</footnote>, tandis que les écrivains, dramaturges et journalistes juifs étaient régulièrement accusés de corrompre les Hongrois avec de la pornographie et des idées dangereuses telles que la laïcité, le libéralisme et le socialisme. À partir de la fin des années 1930, alors que la Hongrie s’alignait progressivement sur l’Allemagne nazie, le Parlement hongrois promulgua une série de lois anti-juives de plus en plus draconiennes qui privèrent de nombreux Juifs de leurs moyens de subsistance et les exclurent progressivement de la vie économique, politique, intellectuelle et culturelle du pays[8]. À terme, les Juifs de Hongrie furent privés de la quasi-totalité de leurs biens immobiliers et mobiliers, tandis que leurs déplacements physiques étaient eux aussi considérablement restreints. Tout cela s’avéra n’être que le prélude à la tentative d’extermination physique de l’ensemble de la population juive de Hongrie et des territoires annexés : un exercice bureaucratique et logistique de grande envergure dans le cadre duquel les administrations et le personnel hongrois (hommes politiques, fonctionnaires, gendarmes, soldats, miliciens de la Croix fléchée, fonctionnaires locaux, cheminots et bien d’autres) collaborèrent intensément et souvent avec enthousiasme avec l’Allemagne nazie[9]. Comme le souligne Randolph Braham[10], éminent spécialiste de la Shoah en Hongrie :
… En Hongrie, les nazis trouvèrent des complices qui les dépassèrent même dans leur zèle à éliminer les Juifs du pays. En effet, c’est l’effort conjugué et déterminé de ces deux groupes qui permit la mise en œuvre de la Solution finale en Hongrie : aucun des deux n’aurait pu réussir sans le soutien de l’autre.
Cette étroite collaboration entre les nazis et les autorités hongroises a conduit à la mort de près de 600 000 Juifs hongrois, dont des milliers originaires de Sziget et de petites villes et villages du comté de Máramaros (Maramureș)[11].
Aucun de mes proches parents juifs n’aurait pu imaginer ce bouleversement de leurs vies. Après avoir pleinement profité de la possibilité de s’intégrer dans la société hongroise, ils furent stupéfaits et consternés de se retrouver exclus et dénigrés en raison de leur ascendance juive.
Bien que l’antisémitisme virulent soit devenu une caractéristique marquante de la politique et de la société hongroises pendant l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale, il ne fait aucun doute que les Juifs bénéficièrent en Hongrie de droits, de libertés et de possibilités bien plus étendus qu’en presque toute autre partie de l’Europe centrale et orientale, sans parler de la Russie, entre le milieu du XIXe siècle et 1919[12]. Dans le cadre de l’Empire austro-hongrois, qui accordait une autonomie substantielle à la Hongrie, le Parlement magyar adopta en 1867 une loi d’émancipation des Juifs de grande envergure[13]. Celle-ci prévoyait que les habitants « israélites » (c’est-à-dire juifs) de Hongrie étaient « habilités à jouir pleinement de tous les droits civils et politiques au même titre que ses résidents chrétiens ». En 1895, une nouvelle loi promulguée par le Parlement hongrois accorda au judaïsme un statut égal à celui du christianisme[14]. L’ampleur de l’intégration et de l’ascension sociale des Juifs dans la société hongroise, pendant la période de la double monarchie, est attestée par le fait que pas moins de 108 Juifs furent élus à la Chambre basse du Parlement magyar entre 1867 et 1918[15]. En outre, six Juifs occupèrent des postes ministériels entre 1910 et 1917.
Aucun membre de la famille de ma grand-mère n’aspirait à jouer un rôle dans la politique nationale. Pour la plupart, les proches de Nóra, comme ceux de son mari Lajos, cherchaient avant tout à gagner leur vie. Pourtant, comme la plupart des Juifs hongrois du début du XXe siècle, ils étaient fiers de se dire Hongrois, s’identifiant pleinement et sans réserve à la nation magyare, à sa langue, à sa culture et à ses aspirations.
Après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, plusieurs proches de Nora de sexe masculin se portèrent volontaires pour combattre, au risque d’être tués ou grièvement blessés. Lajos, son futur mari, s’enrôla également, tandis que le plus jeune frère de Lajos, Dezső, gravit les échelons pour finir lieutenant de réserve. Blessé fin 1917 et fait prisonnier par les Français l’année suivante, Dezső reçut de nombreuses décorations militaires, dont une médaille de bronze pour bravoure[16]. Ledit Dezső avait interrompu ses études de droit dans un collège de Máramarossziget pour s’engager.

Nombreux furent les Juifs, du côté de ma mère également, à combattre pour la Hongrie pendant la Grande Guerre. Miklós, mon grand-père maternel, et Ágoston, l’oncle de ma mère, furent grièvement blessés alors qu’ils servaient comme officiers d’infanterie subalternes sur le front italien. Ágoston, qui devint par la suite un arbitre de football et un entraîneur amateur très respecté en Hongrie (sa carrière de joueur ayant été brusquement interrompue par une blessure de guerre), s’enorgueillissait particulièrement d’être sorti de l’Académie royale hongroise de défense Ludovika, l’équivalent hongrois de West Point[17].
Aucun de mes proches parents juifs n’aurait pu imaginer à quel point leur vie allait être bouleversée au cours des décennies suivantes. Après avoir pleinement profité de la possibilité de s’intégrer dans la société hongroise, ils furent stupéfaits et consternés de se retrouver exclus et dénigrés en raison de leur ascendance juive. En 1942, alors qu’il était encore dans la cinquantaine, Lajos fut contraint de prendre une retraite anticipée de son poste d’enseignant à l’école polgári d’Orosháza en raison de la deuxième loi anti-juive de Hongrie, laquelle interdisait aux Juifs d’occuper un emploi dans le secteur public. À la fin du printemps 1944, en raison des pressions accrues de l’Allemagne nazie, alliée de la Hongrie durant la guerre, les Juifs vivant dans les territoires annexés et les provinces de Hongrie furent internés dans des ghettos improvisés et insalubres en attendant d’être déportés à Auschwitz-Birkenau. Près de 440 000 Juifs hongrois furent envoyés dans des wagons de marchandises vers le tristement célèbre camp nazi[18], avec de simples seaux comme sanitaires et, au mieux, une maigre quantité d’eau potable.
Seuls 20 000 Juifs des provinces hongroises, dont ceux d’Orosháza, échappèrent à ce sort qui, dans la plupart des cas, équivalait à une condamnation à mort. Bénéficiant d’un sursis temporaire, ils furent envoyés à Strasshof, près de Vienne, et contraints de travailler dans des usines, des fermes et divers chantiers de reconstruction[19]. De nombreux Juifs d’Orosháza, dont mon père, âgé de seize ans, et ses parents, réparèrent ainsi des voies ferrées endommagées par les bombardements alliés.
Comme des milliers d’autres hommes juifs hongrois en âge de combattre, le frère aîné de mon père, István, avait été enrôlé dans un bataillon de travail auxiliaire au début de la guerre[20]. Les travailleurs juifs auxiliaires n’étaient pas autorisés à porter les armes et devaient le plus souvent se contenter de suivre les unités des forces armées hongroises. Chargés de creuser des tranchées antichars et d’exécuter d’autres travaux physiquement éprouvants, ces travailleurs juifs étaient souvent soumis à des actes de sadisme et de cruauté de la part de leurs gardiens hongrois, et se voyaient fréquemment refuser des vêtements appropriés, des rations suffisantes ou même des soins médicaux élémentaires[21].
Selon les registres des Archives nationales hongroises, mon oncle, István Platschek, est mort en mars 1945 à Rostov, dans un camp de travail soviétique[22]. Il faisait partie des milliers de citoyens hongrois capturés au hasard par l’armée rouge en Hongrie et envoyés comme travailleurs forcés en URSS, vers la fin de la guerre[23]. István avait été arrêté par les troupes soviétiques à Püspökladány, Hongrie, le 12 octobre 1944. Selon toute vraisemblance, il venait de s’échapper de son bataillon de travail auxiliaire, profitant de ce que bon nombre de soldats hongrois affectés à la garde des travailleurs forcés juifs avaient pris la poudre d’escampette devant l’avancée des Russes.
Les geôliers soviétiques d’István étaient indifférents à son appartenance ethnique, à ses origines religieuses ou au fait qu’il ait été victime de l’Allemagne nazie et du régime profondément antisémite de la Hongrie. Pour les Soviétiques, István restait avant tout un Hongrois et partageait donc la responsabilité de la Hongrie dans les multiples crimes odieux commis de concert avec son alliée, l’Allemagne nazie, contre l’URSS, notamment l’invasion et l’occupation du territoire soviétique, la destruction massive de biens et le meurtre de civils soviétiques.
Les jeunes années de Nóra à Sziget au tournant du XXe siècle
Au début du XXe siècle, une petite élite de Sziget — commerçants et hommes d’affaires prospères, hauts fonctionnaires, avocats et médecins réputés, tenancier du bordel de la ville — vivait confortablement, voire dans l’opulence. Cependant, la grande majorité des habitants — artisans, petits commerçants, ouvriers, domestiques, journaliers et autres — luttaient pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille.

Pendant les mois d’hiver, lorsque le manque de travail se faisait particulièrement sentir pour les journaliers et les autres personnes travaillant principalement à l’extérieur, de nombreux adultes et enfants dépendaient de la charité. Par exemple, le 11 mars 1902, un article paru dans Máramarosi Újság, un journal local en langue hongroise, indiquait qu’entre le 7 février et le 6 mars, à l’initiative personnelle du plus haut fonctionnaire du comté, le baron Ervin Roszner, et de sa famille, 2 720 kilos de pain et 1 932 litres de lait avaient été distribués gratuitement à Sziget[24]. Six cent soixante-huit enfants et quatre cent dix-sept adultes avaient bénéficié de ce programme. Un éditorial du même numéro du journal appelait à la création d’une soupe populaire à Sziget pour nourrir les pauvres, le soutien charitable du baron Roszner touchant à sa fin.
Le père de Nora, Móritz Lébovits, était l’un des quatorze cordonniers de Sziget au début du XXe siècle[25]. La ville comptait également seize bottiers. Pour une raison quelconque — l’emplacement médiocre de son atelier, un cercle insuffisant de parents, d’amis et de connaissances, ou un travail insatisfaisant — Móritz était l’un des membres de sa profession les moins prospères à Sziget. Selon le registre fiscal de la ville, l’impôt sur le revenu de Móritz pour 1902 avait été évalué à 10 couronnes[26]. Un seul de ses concurrents, une veuve, avait payé encore moins (6,3 couronnes), tandis que onze de ses pairs avaient été taxés pour des sommes allant de 12 à 40 couronnes.
Un autre registre fiscal conservé au sein de l’antenne de Maramureș des Archives nationales de Roumanie, à Baia Mare, nous éclaire davantage sur la situation matérielle de mon arrière-grand-père. Selon ce document, qui répertorie les occupants des immeubles résidentiels de Sziget en 1902, Móritz, Czeczilia et leurs enfants — Nóra avait une sœur aînée, Francziska, née en janvier 1897 — logeaient au n° 86 de la rue Fecske. Les résidents de l’immeuble et leurs professions sont indiqués dans le dossier comme suit[27] :
86, rue Fecske
Jenő Bányai : professeur de religion et propriétaire de l’immeuble
Widow Seregi : gouvernante
Mari : servante
János Kondrás & son épouse : serveurs au chômage
János Komáromi & son épouse : charpentier
Mór Lebovics [sic][28] & son épouse : cordonnier
Mihály Turicska : bûcheron
Les modestes occupations des locataires du 86, rue Fecske — dont un serveur au chômage et un bûcheron — sont révélatrices. Elles suggèrent que leur pauvreté était la principale caractéristique qu’ils avaient en commun. La situation de Móritz Lébovits ne s’améliora pas l’année suivante. Les autorités fiscales de Sziget estimèrent à nouveau son impôt sur le revenu à 10 couronnes, soit nettement moins que celui de la plupart de ses concurrents[29].
L’antisémitisme était alimenté par une série d’idées fausses et préjudiciables, à savoir que les Juifs sont presque invariablement riches, prospères, puissants et qu’ils évitent soigneusement toute forme de travail physiquement exigeant.
À un moment donné en 1903, le nom de Móritz Lébovits et d’autres détails du registre fiscal de la ville ont été barrés au crayon bleu. Le mot « eltávozott », qui signifie « décédé » en hongrois (et qui est souvent utilisé comme euphémisme pour « mort ») a été écrit dans la marge. Sans leur unique soutien de famille, la famille a probablement sombré illico dans la misère. Elle aurait dû compter sur la générosité de parents et d’amis, et sur le seul travail presque toujours mal rémunéré alors accessible aux femmes sans qualifications.
Ces détails sur les premières années de la vie de Nóra à Sziget, ainsi que d’autres informations tirées de documents conservés aux Archives nationales de Roumanie, revêtent une importance plus large. L’antisémitisme, qui se développa de manière exponentielle dans l’entre-deux-guerres dans des pays comme la Hongrie et la Roumanie, et qui était l’une des caractéristiques essentielles de l’idéologie nationale-socialiste allemande, était alimenté par une série d’idées fausses et préjudiciables, à savoir que les Juifs sont presque invariablement riches, prospères, puissants et qu’ils évitent soigneusement toute forme de travail physiquement exigeant. La vie des membres de la famille de Nora et de la plupart des Juifs de Sziget, au début du XXe siècle, contredit directement ces idées reçues. Bien que certains des Juifs de Sziget fussent sans aucun doute aisés — dont plusieurs marchands de bois, le propriétaire d’un restaurant, un marchand de vin et divers bouchers et propriétaires d’abattoirs —, une proportion bien plus importante des Juifs de la ville exerçaient des métiers physiquement éprouvants qui, pour la plupart, étaient faiblement rémunérés. Les registres fiscaux et autres documents montrent qu’au début du XXe siècle, de nombreux ferblantiers, tanneurs, charretiers, commerçants, colporteurs et chiffonniers de Sziget étaient juifs[30]. Les Juifs de Sziget travaillaient également comme cantonnier, domestique, vendeur, employé de bureau, enseignant, sage-femme et journalier[31]. En 1900, par exemple, quinze des cinquante-sept mères ayant donné naissance à des enfants illégitimes à Sziget étaient juives. Parmi elles, quatre travaillaient comme napszámos ou journalières, cinq étaient employées comme femmes de ménage ou cuisinières, une était vendeuse de fruits et une autre couturière[32]. Les stéréotypes décrivant les Juifs comme extrêmement riches, privilégiés et prospères masquent donc une réalité bien plus complexe et variée.
Outre l’importante communauté juive de Sziget, de nombreux Juifs de Máramaros (Maramureș) vivaient dans des villages et des petites villes. Par exemple, 108 Juifs s’étaient installés dans le village de Giulești (anciennement connu sous le nom de Máragyulafalva) en 1880, un nombre qui atteignit un pic de 207 en 1920, avant de commencer à décliner[33]. La plupart des Juifs du village travaillaient dans le secteur agricole, notamment dans l’exploitation forestière et la transformation du bois. Randolph Braham note que la majorité des Juifs de Giulești étaient « extrêmement pauvres »[34]. De même, en 1944, 442 Juifs vivaient dans un autre village typique de la région : Berbești (anciennement Bárdfalva). La plupart des Juifs de Berbești étaient pauvres et travaillaient dans le secteur agricole ou comme petits commerçants[35]. Très peu d’entre eux ont survécu à la Shoah.
À une époque où les stéréotypes négatifs et frappants sur les Juifs se banalisent de plus en plus, tant à gauche qu’à droite de l’échiquier politique, il est essentiel de combattre les clichés antisémites en les confrontant aux faits. Utiliser les Juifs comme « explication » universelle de la quasi-totalité des problèmes auxquels sont confrontées les sociétés s’est avéré extraordinairement séduisant au cours des deux derniers millénaires. Pour autant, s’intéresser à des vies juives individuelles, comme celles de Nora et Lajos, peut contribuer à renverser les clichés antisémites et à réhumaniser un peuple qui, tout au long de l’histoire, a été victime de campagnes de déshumanisation persistantes et sans précédent.

Post-scriptum
La vie de Nóra a pris fin loin de Maramureș, dans le Grand Manchester, au nord de l’Angleterre. Résiliente et débrouillarde, Nóra a passé un peu plus d’un an avec son fils et sa belle-fille, malgré sa compréhension très limitée et toute personnelle de l’anglais. Bien décidée à retrouver son indépendance, elle trouva ensuite du travail comme aide à domicile et gouvernante d’un vieux célibataire juif, passionné de cigares haut de gamme, qui avait passé une grande partie de sa vie professionnelle comme ingénieur des mines en Namibie. Après sa mort, Nóra fut rapidement engagée pour s’occuper d’une veuve juive distinguée, âgée de plus de quatre-vingts ans, et emménagea dans son spacieux appartement d’une banlieue verdoyante de Manchester. En novembre 1966, alors qu’elle travaillait toujours à temps plein, Nóra mourut dans son sommeil d’une crise cardiaque foudroyante. Elle avait soixante-sept ans, l’âge exact auquel Lajos, son défunt mari, avait succombé lui aussi à un infarctus massif alors qu’il enseignait toujours les mathématiques et la physique aux élèves de l’école polgári d’Orosháza.
Stephen Pogany
Notes
| 1 | Voir, en général, Margaret MacMillan, Peacemakers : Six Months that Changed the World (John Murray: London, 2001), chapitre 20. |
| 2 | Type d’école en Hongrie destinée aux enfants âgés de 10 à 14 ou 16 ans et offrant un niveau d’éducation intermédiaire entre l’école primaire et le lycée. |
| 3 | On trouvera plus de détails sur les habitudes de ma famille en matière d’élevage et de consommation de porc à Orosháza dans les mémoires de mon père : George Pogany, When Even the Poets were Silent (Brandram: Kenilworth, 2011), p. 33-35. |
| 4 | Type de saucisse traditionnelle hongroise faite de foie ou de sang de porc mélangé à du riz. |
| 5 | Variante hongroise de la tête de porc composée de tranches de viande mélangées, souvent issues de la tête de l’animal |
| 6 | Type de bacon hongrois, fabriqué à partir de lard de porc fumé avec la peau. |
| 7 | Voir notamment Raphael Patai, The Jews of Hungary (Wayne State University Press: Detroit, Michigan, 1996), p. 460 ; Péter Bihari, “Aspects of Anti-Semitism in Hungary, 1915-1918”, in The Great War. Reflections, Experiences and Memories of German and Habsburg Jews (1914-1918), eds. Petra Ernst, Jeffrey Grossman, Ulrich Wyrwa, Quest. Issues in Contemporary Jewish History. Journal of Fondazione CDEC, no. 9, octobre 2016, p. 58-93, disponible à l’adresse www.quest-cdecjournal.it/focus.php?id=377. |
| 8 | Voir, en général, Randolph L. Braham, The Politics of Genocide, vol. 1 (Social Science Monographs: Boulder, Third Rev. Ed., 2016), chapitres 4 et 5. Voir aussi István Pogány, Righting Wrongs in Eastern Europe (Manchester University Press: Manchester, 1998), p. 26-36 et 82-89. |
| 9 | Voir Braham, The Politics of Genocide, vol. 1, chapitres 17-20 et 21-26. Voir aussi Zoltán Vági, László Csősz, Gábor Kádár, The Holocaust in Hungary: Evolution of a Genocide (AltaMira Press in association with the United States Holocaust Memorial Museum: Maryland, 2013). |
| 10 | Voir Braham, The Politics of Genocide, vol. 1, chapitres 17-20; Braham, The Politics of Genocide, vol. 2, chapitres 21-26. Voir aussi Zoltán Vági, László Csősz, Gábor Kádár, The Holocaust in Hungary: Evolution of a Genocide (AltaMira Press in association with the United States Holocaust Memorial Museum: Maryland, 2013). |
| 11 | Randolph L. Braham, The Politics of Genocide (Condensed Edition, Wayne State University Press: Detroit, 2020), p. 252, tableau 5. |
| 12 | Voir, en général, Paul Lendvai, The Hungarians (Hurst & Co: London, 2003), chapitre 28 ; François Fejtő, Hongrois et Juifs (Éditions Balland, 1997), p. 151-58. |
| 13 | Loi XVII : 1867. |
| 14 | Loi XLII : 1895. |
| 15 | Miklós Konrád, “Jews and politics in Hungary in the Dualist era, 1867–1914”, 39 (2) East European Jewish Affairs, (2009), p. 167–186. |
| 16 | “Egy testvérpár fotója nyomában”, A Nagy Háború — Blog.hu, https://nagyhaboru.blog.hu/2020/06/12/egy_testverpar_fotoja_nyomaban |
| 17 | Sur la carrière de footballeur d’Ágoston et sur la façon dont ce sport l’a aidé à survivre à la Shoah, voir Stephen Pogany, Modern Times: The Biography of a Hungarian-Jewish Family (Brandram: Exeter, 2021), chapitre 22. |
| 18 | Voir, en général, Braham, The Politics of Genocide (Condensed Edition), Chapters 6-7. |
| 19 | Ibidem, p. 147-49. |
| 20 | Sur les bataillons de travail auxiliaire, voir ibidem, p. 39-51. Voir aussi Vági, Csősz, Kádár, The Holocaust in Hungary, p. 46-61. |
| 21 | Voir, en général, Pogany, Modern Times, chapitre 15. |
| 22 | “Platschek István”, Katonák a Gulágon, Magyar Nemzeti Levéltár (Adatbázisok Online), https://adatbazisokonline.mnl.gov.hu/ |
| 23 | Voir, en général, Steven Béla Várdy et Agnes Huszár Várdy, “Soviet Treatment of Magyars, 1945-56: Hungarian Slave Labourers in the Gulag”, XXXIV, nos. 1-2 Hungarian Studies Review (2007), p. 15-54. Comme le soulignent les auteurs, « l’expulsion manu militari de civils de Hongrie et d’autres pays occupés pour travailler comme travailleurs forcés en Union soviétique a été réalisée en partie comme une forme de punition collective, et en partie pour contribuer à la reconstruction du pays après les ravages de la guerre. Ces deux objectifs étaient cruciaux, bien que leur importance relative ait varié au fil du temps. » Ibidem, p. 17. |
| 24 | Máramarosi Újság, 11 mars 1902, p. 4. |
| 25 | III oszt. Keresetadó kivetési lajstroma (Máramarossziget,1902), vol. , p. 28. |
| 26 | Ibidem. |
| 27 | I-II oszt. Keresetadó kivetési lajstroma (Máramarossziget,1902), vol. 1, p. 140. |
| 28 | Les incohérences dans l’orthographe des noms dans les documents officiels étaient courantes à cette époque. Par exemple, l’acte de naissance de ma grand-mère contient deux orthographes différentes du nom de famille de son père : « Lébovics » et « Lébovits ». D’autres documents officiels, y compris les relevés d’imposition de mon arrière-grand-père, indiquent son nom comme suit : « Mór Lebovics ». |
| 29 | III oszt. Keresetadó kivetési lajstroma (Máramarossziget, 1903), vol. 1, p. 21. |
| 30 | Voir, en général, III oszt. Keresetadó kivetési lajstroma (Máramarossziget, 1902), vol. 1 ; III oszt. Keresetadó kivetési lajstroma (Máramarossziget, 1903), vol. 1. |
| 31 | Les domestiques et les journaliers (« napszámosok ») n’étaient pas soumis à l’impôt sur le revenu. Cependant, l’existence d’un nombre important de domestiques et de journaliers juifs à Sziget, au début du XXe siècle, ressort clairement des documents officiels, notamment des registres des naissances (Anyakönyvek). La profession du père ou, dans le cas des enfants illégitimes non reconnus, de la mère, est en effet répertoriée dans ces documents. |
| 32 | Voir, en général, István Pogány, « Women’s work: human rights, gender and social class in Hungary at the turn of the twentieth century », 64:2 Northern Ireland Law Quarterly (2013), p. 209, à la p. 220, n. 90 |
| 33 | Randolph L. Braham, A Magyarországi Holokauszt Földrajzi Enciklopédia (Park Könyvkiadó: Budapest, 2007), vol. 1, p. 690-91. |
| 34 | Ibidem, p. 691. |
| 35 | Ibidem, p. 648. |