Dans ce texte, Anne Simon interroge les imaginaires qui ont été convoqués par les massacres du 7 octobre : entre la référence au pogrom qui s’est imposée chez de nombreux juifs pour les appréhender, et la manière dont ils ont été qualifiés par le Hamas, c’est-à-dire en tant que Déluge. Au cœur de cette exploration, le motif de l’Arche, d’un refuge qui ouvre la possibilité d’un avenir, mais risque toujours de s’avérer plus fragile que promis.
« Le spectre s’appelle pogrome ».
Albert Londres, Le Juif errant est arrivé, 1930
« La cause fondamentale des pogromes est l’horreur du Juif. Après viennent les prétextes. Ils sont multiples »[1], écrit Albert Londres dans son enquête sur la condition juive effectuée pour Le Petit Parisien en 1929. D’Angleterre, son périple le mène en Europe de l’Est, où il découvre effaré la vie épouvantable des ghettos et l’ampleur des pogroms subis – en nombre de victimes comme en atrocités. Le grand reporter est connu pour ses reportages dédiés notamment aux bannis de la société : prostituées, bagnards, fous, cyclistes-forçats du Tour de France, travailleurs africains surexploités… Avec cette nouvelle enquête, il suit à la trace, souvent sanglante, le Juif errant en Europe depuis deux millénaires, jusqu’à son retour en Palestine : d’ultimes questions empêchent alors le livre de se clore, témoignant de l’incertitude quant à cette « arrivée ». Un an plus tard, en 1930, Albert Londres rassemble ses articles en un livre constitué de vingt-sept chapitres. Le neuvième, « J’ai rencontré le Juif errant », se termine sur le départ de ce dernier qui reprend « dos courbé » son chemin, gravissant « une côte toute blanche »[2].
Le dixième chapitre, intitulé « Le spectre », peut commencer.
Retour spectral du pogrom
La route enneigée où se dessine la forme des pas du Juif errant n’est pas vide : « Maintenant, un spectre nous barre la route. Il n’est pas blanc, il est rouge ». Ce spectre transforme tout Juif en créature aux aguets, en « criminel » sans crime, pourchassé par l’avatar « moderne »[3], russe, d’une persécution sur la longue durée.
Qu’un reporter de l’envergure d’Albert Londres use du fantastique pour documenter son enquête peut surprendre. C’est que le lexique politique, l’étude causale historique ou ethnologique manquent leur objet, quand il s’agit de sonder un paradoxe démultiplié et consistant : chaque pogrom, datable, s’inscrit dans l’histoire, tout en en transcendant la temporalité. La volonté d’élimination fait en effet l’objet d’un passage à l’acte immédiatement rapportable au schème sordide de la répétition. Chez ses auteurs, il s’agit de procéder au redéploiement d’atrocités perpétrées selon des modes opératoires pluriséculaires, anticipés par des stéréotypes antisémites savamment et massivement diffusés. Chez les victimes, le pogrom rouvre une cicatrice individuelle et collective qui traverse les temps. Chaque année ainsi, lors de la fête de Pessah, la menace de l’annihilation fait l’objet d’un chant rituel d’avertissement et de sauvegarde, Ve-hi che-amda – « Voici [la promesse] qui [nous] a soutenu », transmis « de génération en génération » (dor va-dor).
Mon enquête ne consiste pas à chercher si l’événement du 7 octobre 2023 relève d’un pogrom aux sens historique, socio-culturel ou juridique, mais à l’examiner en tant que rapporté à sa qualification par le Hamas : Amaliyyat Ṭūfān al-Aqṣā – « Opération Déluge d’al-Aqsa ». Spécialiste de littérature, d’imaginaire mythique, de philosophie des affects et du sensible, je souhaite suivre ce motif imposé pour examiner sa résonance, à un niveau archaïque et incarné, en un très grand nombre de Juifs et de Juives. Le psychisme ne connaît pas le temps, ou en brouille les catégorisations, qui sont elles-mêmes culturelles et linguistiques. Notion émergeant au dix-neuvième siècle, reliée à « une violence émanant spontanément d’une population et plus ou moins suscitée ou tolérée par des autorités politiques »[4], le pogrom, entre autres parce qu’y participe la jouissance de la torture et du meurtre, n’en est pas moins ressenti comme un invariant historique. Tal Bruttmann l’a rappelé, les structures opératoires de l’attentat du 7 octobre 2023 en font un événement spécifique : il a été minutieusement programmé de l’extérieur, et s’est déroulé via une intrusion dans un pays doté d’une armée nationale. Mais la conscience que les Juifs constituent une infime minorité rapportée à la population régionale comme mondiale, assortie à la singularité fragile de l’État d’Israël au sein du Moyen-Orient, est au cœur de la hantise de la disparition du pays-arche. De façon signifiante, la notion de « reste » vital (chéar[5]) après l’effacement radical apparaît dans l’épisode du Déluge, « reste » appelé à une longue postérité dans l’herméneutique, la littérature ou la politique juives.
« Pogrom » persiste, de façon spectrale, à dire l’innommable. La tache critique sera, le plus rapidement possible, de sortir de cette anhistoricité affective, pour pouvoir renouer avec une action politique ayant en perspective l’avenir, nécessairement entrelacé, des Israéliens et des Palestiniens. Ce que je souhaite cependant examiner, c’est pourquoi, quelle que soit par ailleurs leur réaction intellectuelle à cet événement, de très nombreux Juifs et Juives ont replacé le 7 octobre 2023 dans la boucle sanglante du pogrom. Sans cette reviviscence d’une fatalité réamorcée, on ne peut comprendre leur ancrage psychique sur ce jour précis, sur ces heures compulsivement enroulées et déroulées, sur ces images et ces cris qui ne cessent de faire retour au plus profond de leur sommeil agité, dans leurs actes les plus anodins, au cœur même de leurs alliances, de leurs amours et de leurs amitiés.
Alors, revenons à Albert Londres qui, en 1929, semble déjà décrire ce 7 octobre 2023 :
« Les pogromes ont leur date ainsi que les guerres. […]
Quand on les étudie de près, on remarque que les pogromes se présentent sous trois formes : la forme non sanglante, la forme sanglante, la forme cruelle et sadique. »[6]
Le reporter opère un classement, sachant que la première forme (« Les Juifs trouvés dans les tramways sont jetés à terre, le tram en marche […]. C’est ce que l’on appelle un pogrome modéré »), appelle la deuxième (« on tue, on lynche. […] le sang inonde les quais »). Et ces deux formes, parce qu’elles sont des étapes à la fois logiques et ontologiques relevant d’un principe identique (« l’horreur du Juif »), participent de la dernière, « la phase cruelle et sadique » :
« Tout est fouillé, jusqu’aux berceaux ! […]
On attache les enfants sur le cadavre chaud des pères. Au moment du viol, on mélange dans la même furie les mères et les filles. Quinze cents tués entre trois et six heures de l’après-midi.
[…] on pend les Juifs par les mains, on taille leur chair à coups de sabre. Les morceaux qui tombent, on les fait cuire. On joue aux boules avec les têtes.
Les mères s’offraient pour sauver leurs enfants. Les cosaques répondaient : « Il faut tuer les youpins dans l’œuf. » Et ils éventraient les anges ! »[7]
Le laconisme acéré, l’emploi des pronoms « on » ou « ils » qui érigent les tortionnaires en un collectif, l’énumération sans fin des exactions ont pour fonction de mettre en exergue la démesure des crimes commis et l’impossibilité d’en argumenter les raisons. Le pogrom constitue toujours un cap dans la déshumanisation, qui atteint d’abord et avant tout celui qui le commet ou s’en rend complice, en un travail d’inhumation de l’humain en soi. On peut, et cela est nécessaire, retracer l’extrême complexité géostratégique sur le fond de laquelle s’enlève le pogrom du 7 octobre 2023 ; en tant qu’événement à deux faces incompossibles, indissociablement historique et anhistorique, cruellement daté et durablement enkysté, il reste fondamentalement non subsumable sous quelque cause que ce soit.
Mais qu’est-ce qui a été rejoué, ce 7 octobre 2023, sur la scène de l’histoire ?
« Opération Déluge d’al-Aqsa » : se prendre pour Dieu
Ce jour-là, toute créature s’étant trouvée sur le sol israélien internationalement reconnu – Juives et Juifs engagés pour la paix dans leur immense majorité, mais aussi Arabes israéliens, étrangers, et même, symptôme signifiant, animaux familiers – est devenu une cible qui a pour nom générique « Juif », incluant sa déclinaison en « Sioniste ».
C’est donc bien un mythe qui a été rejoué, preuve s’il en est que l’imaginaire est partie intégrante du réel, et plus encore, qu’il produit et institue l’histoire.
Ce que je nomme, avec d’autres, « Pogrom du 7 octobre 2023 » pour souligner son ancrage historique juif et la rupture psychique qu’il constitue dans l’imaginaire israélien et diasporique de l’histoire de ce pays-refuge qu’est l’État d’Israël, est globalement appelé par les médias généralistes « Massacre(s) du 7 octobre ». Pourtant, en le planifiant, le Hamas l’a nommé « Opération Déluge d’al-Aqsa » (Amaliyyat Ṭūfān al-Aqṣā) : se revendiquant radicalement religieuse, l’appellation ne peut être rapportée à une lutte anti-colonialiste.
Selon Jonas Sibony, spécialiste de l’arabe et de l’hébreu, le mot amaliyya est construit sur la racine arabe ˁML, qui évoque les idées de « travail », « œuvre », « labeur », « savoir-faire » : comme en français, le terme renvoie à la fois à l’opération militaire et à l’opération chirurgicale. Le mot est parfois utilisé par certains journalistes ou dirigeants politiques d’une façon volontairement floue : le président tunisien a ainsi parlé de Amaliyyat Djerba (« l’opération de Djerba ») pour évoquer le bien réel attentat contre la synagogue de la Ghriba le 10 mai 2023. Cet emploi neutre et factuel renvoie donc à « une lutte sémantique et lexicale » orientant la perception de l’événement.
Ṭūfān désigne en arabe le déluge. Il a une valeur de nom propre quand il renvoie au Déluge biblique mais s’utilise aussi pour « inondation », « crue ». Le mot est construit sur la racine ṬWF, rare, mais disséminée dans de nombreux termes aux racines proches dans différentes langues sémitiques : elle renvoie à la « goutte », au « torrent », à ce qui est « en excédent », au fait d’« écumer la surface de l’eau », de « sauter brusquement » ou de « flotter ». En bref, c’est l’idée de « submersion » subite et massive qui prévaut.
Enfin, le mot aqsa est d’abord un superlatif – « extrême », « au bout de », « au fond de » – construit sur la racine QṢY. (« le bout, « l’extrémité »). L’expression Al-Masjid Al-Aqsa signifie « la Mosquée la plus lointaine », mais désigne moins la mosquée al–Aqsa (la plus grande de Jérusalem) que l’Esplanade des mosquées, qui fonctionne aussi comme synonyme de Jérusalem. Le fait qu’en français on renvoie au « Déluge d’al-Aqsa », sans traduction, et non au « déluge de l’extrémité », reflète la présence de ce nom propre symbolique.
Les précisions lexicales de Jonas Sibony permettent de saisir plus pleinement l’ampleur politico-théologique du pogrom (autour de mille deux cents victimes en quelques heures, souvent très difficilement identifiables, sans compter les blessés et les otages encore retenus). En pratiquant une opération superlative en horreur et en objectif, les membres du Hamas, du Jihad islamique et un certain nombre de civils palestiniens qui les ont appuyés ont fait passer un message : le projet global de reconquête de « Jérusalem » – de l’État juif – passe, de façon métonymique, par une chirurgie attentatoire au corps même de la jeunesse israélienne, envisagé comme « malade ». Ce démembrement effectif du corps national est symboliquement fondé sur une rhétorique mortifère, où le Déluge, effacement radical opéré par la divinité sur un monde en proie à une inversion totale des valeurs, est cette fois assumé par des humains annexant à leur projet de mort une religion, l’Islam, et le nom d’un Dieu, invoqué dans les hurlements. Ce faisant, ils ont souillé l’une et l’autre. On comprend que des voix se soient levées pour refuser cette perverse surimpression : comme le rappelle Abdennour Bidar, parmi d’autres comme Dominique Eddé et Elias Sanbar, en prétendant « servir » l’Islam, « ils l’assassinent »[8]. Mon propos sur la dimension islamiste du pogrom du 7 octobre 2023 serait en retour indécent sans rappeler qu’une interprétation illégitime du judaïsme a été mobilisée pour justifier l’emprise coloniale en Cisjordanie, et que les massacres ont été instrumentalisés pour justifier, au nom du « Grand Israël », des mises à mort iniques de Palestiniens ou de violentes expulsions de Bédouins hors de leurs foyers.
Maboul biblique : retour au tohu-bohu
Un détour par l’épisode de l’arche de Noé dans la Torah, ainsi que par certains commentaires hébraïques et textes littéraires juifs va permettre d’éclairer les enjeux du « Déluge d’al-Aqsa ».
Chaque semaine est lue une section (paracha) de la Torah. À la fin de la première, la parachat Beréchit commencée avec la Création du monde, la génération de la corruption se déchaîne ; cette section se conclut sur la figure de Noé, qui trouve « grâce aux yeux de l’Éternel »[9]. Commence ensuite la parachat Noa’h, où sont notamment narrés les épisodes du Déluge, de l’arche de Noé et de la promesse faite par Dieu à l’ensemble des survivants – humains et animaux – de ne plus jamais avoir recours au Déluge[10]. L’histoire est alors mise entre les mains des humains.
On ne comprend pas ce qu’est le Déluge biblique sans passer par cette référence qu’est Rachi, commentateur du XIe siècle. Se fondant sur la racine YBL du mot hébreu mabbūl, il le relie à d’autres termes qui renvoient aux idées de retournement, de dissolution et d’éradication totales d’un monde déjà retourné, puisqu’il fonctionnait à l’envers des valeurs éthiques élémentaires :
« Le mot maboul (« déluge » : מַבּוּל) contient l’idée de tout « détruire » (bila : בִּלָּה), de tout « bouleverser » (bilbél : בִּלְבֵּל), et de tout déporter (hovil : הוֹבִיל) de haut en bas. C’est ce que signifie le mot toufna, employé dans le Targoum Onqelos. Le déluge a tout submergé. »[11]
Le Targoum Onqelos est une traduction-commentaire de la Torah en araméen, dont le terme pour désigner le Déluge, ṭūfnā, est proche de l’arabe ṭūfān et de l’hébreu šiṭṭāfōn (« inondation »). Ce Déluge est décidé par Dieu, qui regrette d’avoir créé les humains : par leur penchant à la corruption et à la tromperie, ils empêchent toute confiance et donc tout lien, à un niveau cosmique comme collectif. Il « efface » alors la quasi-totalité des vivants, et revient au tohou va-vohou – tohu-bohu qui désigne la désolation et le chaos primordiaux du tout début de la Création[12]. Comme le précise Bernard Maruani, la « confusion » et l’« involution de la création » dues au Déluge répondent à celles perpétrées par la génération pré-diluvienne[13].
En hébreu biblique, ḥamās (חָמָס)[14], peut signifier « violence », « mal », « injure », « faux », « imposteur », « vol », « pillage » ; Jonas Sibony me signale qu’il a conservé ses sens de « mal » et de « vol » en hébreu moderne. Ce terme fait cruellement signe vers le terme arabe « Hamas » (acronyme de Ḥarakat al-Muqāwama al-iSlamiyya, « Mouvement de résistance islamique »), qui signifie littéralement « zèle », « ferveur », « exaltation ». En un retournement du texte biblique et une appropriation hyperbolique des pouvoirs divins, le Hamas s’est chargé d’incarner l’inversion de ses propres valeurs en la projetant sur la « génération » qui dansait et la population pacifique des kibbutzim.
Quant à l’arche en tant que telle, sujet infini, on retiendra, pour comprendre son rôle rémanent dans le pogrom du 7 octobre 2023, qu’elle revêt différentes valeurs, liées notamment au nom hébreu qui la désigne : teva ( תֵּבָה, à ne pas confondre avec ṭevaˁ, טבע, qui signifie « nature »).
C’est d’abord une « caisse » précaire, refuge incertain en temps d’urgence vitale pour un collectif – ou un individu en incarnant les valeurs. Ce dedans lié à la survie ultime, pouvant à tout instant faillir à cette fonction, est aussi un dedans originaire : le seul passage de la Torah où le mot teva intervient à nouveau est celui où Yokébed dépose son fils Moïse dans un « berceau »[15] de jonc fragile mais salvateur sur des eaux tumultueuses, pour le soustraire au massacre des premiers-nés par Pharaon. Si l’on se souvient en outre que le Déluge en tant que tel a duré quarante jours, la fonction matricielle de l’arche est renforcée : selon Rachi, cette durée correspond au temps réputé nécessaire pour que prenne forme l’embryon.
D’autre part, l’arche a partie liée avec le langage et le livre. Tout d’abord parce que, selon diverses sources ésotériques dont le Zohar, elle contient le livre de sagesse donné par l’ange Raziel à Adam ; contenant toutes les connaissances célestes et terrestres, il est transmis de génération en génération jusqu’à Noé, puis à Salomon qui construira le Temple. Il y a plus : teva désigne non seulement la caisse ou la corbeille de survie, mais aussi le « mot ». Ce sens est renforcé par les mesures spatiales de l’arche, puisque leur notation en hébreu, selon le commentateur des XVIe-XVIIe siècles Isaiah Horowitz, se fait par trois lettres de l’alefbet, qui écrivent le mot LaCHoN : « langue » – en tant qu’organe charnel, langue d’un pays, et langage, y compris poétique. Pour Marc-Alain Ouaknin, on a donc affaire à un « mot » qui nous fait entrer dans les structures d’une « langue »[16]. Enfin, cet ancrage linguistique de teva se retrouve dans le rituel : teva désigne le « pupitre » sur lequel on pose la Torah pour lire en elle à la synagogue. L’arche-teva est donc fondamentalement liée à des marqueurs constitutifs et entrecroisés du judaïsme : l’absolue nécessité d’un refuge ; le récit de survie de l’humanité (Noé) et du peuple juif (Moïse) ; le langage ; le Livre fondateur, garant d’une collectivité.
Des arches naufragées : de la cache au ventre maternel
Ce récit à deux feuillets – Déluge et Arche – qu’est le récit biblique se trouve psychiquement remobilisé quand les Juifs sont en proie à une intention d’extermination, ou à sa mise en œuvre. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Leïb Rochman (1918-1978) parvient à s’échapper du ghetto de Mińsk Mazowiecki ; il se dissimule pendant un an et demi, avec sa femme et trois autres jeunes membres de leur famille, tous âgés de moins de trente ans, dans d’épouvantables « caches » (pour reprendre le terme de Christophe Boltanski). Coincés entre deux murs ou sous un plancher, suffoquant dans un poulailler, menacés de noyade dans le sous-sol spongieux d’une grange, mais aussi d’embrasement par le feu des obus qui leur rappellent que les eaux du Déluge sont des eaux brûlantes de soufre, ils se transforment en êtres hybrides faits de chair, de terre et d’eau[17], à l’intégrité dissoute : « nous trouvons-nous sur une arche ? Le Déluge balaye les murs de notre cachette. Chaque heure, nous sommes contraints de vider des dizaines de seaux »[18].
Dans Der Mabl[19], le dernier livre de Leïb Rochman, la dissolution radicale du Déluge atteint une fois de plus tous les domaines de la réalité. Le seul espoir, en un désir vital à la limite de la folie, est d’ensemencer pour l’avenir ; mais, écartelées dans l’empan d’un désastre d’ampleur cosmique qui touche au plus intime, les femmes aux arches-ventres vulnérables peinent à former des petits, à donner naissance, à avoir des enfants viables : le Déluge corrode la douce, charnelle, aimante durée de la gestation comme celle de la mise au monde – un monde devenu cendres. Seuls les bourreaux, hilares, débordent de vie. Dans À pas aveugles de par le monde, l’immonde « marchand de jouets autrichien » est revenu des « Plaines » (ces vallées d’ossements et de cendres que sont les lieux de la Shoah) en dominant : il y violait de jeunes Juives ou les regardait mourir pour profaner leurs cadavres dénudés, « tordu[s] dans des crampes monstrueuses », il y « étranglait de ses grosses mains rouges les cous blancs de petits enfants » dont il récupère ensuite les jouets, jouets qu’on entend « chanter en yiddish » la nuit[20].
Des décennies plus tard, dans son enquête narrative Les Disparus, Daniel Mendelsohn intitule sa troisième partie « Noach, ou Annihilation totale ». L’écrivain, via notamment Rachi et le commentateur américain Richard Friedman, y décrit l’« impuissance enfantine » généralisée, et déploie l’image de l’arche, de survie ou de mort, sous toutes ses formes : fausses cloisons, cachettes souterraines dans une forêt, « compartiments sombres et scellés dans lesquels les occupants ne pouvaient qu’écouter et espérer », et, enfin, wagons plombés et chambres à gaz – « C’étaient aussi des boîtes. C’étaient aussi des arches »[21]. Les arches de survie sont toujours susceptibles de se transformer en anti-arches, par échec ou dévoiement de leur fonction première. D’autre part, si aucun sens du mot désignant l’arche hébraïque ne renvoie à la mort (sinon pour l’éviter), le schème de la « caisse » peut toujours faire retour, dans sa version hyperbolique : définitivement hermétique. L’Encyclopædia Judaïca hésite ainsi sur l’origine du mot teva, la reliant possiblement à l’égyptien antique db’t qui signifie « sanctuaire » mais aussi « sarcophage », ou à tbt qui signifie « coffre ».
« L’histoire se répète » expliquait Daniel Mendelsohn en juillet 2022, pensant pour se rassurer Israël comme « l’endroit sûr pour les Juifs ». Encore moins supportables sont dès lors les surimpressions temporelles qui inscrivent le 7 octobre dans la répétition traumatique. Les différences des situations socio-historiques, loin de la dissoudre, en font jouer les terribles rouages. Dans Les Disparus, l’écrivain s’attelait à reconstituer le cours du temps d’un point de vue hébraïque : la première Aktion exterminatrice déclenchée contre les Juifs de Bolechow ayant lieu les mardi 28 et mercredi 29 octobre 1941, il est donc « probable, que la dernière parashah qu’ont pu entendre de nombreux Juifs de la ville a été Noach, ce récit de l’extermination divinement ordonnée »[22]. Le samedi 7 octobre 2023, les synagogues israéliennes et mondiales fêtent Sim’hat Torahh, « La joie de la Torah »… Une semaine après le pogrom, c’est la parachat Beréchit qui est lue, « arc magnifique et terrifiant, de la création inspirée à l’annihilation absolue »[22], annoncée par Dieu. Samedi 21 octobre 2023 enfin, alors que s’allonge la liste des arches qui ont été impuissantes à sauver (pays, kibboutz, maison, lit, chambre forte, voiture, dessous d’un buisson, bras des pères et des mères), c’est la parachat Noa’h qui est commentée par l’ensemble des rabbins – des plus orthodoxes aux plus libéraux[23].
Ce qui a été balayé, c’est l’assurance vitale, charnelle, d’un pays-arche. Avec elle, c’est aussi, malgré nous et momentanément, le chemin vers l’autre qui s’est trouvé barré.
Des arches dans les arches : nids et nichées
Le 7 octobre 2023, les minuscules cellules de cette Arche elle-même très petite qu’est Israël, les moindres caches, d’un appui de fenêtre où l’on dépose un bébé en espérant qu’il échappera à l’extermination des parents, aux chambres fortes familiales explosées et investies pour le viol et la mutilation, ont été des lieux de péril absolu. Les abris dans l’Abri national ont failli à leur essence même.
On se souvient que dans la Torah, le Déluge dure quarante jours, soit le temps pour l’embryon de se former. La construction de l’arche nous emmène aussi vers la gestation. Sont notamment mentionnés des qinim, souvent traduits par « cellules » ou « compartiments » dans lesquels sont répartis les huit humains et les animaux, espèce par espèce. Mais le terme qen (קֵן) en hébreu signifie aussi « nid », « nichée » : dans cette matrice protectrice, charnelle, plastique, dans cette dormance aussi, la difficulté s’abolit momentanément. Or lors du pogrom du 7 octobre 2023, les sexes infiniment fragiles des jeunes femmes, les seins faits pour l’allaitement ou la caresse amoureuse ont été l’objet d’exactions inouïes, et de parades obscènes qui ont souillé la foule déchaînée bien davantage que les corps exhibés. Que des hommes aient, eux aussi, subi d’atroces mutilations sexuelles vise à faire passer le message, typique d’une volonté génocidaire, d’une mise à mort de la possibilité même de l’engendrement. Leïb Rochman ne cesse d’y revenir dans son œuvre, la gestation empêchée ou violentée atteint le peuple juif, si petit en nombre, au plus nodal, lui qui pendant près de deux millénaires a dû se construire non dans l’espace, mais dans le temps.
Une petite fille vient d’être nommée « Ṭūfān al-Aqṣā » par ses parents[24], partisans revendiqués du Hamas, dans le camp de Balata, en Cisjordanie, où la misère le dispute aux déchirures inter-factions, à la brutalité du contrôle israélien et à l’exaltation d’un Islamisme meurtrier. C’est justement ce retournement voulu par les complices du terrorisme, ce mabbūl consistant à affirmer que « Ṭūfān al-Aqṣā » désigne l’identité palestinienne, que l’on doit plus que jamais contrer. Pour ce faire, il faudra que les Palestiniens récusent la présence du Hamas et de ses otages, tous petits compris, parmi leurs propres enfants – certains le font, dans le silence imposé par les risques encourus. Il faudra, aussi, que les Juifs se penchent sur les berceaux-arches qui ont explosé avec les maisons-boucliers des tunnels. Une reconnaissance mutuelle, attentive, de ce qui, des corps et des âmes, a été radicalement abîmé, sera nécessaire pour construire l’avenir. Moïse, l’enfant caché, fut mis dans une teva par une mère israélite, recueilli par une mère égyptienne, et élevé par les deux[25] : mots difficiles à lire aujourd’hui, au bord de l’indélicatesse, mais que nous devons doucement engranger, hors des eaux troublées de notre présent.
Invoquer le Déluge pour désigner l’avenir en le fondant sur un pogrom constitue une atteinte mortifère au langage.
Raison de plus pour documenter et écrire : le langage participe de l’action, et contribue à la préparer. Chez les Juifs et les Juives, cette activité porte, de longue date, un nom : le Livre noir.
Il rime avec Mémoire, et avec Histoire.
7 octobre 2023 : Zakhor.
Anne Simon
Anne Simon est spécialiste d’études de lettres et de philosophie. Son travail actuel porte sur les revitalisations contemporaines du déluge et de l’arche. Elle a notamment publié ‘Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique’, Wildproject, 2021 ; ‘La Rumeur des distances traversées. Proust, une esthétique de la surimpression’, Classiques Garnier, 2018 ; ‘Trafics de Proust. Merleau-Ponty, Sartre, Deleuze, Barthes’, Hermann, 2016 ; Proust ou le réel retrouvé. Le sensible et son expression dans ‘À la recherche du temps perdu’, PUF, 2000.
Notes
1 | Albert Londres, Le Juif errant est arrivé [Paris, Albin Michel, 1930], La Bibliothèque électronique du Québec, « Classiques du 20e siècle », p. 129-130. |
2 | Albert Londres, Le Juif errant est arrivé [Paris, Albin Michel, 1930], La Bibliothèque électronique du Québec, « Classiques du 20e siècle », p.118. |
3 | Albert Londres, Le Juif errant est arrivé [Paris, Albin Michel, 1930], La Bibliothèque électronique du Québec, « Classiques du 20e siècle », p.119 pour l’ensemble des citations. |
4 | Danny Trom, propos recueillis par Thomas Mahler, L’Express, 9 novembre 2023. |
5 | Genèse/Noa’h 7:23 (Sefarim, Bible en hébreu dans la traduction du rabbinat ; commentaires de Rachi traduits par Jacques Kohn : https://www.sefarim.fr/). J’opte globalement pour une lisibilité phonétique de l’hébreu et de l’arabe (sauf citations), non pour une transcription dans les règles de l’art. |
6 | Le Juif errant est arrivé, éd. cit., p. 120-121. |
7 | Ibid., p. 127-128 ; p. 121-126 pour les citations qui précèdent. |
8 | Tribune d’Abdennour Bidar, Le Monde, 13 octobre 2023. Cf. aussi Dominique Eddé, « Le “nous contre eux” signe fatalement le début de l’obscurantisme et de la cécité », Le Monde, 31 octobre 2023, et Elias Sambar, L’invité du 8h20, France Inter, 15 décembre 2023. |
9 | Genèse/Beréchit 6:9 (Sefarim, Bible en hébreu dans la traduction du rabbinat ; commentaires de Rachi traduits par Jacques Kohn). Le découpage chrétien en chapitres ne correspond pas au découpage massorétique en parachiot. |
10 | La parachat Noa’h se poursuit par l’ivresse de Noé, la tour de Babel et les enfantements des fils de Noé, jusqu’en Genèse 11:32. |
11 | Genèse/Noa’h 6:17. |
12 | Genèse/Beréchit 1:2. Genèse/Beréchit 6:7 pour « J’effacerai ». |
13 | Midrach Rabba, Genèse, t. I, traduit de l’hébreu par Bernard Maruani et Albert Cohen-Arazi, Lagrasse, Éditions Verdier, 1987, n. 7, p. 277 et n. 3, p. 298. |
14 | Genèse/Noa’h 3:11. |
15 | Exode/Chemot 2:3. |
16 | Marc-Alain Ouaknin, Zeugma. Mémoire biblique et déluges contemporains, Paris, Seuil, 2013, p. 263-264. |
17 | Leïb Rochman, Journal 1943-1944 [Un in dayn blut zolstu lebn : « Et dans ton sang tu vivras », 1961], traduit du yiddish par Isabelle Rozenbaumas, Paris, Calmann-Lévy / Mémorial de la Shoah, 2017, p. 504-507. |
18 | Leïb Rochman, Journal 1943-1944 [Un in dayn blut zolstu lebn : « Et dans ton sang tu vivras », 1961], traduit du yiddish par Isabelle Rozenbaumas, Paris, Calmann-Lévy / Mémorial de la Shoah, 2017, p. 502. |
19 | Leïb Rochman, Le Déluge [Der Mabl, 1978], traduit du yiddish par Rachel Ertel, Paris, Buchet-Chastel, 2017. |
20 | Leïb Rochman, À pas aveugles de par le monde [Mit Blindè trit iber der erd, 1968], traduit par Rachel Ertel, Paris, Denoël, 2012, p. 502. |
21 | Leïb Rochman, À pas aveugles de par le monde [Mit Blindè trit iber der erd, 1968], traduit par Rachel Ertel, Paris, Denoël, 2012, p. 111. |
22 | Daniel Mendelsohn, ibid. |
23 | Écouter par exemple le commentaire de Delphine Horvilleur. |
24 | Reportage d’Hugues Maillot, Le Figaro, 26 novembre 2023. |
25 | Exode/Chemot 2:2-9. |