Le 3 octobre 2025, les éditions de l’Antilope publiaient la traduction en français de deux œuvres majeures de l’écrivain yiddish Peretz Markish : le roman Une génération passe, une génération vient (Dor oys dor ayn), traduit par Rachel Ertel, et un choix de poèmes, traduits et rassemblés par Batia Baum dans le recueil Le Tas (Di Kupe). Œuvres dont la revue K. propose dans ce numéro une sélection d’extraits.
Poète, prosateur, dramaturge et essayiste, Peretz Markish (1895-1952) est une figure emblématique de la littérature yiddish du XXe siècle.
Né en Ukraine, dans une famille pauvre de Polonne, Markish écrit dès son adolescence de la poésie russe, mais débute véritablement sa carrière littéraire avec des poèmes écrits en yiddish durant la Première Guerre mondiale, alors qu’il est enrôlé dans l’armée russe. Démobilisé pour blessure pendant la révolution de mars 1917, il s’installe à Ekaterinoslav, où il publie ses premiers recueils : une poésie empreinte d’une atmosphère apocalyptique qui restera caractéristique de son écriture tout au long des années 1920.
Comme de nombreux autres écrivains, Markish quitte Kiev, pour rejoindre en 1921, après quelques pérégrinations, les cercles littéraires d’avant-garde de Varsovie. Il s’y fait connaître avec l’une de ses œuvres poétiques les plus importantes : son long poème Le Tas (Di Kupe), publié à Varsovie en 1921, puis, un an plus tard, à Kiev. L’image d’ouverture du poème est celle d’un tas de cadavres étendus au milieu du marché d’un shtetl en Ukraine après un pogrom, que le poète compare à un anti-mont Sinaï s’élevant vers un ciel vide.
Provocatrice, choquante, la poésie de Peretz Markish restera l’une des incarnations les plus caractéristiques de l’expressionnisme yiddish de l’époque moderne.
En 1926, Markish s’installe en Union soviétique, décision qui détermina la fin de la période moderniste de son écriture. Malgré les conflits avec les grandes figures de la vie culturelle yiddish soviétique et les attaques de la part des écrivains dits « prolétaires », qui marquèrent ses premières années à Moscou, Markish y trouve un terreau fertile pour son œuvre, qui se révèle sur la scène littéraire yiddish dans l’entière étendue de son talent poétique et romanesque. En 1929, Peretz Markish publie deux livres de poésie ainsi que le premier volume de son roman Une génération passe, une génération vient (Dor oys dor ayn).
Aux dérives du pouvoir stalinien, Peretz Markish oppose son insolence, son esprit libertaire et son goût de l’insoumission. Contrairement au nombre de ses amis écrivains qui périrent dans les grandes purges des années 1930, Markish miraculeusement y échappe. Il sera même décoré de l’Ordre de Lénine, en 1939, par un Staline soucieux de s’allier les minorité ethniques et religieuses dans la guerre qui s’annonce. En 1942, Markish rejoint le Parti communiste tout en demeurant membre du Comité antifasciste juif. Il fut, comme la plupart des membres du Comité, arrêté et condamné à mort, le 27 janvier 1949. Lors de son procès, Peretz Markish est un des rares à plaider non coupable. Insoumis jusqu’au bout. Il fut exécuté le 12 août 1952.
Ainsi que le disait Batia Baum : « Sa vie aura été un long jeu de chat et de souris avec la Mort, jeu perdu d’avance pour l’homme, mais gagné pour la poésie ».
Elena Guritanu
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Une génération passe, une génération vient
Vaste fresque yiddish se déroulant au tournant du XXe siècle dans une bourgade juive d’Ukraine, ce roman frappe par la richesse et la véracité de sa langue, qui n’est pas sans rappeler celle d’un Isaac Bashevis Singer, et par l’authenticité de ses personnages. Des plus traditionalistes comme Mendl le meunier, préoccupé par le devenir son fils et par ce que « sédition » voudrait dire dans le nouvel oukaze du tsar, Motl le cocher, Yoynè Berman le riche propriétaire de la tannerie ou Zalmen le gérant, jusqu’aux plus rebelles, tels Ezra le révolutionnaire fils de Mendl, Sonia sa fidèle camarade ou Berl le forçat, les protagonistes d’Une génération passe, une génération vient font face à tous les bouleversements de l’Histoire, entraînant le lecteur dans une véritable épopée littéraire. E.G.
Extrait d’Une génération passe, une génération vient (Chapitre I), traduit par Rachel Ertel :
Pour ce qui est de l’origine des hommes, Mendl le meunier a sa propre conception. Il croit que Dieu a créé l’homme à son image, comme le croyaient son père, son grand-père et son arrière-grand-père.
Et ce que dit son fils instruit, que l’homme descend du singe, cela ne l’empêche pas de le faire venir dans sa chambre, le vendredi soir après le repas de fête, de remonter sa chemise au-dessus de sa tête, et de le taquiner avec un sourire ironique :
– Je ne sais pas, mon fils, quelles sont les mœurs des singes, mais toi tu vas frotter le dos de ton père avec du vinaigre pour marquer le shabbat et observer ainsi le commandement de Dieu d’honorer père et mère. Voilà.
C’était comme cela que se conduisait Mendl. Chaque semaine, un demi-verre d’huile de ricin, et le massage du dos avec du vinaigre. Ce n’était pas parce qu’il souffrait de l’estomac, ou des vertèbres, c’était comme ça, par amour de l’ordre et de la bonne tenue.
Et lorsque Ezra, son fils savant, appliqué et souriant, lui frottait le dos avec du vinaigre, le meunier comblé par ce massage qui lui réchauffait les os, se tournait et l’encourageait :
– Frotte, frotte Ezra. Tu dis qu’il descend du singe ? Ne te ménage pas, mon fils. Là, sur le côté, voilà, bien ! Tu en as une belle conception du monde. Là, plus bas sur les reins, Ezra. Selon toi, le premier Adam – ne frotte pas si fort – était un singe. Que dis-tu mon Aristote, un singe ?
Quant à Mendl, son ascendance, il lui suffisait de la regarder dans le champ de repos. Il y voyait une longue liste de générations qui remontait de son shtetl, sa bourgade, jusqu’au royaume de David.
Tous les Juifs du shtetl devaient leur noble lignée à ces vieilles stèles, avec l’étoile de David et avec les épitaphes à moitié effacées, inclinées sur les herbes des tombes où gisent les ossements pourris des pères, grands-pères et arrière-grands-pères.
Lorsque Mendl se rend en dehors de la ville et voit avec dégoût les abattoirs qui se dressent à droite du cimetière, il détourne la tête. Il hait les caisses mouillées et gluantes à l’odeur humide d’abats de bêtes tuées. Il hait les bouchers et leurs garnements qui se promènent avec leurs billets à la main comme s’ils cherchaient toujours quelqu’un à blouser. Et il a toujours l’impression que, d’un instant à l’autre, l’un d’entre eux le rattrapera, menant un taureau excité :
– Attention, Reb Mendl, à quoi pensez-vous ? s’écriera-t-il.
Une bonne partie du chemin, avant les gluants abattoirs, est jonchée de cornes et de sabots en décomposition, de vertes mouches pansues. Des chiens errants s’y ébattent.
Mendl sait aussi qu’à gauche du cimetière s’étalent les tanneries, avec leurs fosses jaunes, d’où déborde la fermentation de mousses acides. Il a l’impression que s’y déversent toujours de jaunes pluies corrosives, étouffantes. Ces fosses profondes dégagent les puanteurs des tanins, éructant leur écume. Des peaux boursouflées aux taches glauques y trempent, semblables à des dépouilles velues de chevaux.
Mendl sait qu’il peut y rencontrer Zalmen le gérant, toujours l’air soucieux, quelques fouleurs et parfois le propriétaire lui-même, Pan Berman, Monsieur Berman. Mais il ne pense jamais y rencontrer son fils Ezra, étudiant aux boutons dorés sur son uniforme, venu passer un moment à la maison, juste un saut.
Lorsqu’il lui arrive de l’apercevoir de loin avec Berl dit le forçat, il décide de passer tout droit comme s’il ne l’avait pas vu. Mais il ne tient pas et, de l’autre côté de la route, lui fait signe.
– Tu n’as pas vu Ezra, lui demande-t-il, si quelqu’un est venu du train ?
– De quel train ? lui demande Berl.
Mendl fait semblant de ne pas entendre, il ne veut pas parler à Berl. Il a envie de demander à Ezra :
– Est-ce qu’il n’y a pas de meilleur endroit pour se promener en dehors de la ville ? Est-ce que tu n’as pas pu trouver de meilleur copain dans la ville ?
Mais il lui demande :
– Et le cheval de Motl le cocher, tu ne l’as pas vu non plus ?
Pour toute réponse, Ezra secoue la tête. Mendl leur tourne alors le dos, énervé, et s’en va chez lui en marmonnant dans sa barbe tout au long du chemin :
– Des forçats… des singes… c’est des beaux copains qu’il se trouve…
Il ne se rend pas compte que son énervement le ramène vite en ville. Il s’enferme à la maison.
Lorsqu’il rentre ainsi après une rencontre inattendue avec Ezra, il ne quitte pas sa blouse et fait les cent pas pour passer sa colère. Il scrute tous les coins, à la recherche d’une occupation qui lui permettrait de donner libre cours à son exaspération et de sortir de nouveau. Pour commencer, il monte sur un tabouret devant la pendule et tourne les aiguilles jusqu’au moment où elle se met à sonner avec un gémissement si désespéré que ça lui fait peur et qu’il crie à son tour.
– Je voudrais bien savoir qui bricole cette pendule ? Qui la démonte toute la journée et finit par la faire s’arrêter toutes les minutes ?
– Qu’est-ce qui se passe encore avec cette pendule, lui demande sa femme qui accourt de la cuisine, qu’est-ce qui se passe ?
– Chut, tu vois bien que je compte les sonneries, chut ! Quarante-cinq, quarante-sept… Chut, silence ! Tu vois ! Impossible de dire un mot dans cette maison ! À elle et à son fils, on ne peut dire un mot, on t’attaque aussitôt, comme si on les égorgeait.
– Qu’est-ce qui t’arrive, Mendl ? Tu perds la tête ! Qu’est-ce que t’as à crier ? Tu quittes ta pendule pour t’en prendre à ton fils…
– Tu ne peux leur parler, il faut pas y toucher, la mère et son fiston, lui rétorque-t-il. Tu crois comme lui que les hommes descendent du singe, hein ? Tu ne le dis pas encore.
– Qu’est-ce que c’est cette histoire de singe ? l’interrompt sa femme. Tu as dit singe ?
– Non, j’ai dit dindons !
– Qu’est-ce qui te prend tout à coup ? s’inquiète-t-elle.
– Laisse-moi tranquille, Fradl, je n’ai rien dit ! Je n’ai pas dit singe, laisse-moi tranquille. On ne peut pas dire un mot dans cette maison, on t’attaque aussitôt !
Il laisse sonner la pendule et sort en courant de chez lui, il ne se rend pas compte qu’il se dirige vers la synagogue.
Face à la haute coupole bleue de l’église, la synagogue en bois revêtue de bardeaux comme des chiffons fait l’effet d’être enfouie dans la terre, courbée, bossue, main- tenant sur sa gibbosité la partie réservée aux femmes, avec ses minuscules fenêtres. Elle semble porter sur son dos un paralytique. À l’intérieur l’air est vicié, ça sent la crasse, la cire des bougies, le parchemin et le gâteau rassis arrosé d’eau de vie.
Les Juifs, épiciers, boutiquiers, indigents, s’y rendent chaque shabbat, avec leur rituel de prières, leur talit – le châle –, s’assurer l’au-delà, s’informer des nouveaux décrets proclamés par leurs ennemis contre eux partout dans le monde.
Entre deux rangées d’échoppes serpente une route à travers le village. Elle mène à la gare. La place du marché est incrustée au milieu, comme un vieux médaillon ravagé. C’est cette route qu’empruntent les Juifs pour aller commercer, pour se rendre à la synagogue, à la gare et pour partir en Amérique. C’est par cette route encore qu’on les ramène au cimetière où, sous les stèles en pierre aux épitaphes à moitié effacées, gisent les ossements putréfiés de leurs aïeuls, attestant de leur lignée.
S’étalent là les siècles passés, comme les pages d’un livre ouvert. Est né, est mort.
On a pleuré de joie aux mariages, on a pleuré aux enterrements, on a pleuré tout court.
C’est seulement au moment de l’épidémie de choléra que le père de Mendl, le vieux Reb Hersh, a engagé les klezmers – les musiciens traditionnels – à jouer dans les rues. Il courait le vieillard, de l’un à l’autre, pour les encourager :
– Jouez, musiciens, jouez, ne regardez pas les rangées de maisons, jouez ! C’est un remède contre la maladie et contre Satan ! Jouez !
L’orchestre traditionnel allait de rue en rue et jouait pour duper le malheur. D’un côté l’orchestre, de l’autre le cercueil noir. Les cadavres partaient ainsi en musique au champ de repos.
Maintenant dans les mêmes rues déambule Ezra. Il se promène la nuit avec un orchestre de jeunes, nouvelle façon, un drapeau rouge fiché sur la poitrine. Et les nuits du shtetl ne peuvent trouver le sommeil, trou- blées par les chants qui, depuis la forteresse, apportent la peur jusqu’au village.
Et les Juifs disent ouvertement au père d’Ezra :
– Mendl, ton Ezra et ses singes apportent le malheur sur notre ville ! Tu verras, Mendl ! Penses-y, Mendl !
Quand une fois en été un éclair frappa la coupole bleue de l’église, le vieux marchand de tissus, Reb Sender, se lava les mains pour faire la prière qui écarte le malheur :
« Que sa force et sa puissance emplissent le monde. »
Mais le jour suivant, les paysans sont arrivés avec gourdins, fourches et haches, accompagnés du curé, criant :
– Youpins ! Les youpins tirent contre le Dieu des vieux croyants !
L’ouriadnik – l’officier de police – allait de boutique juive en boutique juive et soutirait de l’argent aux boutiquiers. Dans la maison de Mendl, à chaque pièce don- née, l’ouriadnik secouait la boîte à monnaies et tirait un long nez contrarié :
– On égorgera ! On coupera des gorges ! À tous, à tous les youpins !
– On fusillera aussi ?
La gorge de Mendl se desséchait en entendant les paroles de l’ouriadnik. Il chuchota en remuant à peine les lèvres :
– Quel tonnerre, votre excellence, quel tonnerre venu du ciel !
Fradl, la femme de Mendl, pleurait à la cuisine, et murmurait à chaque instant :
– Mendl, donne-lui encore, Mendl, donne-lui plus, fais-le taire !
Mendl en comptant les pièces d’argent pour l’ouriadnik jetait à chaque fois des regards irrités en direction de sa femme :
– J’aurai à te parler tout à l’heure, Fradl, quand l’ange de la mort sera parti d’ici. Maintenant fiche-moi la paix. Maintenant tu vois que l’ange de la mort ne bouge pas. Laisse-moi cracher ce que j’ai sur le cœur, Fradl. Lâche-moi !
Ezra n’était pas à la maison. Il était parti très tôt voir Berl et, de chez lui, ils s’étaient rendus ensemble dans les jardins des alentours. Là, deux personnes les attendaient, Motl l’imprimeur, et Levin le fouleur de la tanerie de Berman.
Ezra jeta un regard circulaire et s’adressa à eux :
– Toi, Berl, retourne au travail. Tu ne sais rien. S’en- fuir ce serait plus dangereux. Et pour se cacher il n’y a pas où. En plus, ça éveillerait des soupçons. L’un d’entre vous, à condition qu’il soit tout seul, peut partir par la diligence. Ce sera Motl. Moi, je reste. Toi, Berl, retourne tranquillement et mets-toi au travail. Si on nous coffre, vous savez, frérots, ce qu’on a à faire. Plutôt qu’un mot, la mort. On part à tour de rôle.
Ils l’écoutèrent très attentifs et prêts à tout. En partant, Berl se contenta de faire le poing :
– C’est avec une barre chauffée à blanc en pleine gueule que Petro le gardien quittera la forge, pas avec moi Berl arrêté ! Voilà ce que je vous dis.
Berl aimait « travailler ». Sans travail, il était triste. S’il fallait décorer un patron d’un œil au beurre noir ou lui casser une vertèbre, il ne laissait faire personne. C’était son travail à lui. Pour coller les proclamations, il cherchait les endroits les plus dangereux.
– En voilà un exploit, coller une affiche chez Berman à la tannerie ! s’exclamait-il. Il faut le faire chez l’ouriadnik, au bureau administratif. Ou sur sa boîte aux lettres, pour qu’il la voie tous les matins. C’est là qu’il faut le faire !
Il en colla une chez l’ouriadnik et en cousit une autre dans la doublure de sa casquette. Maintenant il s’attendait à une rencontre avec Petro le gardien. Mais celui-ci l’attendait déjà chez Elie-Leyzer le forgeron.
Berl eut à peine le temps de prendre en mains le soufflet de la forge que Petro se pointait dans son dos et lui intimait l’ordre :
– Stop ! Ne bouge plus !
Quand Berl tourna la tête il se trouva face au trou noir d’un revolver visant sa bouche, et il entendit l’ordre de Petro :
– Tu me suivras sans résistance ?
Et Berl, les manches retroussées sur ses bras musclés, traversa la ville jusqu’en taule. C’est le revolver braqué sur lui qui lui indiquait le chemin, ainsi que la moitié de la ville qui s’était assemblée et le suivait.
C’était la matinée d’un automne tardif. Les boutiquiers se tenaient sur le seuil de leur commerce, les mains enfoncées dans leurs manches, la buée s’évaporant de leurs bouches, demandant les uns aux autres :
– Lui, Berl ? Vraiment? Que le choléra l’emporte ! Pourtant on disait… Va croire ce qu’on raconte !

À partir de ce jour, Berl ne vit pas la ville pendant quatre ans. On finit par le nommer Berl le forçat.
Lorsque, au bout de quatre ans, il retourna au shtetl, il ne retrouva personne de sa bande. Il retrouva par contre sa vieille casquette au grenier. Il décousit la doublure, en retira une proclamation qu’il avait cachée avant son arrestation. Elle l’avait attendu pendant quatre ans. Il la retira, la regarda longuement et déclara :
– Littérature !
Après ses quatre ans de travaux forcés, il commença à appeler les proclamations « littérature ». La vie dans le shtetl lui semblait plus triste que le bagne. Il traînait parmi les fouleurs jusqu’à l’arrivée dans le village d’Ezra, Ezra avec les boutons dorés sur son uniforme. Il le rencontra à une réunion clandestine parmi les ouvriers de la tannerie. L’envie de coller des proclamations et de faire le coup de poing contre les patrons lui revint.
Cependant, lorsque Petro le gardien l’avait arrêté et lui avait fait traverser la ville, manches retroussées, le vieux Sender l’avait regardé par la fenêtre, secouant sa barbe :
– Par sa vie, par sa vie, je jurerais que ce n’était pas lui ! On sait bien qui a tiré contre l’église !
Et pendant ce temps, le délateur, le rabatteur de chiens, buvait dans la taverne de Perlè et proclamait qu’il allait mettre tous les Juifs sous clé. Au trou.
– Comme ça, montrait-il en agitant les mains, on aurait dit qu’il y tenait les instruments de son métier. Tous, comme ça, comme des chiens.
Le shtetl est éventré sur toute sa surface par des ornières et des fossés. Le temps et les événements s’y écoulent avec les pluies. Les tranchées sont enjambées de petits ponts en bois, comme des brancards, des civières à transporter de misérables cadavres juifs. Sur les rebords des fossés poussent des buissons épineux, des bardanes, des ronces.
Les horizons froissés des alentours dégagent des bruits étouffés de noces sans danses, de pleurs qui accompagnent les cérémonies voilant les visages des fiancées avant leur mariage, de quadrilles inachevés, de farandoles et de chants interrompus. Ça sent toujours les enterrements et l’appel sourd des fossoyeurs : « La charité sauve de la mort.» Les coqs n’y chantent pas ; sur les haies et les pieux tordus des palissades, ils déplorent le triste sort des hommes. De chaque toit, de chaque cheminée monte un malheur qui a eu lieu ou va se produire.
À l’aube, de costauds bouchers barbus mènent leurs « pièces » vers les abattoirs. Des génisses récalcitrantes tournent leur tête, comme pour refuser de marcher dans le troupeau.
Lorsque les bouchers réapparaissent avec les quartiers de bœuf chauds sur le dos, les Juifs reviennent déjà de leurs prières matinales et les tanneurs tannent depuis longtemps dans les tanneries de Berman. Sur la place du marché, on entend les vociférations de Vassil le pompier qui a volé un paquet de tabac dans un magasin. Et Mendl est à la gare pour attendre sa marchandise.
C’est ainsi que s’écoule une journée.
Le soir, quand Mendl rentre chez lui piqué au vif par les insinuations de Reb Sender sur les enfants d’aujourd’hui, il s’approche de son Ezra et tourne autour de lui, comme une calme bête aimante, jusqu’au moment où il ne peut plus se retenir de lui demander :
– Tu as peut-être besoin de quelque chose à la gare, Ezra, hein ? J’y vais demain très tôt, tu n’as besoin de rien ?
Il va à la gare, le pauvre Mendl, tous les jours. Tous les jours à la gare. Sa marche, ce sont ses quarante-huit exodes d’Égypte, ses quarante-huit errances dans le désert et autant d’entrées dans le pays de ses ancêtres vénérés. Et il reste dans la gare. Ces promenades vers la gare, voyages grandioses au cours des années d’antan, car effectuées avec son fils, Ezra, encore tout petit. Ce petit compagnon avait fait ces voyages avec son père jusqu’au jour où il était parti tout seul. Un voyage à lui seul. Et non plus dans le désert, mais dans une grande ville, dont chaque pierre criait la misère et la faim. On entendait les pleurs des infirmes et des enfants abandonnés comme des chats. Sur ses doigts, il avait fait le compte des plaies d’Égypte, sentant qu’elles criaient tout près, autour de lui, dans son oreille.
Il les voyait tous les jours.
Des Juifs jaunes, couleur de rouille, ressemblant à de vieux chiffons. De loin on sentait leur odeur d’acide.
Leurs visages décolorés, blêmes, comme frappés des dix plaies.
Mais Ezra savait à cette époque que ce n’était pas la grêle de Dieu qui les frappait, mais Yoynè Berman, le propriétaire des tanneries, où ces Juifs travaillaient de l’aube à la nuit noire.
La cour de Berman, et ses fosses d’acide, regardaient les Juifs du shtetl avec la même certitude que les regardait le cimetière.
– Tôt ou tard, c’est là qu’on vous retrouvera.
Et quand Ezra apprit un jour, après Pessah, la Pâque juive, que Berl avait été retiré du heder – l’école primaire religieuse – et mis en apprentissage chez Elie-Leyzer le forgeron, il fut très abattu. Il lui semblait que Berl ne voudrait plus être son camarade. Il était jaloux de savoir que Berl passerait ses journées devant la forge d’Elie- Leyzer, avec le soufflet, les manches retroussées, et tiendrait le feu à sa merci et toute la ville le craindrait. Et tous les shabbats, il sortirait sur la grande route et ferait ce qu’il voudrait.
– De qui aurait-il peur, lui le forgeron ? Ezra lança à son père :
– Jusqu’à quand je dois aller au heder ? Tu pourrais m’en retirer aussi !
– Pourquoi ? Est-ce que tu es un orphelin ? lui rétorqua son père.
– Pourquoi Berl, lui, il peut ?
– Prends plutôt l’exemple de Solomon, le fils de Sender. Tu n’as pas besoin de te comparer à Berl. Il peut bien travailler, ce grand savant ! Toi, tu peux encore étudier. Tu as le temps pour faire paître les chèvres dans le pré. Ça ne fait rien, tu peux encore attendre un peu.
C’est pourquoi, quel que soit l’endroit où Ezra se rendait, il trouvait toujours moyen de passer par la forge, pour voir Berl.
Il en avait eu les larmes aux yeux quand il avait vu pour la première fois Berl devant le soufflet.
Voilà Berl, debout, tirant sur le fil de fer qui actionne le soufflet de la forge. Et à chaque moment où il le tire, des étincelles se dispersent dans tous les sens, et Berl avait la tête et les mains au milieu des étincelles, et il n’avait pas peur. Il n’a pas peur du tout. Il remue les charbons quand ils sont rougeoyants, et les retourne. Il les déplace comme si ce n’était pas des charbons ardents mais des noix. Et d’une fois à l’autre, il fait plus clair autour. Le feu devient plus brillant et plus blanc et Elie-Leyzer le forgeron tient la barre de fer dans sa longue pince brûlante, comme dans un rouge bec de cigogne. Cette barre de fer – Ezra a l’impression de la sentir dans le creux de sa main – devient de plus en plus molle et fond comme de l’or. Le forge- ron va bientôt la saisir et la pétrir avec son marteau, comme on pétrit une pâte d’or. Il va la plier dans un sens puis dans un autre, jusqu’à ce que, de plus en plus sombre, il la remette dans le feu. Alors Berl actionnera son soufflet.
« Si on me laissait moi, au moins une fois, pense Ezra, donner un grand coup avec le marteau, une seule fois ! »
Ezra n’y tient plus, il s’approche de Berl et lui dit tout doucement, pour qu’Elie-Leyzer ne l’entende pas :
– Tiens, Berl, une pièce de monnaie, et laisse-moi tirer un peu sur le soufflet ! Une seule fois, laisse-moi tirer.
Ezra le regarde, l’air suppliant, jaloux de la trace de suie sur la lèvre supérieure, sous le nez de son camarade et sur ses joues. Berl a l’air d’un vrai forgeron, surtout son nez noirci et sa lèvre supérieure. Berl saisit vite la pièce de monnaie avec la main d’Ezra et tous les deux tirent sur la corde du soufflet, jusqu’au moment où arrive son père, Mendl, qui lance de loin :
– Elie-Leyzer, vous pourriez bien vous passer de mon fils Ezra pour faire marcher votre soufflet. Il y a assez de forgerons en ville sans lui.
Il fait un signe de la main à Ezra :
– Viens, fiston, on rentre à la maison, viens ! Tu ferais un bon forgeron, si Dieu veut ! Rien à dire, tu aimes les beaux métiers, tu deviendras un bon à rien, avec l’aide de Dieu !
Un jour, Ezra passe devant la forge et voit Berl en train de ferrer un cheval, il l’entend crier avec solennité à l’animal, en russe : « Noga ! Noga ! La patte, la patte ! » Et quand Berl aperçoit Ezra, il crie encore plus fort, toujours en russe : « Noga, trastie tvoyè materi, la patte, par la vie de ta mère ! »
Ezra en a le vertige, il tourne autour du cheval, passe d’un côté puis de l’autre, il se penche sous son ventre, il voit Berl, des clous entre ses lèvres, caresser la patte de la bête. À côté de son camarade sont posés des fers tout neufs, juste refroidis par un jet d’eau, encore bleus, comme les yeux du cheval, couleur de prunes qui viennent d’être arrachées à l’arbre, dégageant encore leur buée. Mais là Ezra ne peut rien faire. Après avoir tourné de part et d’autre, il est obligé de partir.
Le paysan, propriétaire du cheval, lui jette un regard féroce qui pour Ezra est pareil au sifflement d’un coup de fouet. S’il n’y avait pas eu ce paysan, pense Ezra, il aurait crié en russe afin que toute la ville l’entende :
« Noga, la patte. Par la vie de ta mère, ta patte ! »
Cette année-là, pour la dernière fois, la mer Rouge s’ouvrit à lui. Pour la dernière fois s’y noyèrent les soldats du Pharaon et avec eux se noya l’autorité de Mendl sur son fils. Ezra, cette année-là, après les fêtes, ouvrit les yeux pour de bon. À la gare, il prit le train et partit au loin. Et Mendl jusqu’à aujourd’hui n’a pas dépassé la gare. Chaque jour un aller, chaque jour un retour.
Maintenant Mendl planté devant son fi ls venu en visite lui demande d’une voix suppliante :
– Est-ce que tu n’as besoin de rien à la gare, hein ? J’y vais demain très tôt, tu n’as besoin de rien ?
Comme Ezra n’a rien à donner à son père pour l’en- voyer, Mendl se tourne, s’approche de son fils et, doucement avec regret, se fait confirmer :
– Non, rien ?
Il jette en même temps un regard sur le crâne qu’Ezra a apporté de la ville et posé sur sa table. Il ne jette qu’un regard oblique là où se trouve l’emplacement des dents, celui du nez, des yeux et, sans lever la tête, il laisse tom- ber, méfiant :
– Alors, tu dis quoi ? Tu dis que l’homme descend du singe ? Bon, tant pis, du singe, dis-tu ?
Ezra donne une tape affectueuse sur le dos de son père et sourit :
– Oh papa, papa…
Le regard de Mendl erre sur les murs où sont suspendus les portraits des Justes et répète sa sempiternelle question :
– Est-ce que tu dirais, mon fils, que notre père bien-aimé, Abraham, descend aussi d’un singe ? Non, tu ne le dis pas, hein ?
Et il part à pied à la gare. Il se sent triste, le meunier. Sur son chemin, il voit les masures des paysans, il connaît chacune. Il connaît aussi leurs bêtes qui broutent dans les champs, les chevaux entravés des deux côtés du pré, qui reniflent avec ennui l’herbe tardant à pousser. Et voilà les abattoirs, et voilà les tanneries, et bientôt le cimetière.
Les moulins à vent pareils à de grands corbeaux tournent leurs inutiles bras maigres, leurs ailes croassent, et encroassent tout alentour. Silence sur les champs, silence sur l’unique route qui serpente, descend les vallons, monte les bosses des collines. En silence elle porte les poteaux striés de rais noirs et blancs, balises de douze verstes en douze verstes, elle les porte comme elle porte Mendl hors du village vers la gare.
*
Le Tas, et autres poèmes
Le titre du recueil est celui du poème, Di Kupe, écrit par Peretz Markish en 1921. Titre aussi cru que les 22 poèmes qui composent ce recueil – autant que de lettres dans l’alphabet hébraïque –, armes d’encre et de plume qui dénoncent l’horreur des pogroms, des guerres et des persécutions. Ils sont numérotés selon le modèle des Lamentations de Jérémie : les premier et le dernier poème, presque identiques, portent le chiffre 0, et sont marquées par une date, qui tient lieu de stèle : celle du jour qui suit le Jour du Pardon, ou le Jour du Jugement, censé signer l’inscription dans le Livre de la Vie. E.G.

Extrait du Tas (partie 7), traduit par Batia Baum :
Ô, pleurez et gémissez, convois de la mi-nuit,
scellés de caillots de sang comme cabochons de cire…
Striez la nuit d’un hurlement, tels de rouges torrents,
sans signes et sans mots,
et ne dérangez pas l’office,
n’éveillez pas les veilleurs…
Déjà de noires rigoles exhalent en fumée
tes poitrines lacérées,
tels des serpents maudits rampant dessus les ventres…
J’élève à ton entour
une haute clôture,
ô, dormant berceau d’ordure
plein de noirs enfants trouvés au fil de la rivière,
— Je suis l’homme qui a vu la misère…
Afin que nul ici ne s’en vienne
et que nul d’ici ne s’en aille…
Croisement train contre train en roulement de cymbales,
au passage des trains, signez-vous de la croix !
Ô, trouve consolation, monde, à cette sanglante illumination !
Moi, pauvre lumignon enfumé,
j’irai
seul
réveiller les morts,
sans bâton,
sans frapper du talon :
— Debout, les massacrés du tas,
relevez-vous pour le service du Créateur !…
Peretz Markish