Milena Jesenská fut bien plus que la simple héroïne de la correspondance passionnée qu’elle eût avec Kafka : journaliste brillante, femme libre et engagée – devenue ‘Juste parmi les nations’ en 1994. Par son intelligence et sa force de caractère, elle captivait Kafka, à qui elle inspira certaines de ses plus belles lettres. Comme elle captiva Margarete Buber-Neumann, avec qui elle fut déportée à Ravensbrück et qui lui consacra un splendide livre-portrait. Christine Lecerf, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la mort de Milena, témoignait de son admiration pour la femme que Kafka disait vouloir « [emporter] dans ses bras hors du monde ».

Comme l’écrivait Franz Kafka à son ami Max Brod, à propos de cette jeune pragoise avec qui il vient d’entamer un échange épistolaire : « C’est un feu vivant tel que je n’en ai jamais encore vu ». Tenter de circonscrire ce feu en l’espace de quelques pages serait totalement hors de ma portée. Le livre de Margarete Buber Neumann – Milena, Seuil, nouvelle édition de 2024 – en constitue une preuve magistrale : il faut sans doute avoir fait soi-même l’épreuve de ce feu pour pouvoir rendre compte de son rayonnement. C’est pourquoi, je me contenterai de montrer, à travers quelques exemples, comment Milena Jesenská, cette femme hors du commun, a traversé, telle une comète, la vie d’un écrivain tchèque comme celle d’une camarade de camp.
Aujourd’hui encore, « Milena » est d’abord un prénom, magnifique, irradiant, mystérieux, quasi mythique. Un prénom comme Lou, Laure ou Alma, toutes ces femmes sans nom dont l’identité reste indissociable de l’homme célèbre qu’elles ont croisé sur leur chemin. Comme beaucoup, c’est sous la plume de Franz Kafka que j’ai entendu le prénom de Milena, pour la première fois : « Milena, quel nom riche et dense, si riche, si plein qu’on peut à peine le soulever ! », lui écrit Kafka , « si merveilleux sous la couleur et la figure d’une femme que l’on emporte dans ses bras hors du monde, hors du feu ». Nous sommes en juin 1920. Milena Jesenská a 24 ans. Et je découvrirai bien plus tard avec émotion, en lisant le livre de Margarete Buber Neumann, que ce prénom avait exercé sur elle le même effet saisissant, lorsqu’elle l’avait entendue pour la première fois, en octobre 1940, dans ce camp de Ravensbrück où Milena venait d’arriver, déportée comme résistante : « Elle se présenta en disant : ‘Milena de Prague’. Je demeurai pour le restant de la journée sourde et aveugle à tout ce qui se déroulait autour de moi. Le nom Milena m’envahissait totalement, je me grisais de son harmonie ».
À l’époque où Kafka entame cet échange épistolaire, Milena Jesenská est une jeune femme très émancipée. Elle lit énormément, se passionne pour la vie artistique et littéraire alors bouillonnante de la jeune République. Elle est mariée à Ernst Pollak et vit avec lui à Vienne. Elle fait ses premiers pas dans l’écriture, a déjà signé quelques articles pour la revue tchèque Tribuna, que son mari parcourt d’un air dédaigneux. C’est sur les conseils de Pollak qu’elle a entrepris de traduire une nouvelle de Kafka en tchèque (« Der Heizer » – « Le Soutier »). Ils commencent par s’écrire à ce sujet, puis tous les jours, de plus en plus, parfois plusieurs fois par jour. « Cette soif de lettres est insensée, lui écrit Kafka, et pourtant on boit les lettres et tout ce que l’on sait c’est qu’on veut continuer à boire. Expliquez cela, Milena ! ». Mais Milena reste muette. Non pas parce qu’elle n’aurait rien à dire, mais parce que ses propres lettres ont disparu, sans doute brûlées, ou saisies en 1939 par les hommes d’Hitler.
J’ai longtemps lu ces Lettres à Milena, sans chercher à savoir à quelle femme réelle elles étaient adressées. Je me contentais de l’image que je me faisais d’elle à travers les lettres de Kafka. Il faut dire que ces lettres sont magnifiques, parmi les plus belles et les plus sensuelles que Kafka ait jamais écrites : « je t’aime donc, toi la récalcitrante, comme la mer aime un minuscule galet de son fond, c’est exactement ainsi que mon amour te recouvre ». Et, parce que c’est toute la force et le but des lettres de Kafka, j’avais l’impression, fausse, que Milena était là. Je la sentais partout, elle se glissait partout, entre chaque mot, chaque ligne. Je m’habituais à sa présence mystérieuse, quasi fantomatique. Était-ce d’ailleurs si faux que cela ? Margarete Buber Neumann ne dit pas autre chose durant ces quatre années de camp passées à ses côtés : « C’était le mystère émanant de toute sa présence physique qui me fascinait le plus. Milena n’avançait pas dans ce monde d’un pas ferme, assuré. Elle se déplaçait en glissant ». Il n’empêche, cette Milena n’était pas la vraie Milena Jesenská, c’était son fantôme que l’écrivain faisait surgir avec des mots. Kafka était d’ailleurs pleinement conscient du caractère compulsif et déréalisant de ces lettres. Il l’avait écrit à Milena : « Écrire des lettres, cela signifie se dénuder devant les fantômes, ce qu’ils attendent avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, mais les fantômes les boivent sur le chemin jusqu’à la dernière goutte ».
C’est bien plus tard, à la lecture du livre de Margarete Buber Neumann que j’ai compris ce qui m’attachait si puissamment à ces lettres sans réponse. C’est que j’y voyais se déployer, en acte, l’une des grandes qualités de Milena, celle qui fonde toutes ses relations aux autres et celle qui s’exprime dans tous les articles qu’elle a écrits, qu’ils soient culturels, sociologiques ou politiques, qu’ils traitent du vêtement de la femme, du premier jour d’une guerre ou de la vérité en politique. C’est ce que Margarete Buber Neumann appelle : « la force de son questionnement ». « Milena savait poser des questions, écrit-elle, elle créait dans toute conversation une atmosphère de proximité, (…) elle avait le don et la force de se mettre dans la peau de l’autre. » Et il est vrai, que, sous le feu de ses questions, jamais Kafka ne s’est à ce point ouvert sur lui-même que dans ces Lettres à Milena. « Vous me demandez si je suis juif ? » ou encore « Je vais donc répondre à la question de la peur ». Et Kafka se livre comme il ne l’a encore jamais fait, sur son enfance, sur sa judéité, et avant tout sur cette peur (peur de la vie, peur de l’amour), cette peur qui le terrasse toujours plus à mesure qu’approche leur première et véritable rencontre. Kafka le lui écrit d’ailleurs : « Les plus belles de toutes tes lettres, (et les plus belles c’est beaucoup dire, car elles sont dans leur ensemble et dans chacune de leurs lignes ce qui m’est arrivé de plus beau dans la vie), ce sont celles dans lesquelles tu donnes raison à ma “peur” tout en essayant de m’expliquer pourquoi je ne dois pas l’avoir ».
Cette peur, qui aura finalement raison de leur histoire d’amour, Milena parvient momentanément à la dompter durant ces quatre jours qu’ils passeront ensemble dans la forêt viennoise. Et je ne me lasse jamais de lire et de relire cette lettre inouïe du 9 août 1920, où Kafka apparaît comme un homme heureux, comme un homme que la peur a momentanément quitté et qui se saisit des mots pour le raconter : « Quand tu m’as un jour posé la question : comment pouvais-je dire du samedi qu’il était ‘bon’ avec la peur dans le cœur, cela n’est pas difficile à expliquer. Comme je t’aime, j’aime le monde entier et ton épaule gauche en fait partie aussi, et ton visage au-dessus de moi dans la forêt et ton visage en dessous de moi dans la forêt et le repos sur ton sein presque nu. Et c’est pourquoi tu as raison quand tu dis que nous n’avons déjà fait qu’un et je n’ai aucune peur de cela ».
La correspondance de Milena Jesenská n’a pas été totalement détruite. Les lettres qu’elle adresse à leur ami commun Max Brod, en janvier-février 1921, après la rupture avec Kafka, ont été conservées. Dans l’une de ces lettres, elle évoque ce moment unique dans la vie de Kafka et décrit très précisément ce que je propose d’appeler « l’effet Milena » : « Ce qu’est sa peur, je le sais jusqu’à la dernière fibre. Elle existait bien longtemps avant moi, avant qu’il ne me connaisse. J’ai connu sa peur avant de le connaître lui-même. Je me suis cuirassée contre elle en la comprenant. Durant les quatre jours que Franz a passé à mon côté, il l’a perdue. Nous nous sommes moqués d’elle ». J’ai été d’autant plus bouleversée de découvrir dans le livre de Margarete Buber Neumann, le témoignage de cette jeune Tchèque, à son arrivée à Ravensbrück, en octobre 1940, qui dit ceci : « Abattues et chavirées par nos premières impressions du camp, par l’horreur que nous y découvrions, tenaillées par la peur, nous attendions la prochaine torture. Et voici que Milena apparaît à la porte, en haut de l’escalier, et nous lance, avec un geste aimable de la main : “Je vous souhaite la bienvenue, les filles !“ (…) Je n’oublierai jamais ce que je ressentis alors. C’était la première véritable manifestation d’humanité au milieu de toute cette inhumanité ». Milena Jesenská continuait donc de se cuirasser contre la peur, de la comprendre et de la faire perdre aux autres, jusque dans le camp.
Le livre de Margarete Buber Neumann, on l’aura compris, a durablement changé l’image de ce feu vivant qu’a été Milena Jesenská. Mais il n’est pas le seul. Et je vous encourage vivement à lire, si ce n’est déjà fait, Vie de Milena Jesenská, publié par sa fille, Jana Černá, ou encore Milena Jesenská d’Alena Wagnerova. Vous y découvrirez qui était cette « Maman Milena », comme l’appelaient parfois Kafka mais aussi certaines compagnes de déportation, et ce qui attachait profondément « la Milena de Prague » à sa Bohême natale. Ces trois femmes ont en commun d’avoir rendu un hommage vibrant à « l’être libre » qu’a été Milena Jesenská. Mais toutes ont également reconnu en elle l’écrivaine, sa plume, son style, ses mots. Kafka lui écrit d’ailleurs toute de suite, dès la réception de sa traduction : « Ce n’est pas n’importe quelle écrivaine, celle qui a écrit cela. En tchèque je ne connais qu’une seule musique de la langue, celle de Božena Němcová. Ici il y a une autre musique, mais qui lui est apparentée du point de vue de la détermination, de la passion, de la gentillesse et surtout de l’intelligence lucide ». Božena Němcová était la grande écrivaine tchèque du 19e siècle. Son roman Babička, Grand-mère, est encore aujourd’hui l’un des romans les plus lus de la littérature tchèque.
Si les lettres de Milena à Kafka n’avaient pas été détruites, on ne lirait pas aujourd’hui les Lettres à Milena, mais la Correspondance de Milena Jesenská et Franz Kafka. Nul doute qu’elle constituerait un joyau de l’échange épistolaire amoureux. Et j’aime à penser qu’elle pourrait trôner à côté du Temps du coeur, cette correspondance prodigieuse entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan, deux poètes qui se sont eux aussi intensément et douloureusement aimés dans cette même ville de Vienne, où Franz et Milena s’étaient retrouvés.
Pour toutes ces raisons, 80 ans après sa mort, il est temps, je crois, d’appeler Milena : « Milena Jesenská ». C’est tout aussi beau. Et cela ajoute encore à la force de son rayonnement.
Christine Lecerf
Christine Lecerf est germaniste, critique littéraire, productrice à France Culture. Nous la remercions de nous avoir transmis le texte qu’elle a écrit pour la soirée consacrée à Milena Jesenská au mahJ, le 9 octobre 2024.