Pourquoi Philip Roth faisait-il scandale ? À l’occasion de la parution du livre-hommage de Marc Weitzmann La part sauvage, Alexandre Journo interroge la subversivité de l’écrivain américain à l’aune de son impossible rapport à une judéité en voie d’assimilation. Que faire alors, aujourd’hui, de l’ironie flegmatique de ce « rebelle inutile d’un temps de paix » ?

« Conflits de loyauté chez les écrivains issus des minorités ». C’est le titre d’une conférence à laquelle participa Philip Roth en 1962 à la Yeshiva University. C’est le nœud de ce livre de Marc Weitzmann, et c’est peut-être le nœud de la vie de Philip Roth comme écrivain juif américain. Cet épisode concentre toutes les raisons pour lesquelles on peut aimer Roth, et Marc Weitzmann aime Roth comme personne.
Quelques mots sur ce panel de 1962. Philip Roth est l’auteur de Goodbye, Columbus. Il n’est pas encore celui de Portnoy, son roman le plus explicitement subversif, ni de Laisser courir, qui l’est peut-être plus encore, en dépit de sa simplicité. Auréolé du National Book Award pour son recueil Goodbye, Columbus, il est donc invité à la Yeshiva University aux côtés de Pietro Di Donato et de Ralph Ellison, respectivement italo-américain et afro-américain, tous les deux aussi préoccupés par la place de leur identité particulière dans leur américanité. Mais ce panel tourne vite au procès contre Roth – dans le public de la Yeshiva University, il y a moins d’affect pour les deux autres. Goodbye, Columbus fait scandale, parce qu’il y moque les Juifs, il y moque leur bigoterie et leur rigidité, leur esprit de corps (au service militaire, des jeunes recrues juives recherchent la complicité d’un lieutenant juif), leurs caftans arriérés. Philip Roth ne lave pas son linge sale en famille, et le public de la Yeshiva University lui enjoint alors : « Auriez-vous écrit ça en Allemagne nazie ? ».
Portnoy est un rebelle inutile d’un temps de paix, un type qui se branle et souille tout, sa mère, les shikse, précisément pour se venger d’un judaïsme qui l’étreint, pour se venger d’une « communauté surprotectrice ».
À vrai dire, le véritable scandale se situe ailleurs. Se moquer de la religion juive est un tabou largement élimé, la pratique religieuse n’a, à la génération de Roth, et déjà à celle de ses parents, plus aucune force de contrainte sociale et les Juifs de sa génération ne font que ça, se moquer des bigoteries abandonnées. Roth transgresse peut-être quelque chose en portant cette moquerie au-dehors, mais l’essentiel se situe dans le miroir qu’il tend aux autres Juifs : ils sont en passe de se déjudaïser et ils ne mesurent pas l’ampleur de cette assimilation tranquille. Il n’est pas question pour Roth d’enrayer cette assimilation, mais de la regarder de près, de la cristalliser. C’est probablement ça qui fait honte aux lecteurs de Goodbye, Columbus, orthodoxes ou non, leur propre honte devant le vieux juif en caftan dans Eli le fanatique, la nouvelle qui clôt le recueil. Voilà ce qui sera ensuite le fil conducteur de l’œuvre de Roth, à travers le double de son frère, Henry Zuckerman. C’est un défaut de loyauté assez paradoxal puisque le succès dans le monde non-juif, qui va nécessairement avec une relative sortie du judaïsme, est à la fois recherché et réprouvé par la « tribu ». La liberté individuelle, par opposition à la fidélité à la tribu, est aussi une injonction juive. Le scandale est bien sûr plus évident dans Portnoy, dans le Théâtre de Sabbath ou dans Shylock, mais la lame n’en est pas moins profonde dans le reste de son œuvre. Portnoy est comme Schlemilovitch, le personnage de La place de l’étoile de Modiano, paru la même année (1968), un rebelle inutile d’un temps de paix, un type qui se branle et souille tout, sa mère, les shikse[1], précisément pour se venger d’un judaïsme qui l’étreint, pour se venger d’une « communauté surprotectrice ». Reste qu’Henry Zuckerman (le frère de Nathan dans le cycle Zuckerman), Seymour Levov (Pastorale Américaine), ou encore son propre père dans Patrimoine – qui dépose ses tefilin dans le vestiaire de la YMHA pour ne pas avouer leur inutilité avant de quitter Newark pour la Floride – sont des Juifs qui cessent à peu près de l’être sans aucune transgression bruyante, et cela, Roth le peint comme personne. Comme il peint les frustrations de la vie ordinaire, de la dépendance sexuelle ordinaire.

Je crois que Weitzmann aime Roth pour cette raison-là. Roth transgressait des normes que l’on n’osait pas transgresser nous-mêmes, nous les rejetons du monde juif. Alors, oui, ces transgressions de Roth provoquent en conséquence des petits scandales, comme sa misogynie continue d’en provoquer aujourd’hui, mais le lirait-on sans cela ? Le livre de Marc Weitzmann a été mal servi par la presse. L’Obs angle toute son interview de Weitzmann sur la cancel culture et le caractère « controversé » de Roth, pour essayer de lui faire dire que ce monstre sacré masculin et blanc – juif a comme sauté ici – n’est plus audible aujourd’hui[2]. Marc Weitzmann, dans son livre, est beaucoup plus fin que cela, parce qu’en nous donnant son analyse de l’œuvre et de la vie de Roth, il conduit sa propre introspection comme écrivain juif français, masculin aussi.
Roth était un homme juif américain, les trois termes de son existence, et a livré dans son œuvre une fiction réflexive, une méditation historico-politique sur ces trois conditions d’homme, de juif et d’américain.
Weitzmann perçoit très bien le caractère transgressif de Roth, il le perçoit au bon endroit et confesse l’aimer pour cela. Il décline ainsi les raisons de son dédain pour Tricard Dixon : ce roman est inintéressant parce qu’il ne transgresse rien, n’emporte aucune conséquence. Écrire en 71 contre le pouvoir est bénin, quand les conséquences sont vertigineuses de l’autre côté du rideau de fer, à Prague, et c’est ce qui emmènera Roth là-bas et fera de lui l’éditeur de Kundera ou de Klima – passage relativement oublié de la vie de Roth, que Weitzmann remet en lumière dans son livre. Seulement, ses mots, quand Roth est déjà devenu un monstre sacré, expriment un sentiment d’ingratitude. L’Obs pointe peut-être juste ici. Weitzmann, pas plus que Roth, n’apprécient le procès intenté à Roth dans un monde littéraire justement façonné par Roth et sa génération. Le procès intenté par le monde duquel il sortait était le titre de gloire de Roth, mais devant celui de son monde à lui, Roth et Weitzmann tombent des nues, « les choses sont en train de changer ». Ils deviennent alors une sorte de Coleman Silk (le personnage de La Tâche). Silk ignore qu’il transgresse dans son mot sur les « spooks », dans sa relation avec Faunia Farley, et c’est en cela que son exclusion de l’université est un scandale pour lui. La dissimulation de sa négrité, sa trajectoire de mauvais fils hantent Silk, et c’est paradoxalement pour quelque chose de parfaitement secondaire pour lui qu’il tombe.
Weitzmann décèle une part toujours sauvage chez Roth, qui ne peut être encagée dans un panthéon littéraire. Roth est pourtant bien un monstre sacré pour nous, lecteurs. Un an après son décès, il était célébré à l’ECUJE[3], dans une sorte de yahrzeit[4] laïcisé, dans une rencontre animée par Josyane Savigneau, l’autre grande amie française de Roth. À peu près à la même génération, Roger Ikor suscitait des récriminations dans le monde juif français, pour laisser courir sa judéité dans Les fils d’Avrom (dyptique paru en 1955, dont le deuxième tome a reçu le Goncourt). Voir l’œuvre de Roth célébrée dans l’enceinte même du judaïsme communautaire aurait étonné Ikor, peut-être moins Roth, déjà largement célébré chez les Juifs de son vivant.
Le livre de Weitzmann ne célèbre pas Roth, il l’aime sincèrement, l’analyse finement et invite à le lire. Il déploie le même flegme que les narrateurs de Roth, affiche la même lucidité pour lui-même, quand il raconte par exemple la crise de la masculinité à la fin des années 90 et le succès de toute une génération d’ironistes, de Jean-Edern Hallier à Michel Houellebecq. Weitzmann en était un à sa manière, pas à la manière, heureusement pour lui, d’Hallier ou de Nabe, mais parce qu’il les comprend et a failli en être, il les dépeint intelligemment et lucidement. Que faire de l’ironie ? Brocardée dans l’Amérique de Bush, et maintenant de Trump, quand c’est l’ironie de Roth ou de Rushdie, mais surtout quand c’est une ironie consciente et un peu flegmatique, il faut la chérir. Quand elle se chauffe à blanc et qu’elle ne fait que se célébrer, alors elle devient inintéressante. Weitzmann parle aussi, au début des années 2000, du courant néoconservateur en France, auquel il était encore adjacent, un courant qui, par esprit de contradiction, tonnait contre le consensus antiguerre d’Irak en France.

Il donne envie de lire Roth et il fait du Roth à sa manière en racontant ce tournant du siècle. Il sait saisir les signes du temps, le titre de son émission dominicale sur France Culture, non reconduite cette saison. Il fait du Roth encore quand, comme Nathan Zuckerman dans la Contrevie ou Philip Roth dans Shylock, il tient la chronique désabusée de son voyage en Israël et en Palestine. Voyage en Palestine rendu impossible par son nom trop chargé par ses homonymes Haïm et Ezer, figures de la fondation d’Israël, en pleine Intifada.
La judéité de Roth s’exprimait à chaque fois comme fils juif. Il était celui qui veut toujours rester un bon juif aux yeux de sa mère, qui se déteste en le faisant et qui le fait tout de même.
Qu’est-ce que l’œuvre de Roth, finalement, au prisme de Weitzmann ? Le double tableau d’une « futilité historique » et d’une « tragédie de l’histoire » pour les Juifs. La futilité de l’histoire, c’est l’extraordinaire facilité avec laquelle les Juifs américains de la génération de Roth ont vécu une ascension sociale fulgurante, c’est la futilité des préoccupations d’Henry Zuckerman dans La contrevie — qui prend le risque d’un pontage coronarien pour de ne pas devenir impuissant avec sa maîtresse, et en meurt —, de Seymour Levov dans La Tâche, de Leon Klinghoffer dans Shylock. Et à la fois de la fragilité de cette réussite, de ce reste juif qui tourmente sans cesse. Un reste vivant, non domestiqué, analyse Weitzmann. De l’antisémitisme qui ne cesse pas non plus. La judéité de Roth s’exprimait à chaque fois comme fils juif. Il était celui qui veut toujours rester un bon juif aux yeux de sa mère, qui se déteste en le faisant et qui le fait tout de même. Celui qui s’en veut de souiller la mémoire d’Anne Frank dans L’Écrivain des Ombres et est hanté par la transaction à contracter avec sa mère : se montrer à la première comédie musicale qui célèbre Anne Frank à Broadway pour montrer « [qu’]en dépit de ses grandes études et de son esprit sarcastique, le sort des Juifs ne lui est pas indifférent » ; faire convertir ou non sa compagne. Roth le fait avec Margaret Martinson, sa première épouse. Et se dit immédiatement que cela est « ridicule et grotesque ». Comme Memmi avec Germaine Dubach et sa double Marie dans Agar. Elles passent par le processus de conversion, pour rassurer leurs mères juives, mais dans les deux ou quatre cas, Roth, Memmi et leurs doubles, ceux qui y vont à reculons sont le conjoint juif. Il se haïssent comme juifs, ils rejettent leur origine juive, se haïssent encore de le faire. Et ils ne supportent pas qu’en retour, leurs conjointes rejettent leurs origines à elles. Weitzmann aussi est hanté par cela, pas tant par sa judéité que par son incapacité à être un bon fils.
Roth était un homme juif américain, les trois termes de son existence, et a livré dans son œuvre une fiction réflexive, une méditation historico-politique sur ces trois conditions d’homme, de juif et d’américain. Weitzmann nous donne envie de nous y plonger ou replonger.
Alexandre Journo
Notes
| 1 | Shikse : terme yiddish utilisé par les Juifs ashkénazes pour désigner une femme non juive de manière familière, souvent ironique, parfois péjorative. Dans la littérature juive américaine, notamment chez Philip Roth, le mot condense tout un imaginaire de transgression sexuelle et d’assimilation culturelle : la shikse représente à la fois l’objet du désir et le symbole de la rupture avec la communauté. |
| 2 | “Faut-il « canceller » Philip Roth ? Réponse de Marc Weitzmann, l’un de ses meilleurs amis français” |
| 3 | ECUJE : acronyme de Espace Culturel et Universitaire Juif d’Europe, centre parisien fondé dans les années 1950, lieu de rencontre entre culture, pensée et judaïsme, qui organise débats, conférences et événements artistiques… |
| 4 | Mot yiddish désignant la commémoration annuelle du décès d’un proche. |