Omer Bartov et les limites de la comparaison historique

Compte rendu de Genocide, the Holocaust, and Israel-Palestine: First Person History in Times of Crisis(Bloomsbury Academic) d’Omer Bartov[1]

 

Pour l’historien Omer Bartov, la mémoire de la Shoah a éclipsé la Nakba et participe de la continuation de la catastrophe palestinienne : dans son dernier livre, il cherche alors à les replacer dans un même horizon historique et moral. Eva Illouz nous donne ici une lecture de cette entreprise qui interroge les œillères politiques de Bartov : jusqu’où comparaison est raison et ne dénature pas les objets qu’elle rapproche ?

 

Omer Bartov, Wikimédia Commons

 

Ce livre est plusieurs livres à la fois : un essai historiographique, une plaidoirie politique et un témoignage personnel. Il conteste l’interprétation exceptionnaliste de la Shoah et la réduction de cet événement lorsqu’il est conçu comme un cas unique au sein d’un cadre plus large de « génocide colonial ». Bartov nous invite plutôt à aborder la Shoah dans la tension féconde entre sa singularité et sa comparabilité avec d’autres formes de génocide, tout en tenant compte des attributs propres à chaque génocide. Dans le contexte des études postcoloniales, qui ont rejeté la supposée prétention à la singularité de la Shoah et l’ont traitée comme un massacre colonial européen parmi d’autres, ceci est une proposition bienvenue. Elle a le mérite de préserver la singularité de l’événement sans céder à l’instrumentalisation de la mémoire dans le cadre de compétitions victimaires. 

Une histoire de la Shoah à l’échelle locale

Les meilleurs chapitres examinent la spécificité géographique et culturelle de la Shoah en Europe de l’Est, un chantier auquel Timothy Snyder a notablement contribué dans Terres de sang [Bloodlands (2010)], mais où il reste encore beaucoup à faire. Particulièrement utile est l’attention portée aux dynamiques des ancrages locaux : chez Bartov, la Shoah n’est pas seulement un meurtre de masse industrialisé exécuté par des bureaucrates, mais un événement intime et communal, étroitement imbriqué dans des relations interethniques de voisinage, et même dans la proximité que les occupants nazis ont tissée avec leurs victimes juives. Ici, le travail de Bartov croise celui, décisif, de Jan Gross, Neighbors (2000), qui explorait le massacre de 1 600 Juifs à Jedwabne en 1941, avec la participation active et enthousiaste de leurs voisins. Bartov se concentre sur Buczacz, en Galicie orientale (dont est originaire la famille même de l’historien), et exhume les multiples façons dont ses 60 000 Juifs furent exterminés, malgré une présence allemande minimale. À la lumière de la microhistoire, il montre qu’au moins la moitié des victimes juives ont été assassinées à leur domicile ou à proximité, ni dans des camps et ni sur ordre direct, mais par des personnes qu’elles connaissaient. Ce récit remet en cause l’idée reçue d’une entreprise meurtrière bureaucratique et anonyme, et met en lumière le rôle des dynamiques communautaires dans sa mise en œuvre. Sa notion de « lieux de non-mémoire » – tels que des synagogues laissées à l’abandon – est particulièrement précieuse, tant elle montre l’effacement progressif de la présence juive passée.

Bartov est un historien rigoureux qui mobilise les témoignages de survivants, de bourreaux et de témoins. Il n’est pas le seul à emprunter la voie de l’histoire testimoniale, mais il s’y montre d’une minutie exemplaire. En prêtant une attention soutenue aux expériences vécues et aux interactions concrètes, cette histoire par le bas propose une vision plus multidimensionnelle d’une catastrophe dont l’ampleur a trop souvent été réduite à la machine officielle (révisant et déplaçant la lecture canonique d’Hannah Arendt). Elle rend plus intelligible un phénomène qui a sidéré les esprits par le degré et l’étendue de son irrationalité.

Chez Bartov, la Shoah n’est pas seulement un meurtre de masse industrialisé exécuté par des bureaucrates, mais un événement intime et communal, étroitement imbriqué dans des relations interethniques de voisinage, et même dans la proximité que les occupants nazis ont tissée avec leurs victimes juives.

L’analyse des tribunaux d’après-guerre ouvre la voie au deuxième thème du livre : la construction et les usages d’une mémoire déformée. Au lendemain de la guerre, les tribunaux allemands ont contribué à éluder les responsabilités, percevant souvent les auteurs comme de simples rouages d’une vaste machine, voire comme des victimes eux-mêmes, évacuant ainsi la question de leur complicité. Ils ont aussi mis en doute les témoignages des victimes. Des salles d’audience encore pleines d’anciens nazis ont ainsi façonné une mémoire sélective et des récits collectifs fallacieux sur la culpabilité et la responsabilité. Cela prépare la discussion des pays ayant pratiqué une mémoire sélective, notamment l’Ukraine, la Pologne, la Turquie et Israël. Tous ont en commun d’avoir adopté des lois pénalisant certains récits mémoriels (la « loi sur la Shoah » polonaise de 2018 restreignant l’évocation du rôle des Polonais dans la destruction des Juifs ; l’Ukraine glorifiant des combattants complices des nazis ; la Turquie interdisant d’évoquer le génocide arménien ; et en Israël, la « loi Nakba » criminalisant la commémoration de la Nakba). Ces lois, soutient Bartov, aident ces nations à éluder leur responsabilité morale dans des épurations ethniques ou des génocides.

Quand la mémoire devient politique

La dernière partie – qui compare les survivants juifs déplacés d’Europe et les Palestiniens déplacés par la Nakba (1948) – s’articule de manière maladroite aux précédentes, car elle cherche à relier l’Allemagne nazie et le Moyen-Orient par le prisme de la mémoire. Ici, Bartov franchit une ligne, celle qui sépare la recherche archivistique soigneuse d’énoncés politiques plus controversés. Le chapitre 10 se lit comme un essai intime retraçant l’itinéraire de Bartov. Enfant de survivants de la Shoah en Israël, il devint historien de la Wehrmacht – montrant la complicité de cette dernière dans les crimes nazis -, et de la ville de sa mère, Buczacz. C’est probablement cet intérêt pour la Wehrmacht qui le poussa à écrire en 1987 une lettre à Yitzhak Rabin (alors ministre de la Défense), durant la première Intifada, l’avertissant que l’armée israélienne risquait de commettre des faits de barbarie morale et éthique [« barbarization »] comparables à ceux de l’armée allemande sous le nazisme (lettre qu’il cite très souvent). À ses yeux, les années allant de la fin de la Seconde Guerre mondiale à 1948, date de création de l’État, furent fatidiques : c’est là que des Juifs persécutés se sont arrogé le droit de persécuter les autochtones. Les déracinés sont devenus des déracineurs. Ce fut, dit Bartov, une guerre de vengeance pour des actes commis par d’autres. Ils se sont approprié la terre, ont effacé la présence d’autrui – plus tard nommés Palestiniens. Cela fut perçu comme justice par les Juifs, mais comme expropriation par les Palestiniens. Or, nous dit Bartov, « les passés refoulés disparaissent rarement », et l’oubli pavera la route de l’enfer. Les vestiges du passé palestinien ont été effacés en Israël, comme en Ukraine ou dans bien des villages polonais. Bartov propose encore un parallèle plus radical : entre l’inhumanité d’un soldat nazi qui diabolise un Juif comme menace pour le monde et l’inhumanité de soldats israéliens combattant des Palestiniens durant l’Intifada ou, dit-il dans des textes récents, durant la guerre de Gaza. Il en appelle à une empathie radicale : voir le monde à travers les yeux de ce qu’on a effacé, et dont la voix n’est plus audible. Selon Bartov, le double déplacement des Juifs et des Palestiniens ancre leur identité dans la perte et rend inextricables leurs revendications territoriales. Le dernier chapitre aligne des déclarations, légitimes certes, mais formulées de manière impressionniste et pleines de bonnes intentions sur la nécessité de donner voix au récit de la Nakba. Ce n’est qu’à cette condition qu’un avenir plausible pour la région émergera, reconnaissant à la fois la Shoah et la Nakba. 

Aux yeux de Bartov, les années allant de la fin de la Seconde Guerre mondiale à 1948, date de création de l’État, furent fatidiques : c’est là que des Juifs persécutés se sont arrogé le droit de persécuter les autochtones de la terre. Les déracinés sont devenus des déracineurs.

Il y a beaucoup à louer dans ce livre qui offre une somme lucide de l’œuvre historique de Bartov et justifie la haute réputation qu’il a acquise parmi les historiens. Mais il y a aussi beaucoup à contester et matière à débattre.

Ce livre aurait dû être deux livres distincts et souffre d’une disjonction thématique. Le ton est lui aussi dissonant : la distance savante cohabite mal avec les vitupérations du « prophète sur la montagne ». Plus troublant : Bartov écrit comme si le fait d’être historien de la Shoah lui conférait une autorité particulière pour parler du conflit israélo-palestinien. Sa préoccupation pour la « déshumanisation » lui sert de pont entre deux ères historiques et aires géographiques qui ont peu en commun. Même un grand historien du génocide allemand n’a pas le privilège d’une position de surplomb pour arbitrer le conflit le plus complexe et le plus inflammable de la planète. La Shoah n’était pas un conflit territorial et nous donne peu de lumière pour élucider une confrontation séculaire entre deux peuples, Et une Occupation intolérable privant les Palestiniens de tout droit humain fondamental n’est pas comparable à une vaste entreprise de destruction. D’ailleurs, Bartov semble parfois suggérer que c’est la mémoire même de la Shoah qui est responsable de la perpétuation du conflit moyen-oriental. Faute de puissance analytique, la dernière partie se lit donc comme une collection d’admonestations et de souhaits pieux.

Les pièges de la mémoire collective

La mémoire collective fonctionne comme la mémoire personnelle. D’innombrables travaux de psychologie cognitive montrent qu’elle est hautement sélective. Se souvenir, c’est mal se souvenir, c’est effacer les faits qui menacent l’identité personnelle. Comme les individus, les groupes écrivent et réécrivent le passé pour bâtir un récit cohérent où ils apparaissent tour à tour en héros et en victimes. Ces récits fondent leur identité. On peut déplorer que la mémoire fasse un piètre historien, mais le regretter n’y changera rien. Parce que la mémoire est si centrale à l’identité, elle est toujours partiale – dans les deux sens du terme. C’est pourquoi nous avons besoin des historiens : pour sauver la mémoire de ses défaillances, en exhumant les faits oubliés et en documentant les mécanismes institutionnels ainsi que les acteurs qui orchestrent les effacements sélectifs. Une fois cette mise au jour des vérités dérangeantes accomplie, les groupes feront ce qu’ils pourront avec elles : parfois ils sauront se confronter à leur passé, parfois non. Mais on peut se demander si tancer Yad Vashem pour souscrire à un récit sioniste qui néglige la Nakba est une voie productive ou moralement avisée pour faire avancer la solution à ce conflit. Tous les groupes (y compris les Juifs) construisent leur identité autour d’un fil de leur histoire et en négligent d’autres. La France, la Belgique et l’Allemagne n’ont vraiment affronté leurs passés génocidaires que longtemps après la fin des violences. Israël est encore plongé dans un conflit sanglant. Pourquoi exiger alors de lui ce qu’aucun autre pays n’a su accomplir : représenter, en pleine guerre, deux récits moralement et politiquement antagonistes, ou plus encore, composer un grand récit polyphonique aux voix et aux intrigues entremêlées ? Les Palestiniens d’Israël peuvent et doivent raconter leur histoire, mais beaucoup de Juifs israéliens ne sont peut-être pas prêts à l’entendre – non parce qu’ils seraient des brutes immorales, mais, même si on peut le regretter, la guerre entraîne d’abord l’adhésion à son propre récit national. Plutôt que de reprocher à Yad Vashem l’omission de la Nakba, il eût été plus pertinent de le critiquer pour un aveuglement plus flagrant : le musée évoque à peine le déroulement de la Shoah dans les pays arabes, et le Farhud – pogrom d’une brutalité dévastatrice contre les Juifs en Irak en 1941, inspiré par un régime arabe proche des nazis – a été complètement laissé de côté, excluant ainsi la dimension non européenne du nazisme. Cette critique aurait été plus adéquate, désignant combien Yad Vashem se montre orientaliste en manquant à ce qu’il prétend être – un musée commémorant la destruction du peuple juif dans son ensemble – et compliquant le récit de la Nakba en l’inscrivant dans un cadre moyen-oriental plus large d’expulsions de Juifs des pays arabes.

Se souvenir, c’est mal se souvenir et effacer les faits gênants ou douloureux qui menacent l’identité personnelle. Comme les individus, les groupes écrivent et réécrivent le passé pour bâtir un récit cohérent où ils apparaissent tour à tour en héros et en victimes.

Il y a un autre problème, plus sérieux, lié à la légitimité des récits sioniste et de la Shoah et à leur effacement du récit palestinien. Conforme aux thèses décoloniales, Bartov affirme que les récits collectifs sionistes fondés sur la Shoah sont une machine idéologique produisant un sentiment d’exceptionnalité, aveugle aux crimes d’Israël et à la souffrance palestinienne. Dans The Problems of Genocide (2021), Dirk Moses plaidait de même pour une mémoire non hiérarchisée, détrônant la Shoah de sa place centrale dans la culture mémorielle européenne. Cette approche est aussi défendue par Achille Mbembe, pour qui la Shoah s’inscrit dans un continuum de violences coloniales, ne méritant pas sa place centrale dans l’histoire de la violence.

Je comprendrais bien mieux l’objection à la vision exceptionnaliste de la Shoah si elle avait pris en compte l’unicité de la condition juive et distingué plus nettement l’exceptionnalisme de la singularité historique. Le sionisme fut la réponse idéologique et existentielle à la compréhension que les Lumières n’effaceraient pas les persécutions violentes des Juifs (les pogroms de 1881-1882 en Russie, l’affaire Dreyfus, et les pogroms en Ukraine après la Première Guerre mondiale en ont témoigné). De plus, l’État d’Israël est né dans le sillage du succès spectaculaire des nazis à éliminer les Juifs ; les nazis entendaient aussi finir le travail en Palestine en anéantissant les sionistes ; des dirigeants arabes de l’époque étaient alignés sur le fascisme italien et le nazisme allemand, appelant à une annihilation semblable et refusant tout compromis. Se souvenir de ces faits et les intégrer au récit collectif n’est pas réclamer l’exceptionnalisme : c’est reconnaître la situation historique singulière des Juifs, peut-être trop inconfortable à porter pour beaucoup.

Peu de temps après la création de l’État, en fait après la guerre des Six Jours, sous l’effort concerté de l’Union soviétique et d’États arabes, l’arène internationale s’est mise à contester la légitimité de l’État juif (voir par exemple la résolution 3379 de l’ONU en 1975 déclarant le sionisme forme de racisme ; ou la conférence de Durban en 2001 qui reprit l’accusation). Ce n’est pas l’Occupation de la Cisjordanie, du Golan et de Gaza qui a consolidé une certaine mémoire de la Shoah, mais le sentiment croissant que la légitimité d’Israël n’allait plus de soi. Reprocher à Israël d’emmener les dirigeants étrangers à Yad Vashem paraît mesquin et injuste. La suspicion décoloniale et progressiste selon laquelle la mémoire de la Shoah serait uniquement instrumentalisée finit, au bout du compte, par miner l’intelligibilité du sionisme. Peut-être l’accusation d’instrumentalisation est-elle elle-même instrumentalisée par des acteurs politiques qui furent et sont encore hostiles à l’existence d’Israël (l’ex-URSS en a semé les graines ; l’Iran, les Frères musulmans, le Jihad islamique ont poursuivi). Cette discussion aurait gagné en clarté si Bartov avait distingué entre exceptionnalisme et singularité historique, entre instrumentalisation inacceptable et instrumentalisation routinière de la mémoire collective (l’arrivée de Gilad Erdan à l’ONU avec une étoile jaune est grotesque ; conduire des dirigeants à Yad Vashem relève de la politique ordinaire).

La suspicion décoloniale et progressiste selon laquelle la mémoire de la Shoah serait uniquement instrumentalisée finit, au bout du compte, par miner l’intelligibilité du sionisme.

Plus fondamentalement : s’il faut critiquer l’instrumentalisation de la mémoire de la Shoah, pourquoi le récit de la Nakba échapperait-il à la même suspicion ? N’y a-t-il pas, là aussi, un opportunisme politique ? Pourquoi Bartov et d’autres progressistes exemptent-ils la mémoire de la Nakba de l’examen acéré qu’ils appliquent à la mémoire de la Shoah ? Voici le point aveugle d’une symétrie forcée : l’un (la Shoah) serait un outil politique grossier ; l’autre (la Nakba), le socle de prétentions morales incontestables. Les défenseurs de la cause palestinienne n’ont-ils pas, eux aussi, mobilisé et façonné des ressources symboliques et organisationnelles pour leurs objectifs politiques ? Leurs récits comportent des omissions comparables à celles des récits nationaux Israéliens. Comme le rappelle Mitchell Cohen, le mot Nakba — « catastrophe » — fut d’abord employé par Constantin Zurayk, pan-arabiste, pour déplorer la désunion arabe en 1948 dans l’effort de vaincre les sionistes. De plus, le panislamisme, renouveau religieux du XIXe siècle visant à unir les musulmans et opposé âprement à l’Occident et au sionisme, a joué un rôle clé dans la formation de la conscience palestinienne, manifeste aujourd’hui dans des groupes comme le Hamas ou le Jihad islamique. Ces faits devraient-ils entrer dans le récit de la Nakba ? Si la mémoire collective est toujours une arme politique dans les luttes idéologiques et la construction identitaire — elle l’est presque toujours —, cela vaut pour toutes les parties. Reléguer un récit au domaine de la politique bassement instrumentale et l’autre dans le ciel sublime de la haute morale relève soit de la contradiction conceptuelle, soit d’un traitement discriminatoire.

Quant à l’assertion selon laquelle le récit de la Nakba aurait été effacé de la conscience collective israélienne, là encore, la thèse prête pour le moins à discussion. Malgré la « loi Nakba » de 2011 en Israël – interdisant la commémoration de ce qui est arrivé aux Palestiniens en 1948-49 –, le récit palestinien est bien connu et même admis par une part notable des élites israéliennes, notamment grâce aux travaux d’historiens post-sionistes. Hors d’Israël, la Nakba est tout sauf censurée. Elle a gagné une telle audience que beaucoup y voient l’emblème de toutes les luttes progressistes. Elle s’est façonnée à travers de multiples canaux institutionnels et a été portée par des entrepreneurs moraux et intellectuels qui mériteraient pareillement enquête. Elle s’est même consciemment calquée sur le récit de la Shoah, présentant le déplacement de 700 000 Palestiniens lors d’une guerre comme un crime sans équivalent dans l’histoire moderne. Encore une fois, Bartov manque à son appel à la raison comparative. Si les génocides doivent être comparés, il en va de même des épurations ethniques. À la suite de la guerre gréco-turque, environ 1,6 million de chrétiens orthodoxes de Turquie et de musulmans de Grèce furent échangés de force par le traité de Lausanne. Les Alliés expulsèrent 12 à 14 millions d’Allemands ethniques, redessinant les frontières pour rendre la revanche allemande moins probable. La carte de l’Europe d’après-guerre fut redessinée par des mouvements massifs et forcés de populations. Si la Shoah peut être comparée à d’autres génocides, alors – si tragique fût-elle – la Nakba peut aussi être comparée à d’autres épurations ethniques. Ses causes, son échelle, ses acteurs et leurs stratégies politiques méritent examen. Un sérieux problème de réfugiés fut bel et bien créé – mais après que cinq pays arabes eurent déclaré la guerre à Israël en 1948, alors qu’il était déjà reconnu par l’ONU. Ils refusèrent tous les compromis. Comment cela se compare-t-il à d’autres cas où les belligérants ont perdu la guerre ? Où situer ce fait dans nos évaluations politiques et morales de la tragédie ? Bartov ne le dit pas. Il ne dit pas non plus si le sort de 700 000 Palestiniens réfugiés dans des pays où ils pouvaient parler la même langue et pratiquer la même religion peut être mis en parallèle avec l’éradication systématique d’une culture, d’une langue et d’un peuple de la surface de la Terre. Le dire n’est pas réclamer l’exceptionnalisme, ni minimiser la tragédie palestinienne. C’est plaider pour des analogies maniées avec rigueur intellectuelle, sous peine d’embrouiller et de ruiner notre paysage moral et nos catégories analytiques. Des termes vagues comme « déshumanisation » et « perte » ne sauraient porter à eux seuls le poids d’une compréhension politique et morale de conflits où chaque peuple souhaite la disparition de l’autre. L’analyse de Bartov est à la fois trop abstraite et trop personnelle pour servir de guide moral ou intellectuel. Nos cœurs saignent devant toute tragédie – génocide systématique, expulsion ou guerre –, mais les larmes ne doivent pas remplacer la sobriété de l’analyse dans nos comparaisons.

Reléguer un récit au domaine de la politique bassement instrumentale et l’autre dans le ciel d’une morale haute relève soit de la contradiction conceptuelle, soit d’un traitement discriminatoire.

Enfin, si l’on dénonce le fait qu’un récit en déplace d’autres, cette thèse résonne inévitablement ailleurs : le récit de la Nakba, devenu central dans l’opinion publique, n’a-t-il pas rendu invisibles les millions de réfugiés d’autres régions – comme au Soudan ou au Congo – dont les tragédies ne sont pas moins graves que celle des Palestiniens ? En le disant, je ne cherche pas à diminuer ni à détourner la détresse palestinienne, mais à rappeler que la visibilité d’une tragédie se paie presque toujours de l’invisibilité d’une autre. De même que la destruction des Juifs par les nazis a trop longtemps occulté la décimation des Roms, de même que le focus unique sur le génocide des Juifs a injustement invisibilisé des guerres coloniales génocidaires en Afrique ou en Asie, on peut se demander si l’attention occidentale actuelle à la mémoire palestinienne n’a pas bloqué notre engagement moral envers d’autres régions, l’Afrique surtout, qui requiert d’urgence notre attention collective. Le concept de « mémoire multidirectionnelle » de Michael Rothberg – chaque mémoire puisant dans d’autres plutôt que rivalisant avec elles – serait la voie à suivre, mais l’espace public est saturé par des groupes disposant des techniques et des ressources financières pour confisquer le débat au profit d’une seule cause, invisibilisant d’autres tragédies et réduisant la mémoire multidirectionnelle à un vœu pieux.

Ma vision de l’issue du conflit israélo-palestinien diffère profondément de celle de Bartov. La mémoire collective, comme la mémoire personnelle, est instable ; elle est changeante, soit pour des raisons opportunistes, soit parce que l’on a une meilleure connaissance du passé, et elle est souvent instrumentalisée. Pour ces raisons, elle ne peut fonder de grands projets de paix et de réconciliation, sauf quand un camp assume seul et unilatéralement la faute et la responsabilité (comme l’Allemagne d’après-guerre). En outre, la mémoire collective, presque par définition, fige les blessures et crispe la douleur. Il faut désenchevêtrer l’identité de la mémoire et de la blessure. Dans les cas où deux populations doivent coexister – et seulement dans ces cas, comme au Rwanda, en Afrique du Sud, ou aujourd’hui en Israël-Palestine –, l’injonction de David Rieff à oublier plutôt qu’à insister sur la mémoire est la voie la plus sage (Éloge de l’oubli : la mémoire collective et ses pièges [In Praise of Forgetting, 2016]). Ce dont Israéliens et Palestiniens ont besoin, ce n’est pas de davantage de mémoire collective, mais d’une politique de l’oubli et, même, oui, d’une politique de pardon.


Eva Illouz

Notes

1 ’Génocide, Shoah et Israël-Palestine : une histoire à la première personne en temps de crise’, non traduit en français

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