Manifestations sur les campus et antisémitisme vertueux

Sur quel terreau culturel prend appui la condamnation radicale d’Israël ? Dans ce texte, Eva Illouz applique le principe de déconstruction des représentations qu’affectionne tant une partie de la gauche à la question de l’antisémitisme. Elle éclaire ainsi le vieux trope qui nourrit la passion militante, et lui permet de se donner bonne conscience : l’idée que les juifs représentent un danger pour l’humanité.

 

Occupation et campement pro palestinien sur le campus de l’Université de Columbia, Wikipedia Commons

 

Une partie de la gauche – celle que l’on peut désigner comme identitariste – manifeste dans les rues et campus du monde entier pour réclamer une Palestine libre, ce qui signifie bien souvent l’élimination pure et simple d’Israël. Ces manifestants, il faut le souligner, ne revendiquent aucunement une solution politique au conflit insupportable qui oppose Israéliens et Palestiniens. Ils approuvent et célèbrent fréquemment le Hamas, une organisation terroriste fondamentaliste ; ils prônent la rupture des liens avec Israël, certes une démocratie très imparfaite, mais une démocratie tout de même ; ils qualifient Israël d’État d’apartheid et préconisent son démantèlement, un appel jamais entendu auparavant, ni pour l’impérialisme agressif de la Russie, ni pour le Rwanda génocidaire, ni d’ailleurs pour l’Afrique du Sud elle-même. La riposte militaire israélienne implacable — laquelle rencontre des difficultés sans précédent dans l’histoire de la guerre parce que visant une zone urbaine très densément peuplée et une ville souterraine construite sous des bâtiments civils — fait désormais figure de véritable génocide. Certains manifestants invitent aimablement les Israéliens à retourner à Brooklyn ou en Pologne. Pour compléter le tableau, Israël — un État né des cendres de la Shoah — est désormais assimilé au nazisme, c’est-à-dire au mal ultime.

Les étudiants [d’aujourd’hui] sont à mille lieues de ceux ayant pris part au mouvement contre la guerre du Vietnam et de son esprit authentiquement révolutionnaire. Un conflit perçu comme l’un des plus insolubles et complexes au monde se voit réduit à un nouvel avatar de l’impérialisme américain.

Les Juifs, les sionistes et les modérés de tous bords et de toutes religions observent avec stupéfaction le déroulement des manifestations sur les campus, incrédules face au double standard déployé, à l’absurdité des parallèles historiques invoqués et à l’animosité d’une intensité inédite envers des événements lointains. On peine à se remémorer leur dernière protestation d’une telle vigueur contre le régime oppressif iranien ou le génocide ouïghour en Chine. Malgré leurs efforts désespérés à se revendiquer de l’esprit de 1968, ces étudiants sont à mille lieues de ceux qui avaient protesté contre la guerre du Vietnam et de son esprit authentiquement révolutionnaire. Un conflit jugé par certains comme le plus insoluble et complexe au monde se voit réduit à un nouvel avatar de l’impérialisme américain. Face au décalage entre des discours qui avoisinent parfois le délire collectif et la complexité inextricable de ce conflit centenaire, une interrogation s’impose : ne sommes-nous pas en présence d’une forme d’irrationalité fantasmatique caractéristique de la haine séculaire envers les Juifs ? Cette distorsion ne puiserait-elle pas dans un terreau culturel profondément imprégné d’antijudaïsme, nourri de symboles, d’images et de connotations ancrés dans l’inconscient collectif ?

La question de savoir si ces manifestations sont ou non antisémites suscite déjà un vif débat. Trois arguments sont invoqués pour réfuter cette accusation : le fait que de nombreux manifestants sont juifs, que le but de ladite accusation est de réduire au silence toute contestation politique fondée, et que l’antisionisme est légitime (puisqu’il revient à émettre une opinion sur un État) contrairement à l’antisémitisme (qui suppose une attitude négative à l’égard d’un groupe). Aucun de ces arguments ne tient la route.

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L’une des contributions les plus précieuses de la gauche identitariste à notre paysage politique a été d’affirmer que le sexisme et le racisme n’existent pas seulement dans l’intention consciente des sexistes et des racistes, mais aussi dans le substrat culturel inconscient dans lequel nous baignons tous. C’est la raison pour laquelle « faire un compliment » à une femme sur sa silhouette est considéré comme sexiste aujourd’hui, malgré les bonnes intentions du complimenteur (« Je voulais juste être gentil ! »). Selon cette frange de la gauche, le racisme et le sexisme s’enracinent dans l’imaginaire collectif, les représentations visuelles et les connotations linguistiques, perpétuant ainsi les rapports de domination, l’exclusion et les inégalités. C’est pourquoi la gauche identitariste veut déconstruire les représentations langagières et culturelles, car celles-ci véhiculent inconsciemment des schémas de domination et d’exclusion envers certains groupes, au-delà des intentions conscientes. Mais si ce constat vaut pour les femmes, les musulmans, les Noirs, il devrait également s’appliquer aux Juifs, avec d’autant plus de force qu’ils sont les cibles de l’une des plus anciennes formes de haine dans la culture occidentale. Dès lors, appliquons à l’antisémitisme les principes défendus par cette gauche : demandons-nous si les manifestations en question ne puisent pas leur substance dans un terreau culturel profondément imprégné d’antijudaïsme, au travers de symboles, d’images et de connotations ancrées dans l’inconscient collectif.

La gauche identitariste veut déconstruire les représentations langagières et culturelles, car celles-ci véhiculent inconsciemment des schémas de domination et d’exclusion envers certains groupes, au-delà des intentions conscientes. Mais si ce constat vaut pour les femmes, les musulmans, les Noirs, il devrait également s’appliquer aux Juifs.

Comment définir ce phénomène singulier qu’est l’antisémitisme, ce rejet et cette haine envers les Juifs dépourvus de tout fondement rationnel ? Sans prétendre être une experte de cette question complexe aux ramifications historiques multiples, je propose une définition personnelle : l’antisémitisme est une vision du monde qui impute aux Juifs la responsabilité de faire couler le sang de non-Juifs.

Ainsi, je ne pense pas que l’antijudaïsme chrétien soit dû à une simple rivalité entre deux religions revendiquant la primauté théologique (les chrétiens parlent de « verus Israël » ou de « substitution »). Les systèmes de croyance n’ont en général aucun problème à se déclarer premiers et à balayer leur prédécesseur. Ce qui me semble fondamental à l’antijudaïsme chrétien, c’est plutôt la conviction que les Juifs sont responsables du pire des crimes, le déicide, soit le meurtre de Dieu lui-même selon l’Évangile de Matthieu. Pilate, le gouverneur romain mandaté par les Juifs pour exécuter Jésus, affirme : « Je suis innocent du sang de cet homme ». À quoi la foule (juive) répond : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! », ce que la théologie chrétienne appelle la malédiction du sang. L’iconographie chrétienne a abondamment représenté le sang de Jésus sur la croix. L’image du sang, associée à la mort sacrificielle d’un fils de Dieu d’amour, a d’autant plus probablement frappé l’imagination des chrétiens qu’elle s’est largement propagée à travers les siècles. Dans un monde où ces représentations visuelles étaient les seules images disponibles s et s’accompagnaient du récit choquant du meurtre de Dieu, les Juifs ne pouvaient apparaître que comme un groupe menaçant de plonger le monde dans l’injustice, le chaos et la souffrance. Il n’est donc pas surprenant qu’au XIIe siècle, notamment en France et en Angleterre, les Juifs aient été accusés de tuer des enfants chrétiens afin d’utiliser leur sang pour fabriquer la matza de Pessah. L’effusion de sang n’était d’ailleurs pas leur seul crime. On accusait les Juifs d’empoisonner les puits et de profaner l’hostie, le pain de communion, l’une des plus graves offenses aux yeux des catholiques. Le protestantisme de Luther n’a pas été plus bienveillant. Au contraire. Le titre du livre du théologien Protestant (Les Juifs et leurs mensonges) en dit long. Il voyait les Juifs comme des menteurs, des idolâtres, des voleurs et des brigands et recommandait par conséquent de les expulser, de raser leurs maisons et de brûler leurs écoles et synagogues. Ainsi, l’idée que les Juifs sont des criminels, en marge de la loi, déterminés à détruire les biens et les valeurs, a dominé la culture chrétienne au moins jusqu’au siècle des Lumières. C’est tellement vrai que Gotthold Ephraim Lessing, au XVIIIe siècle, a écrit Die Juden pour faire valoir le point de vue (alors radical) selon lequel les Juifs pouvaient être aussi moraux que n’importe quel être humain ordinaire.

Les idéologies antimodernes et antidémocratiques du XXe siècle ont exacerbé ce mythe du Juif foncièrement criminel, menaçant l’ordre social. Le Protocole des Sages de Sion, publié en Russie en 1903, mettait en garde contre l’intention des Juifs de contrôler le monde afin de le détruire, ce qui constitue l’équivalent séculier du déicide. Comme l’a souligné l’historien Michael Berkowitz, l’idée que les Juifs étaient des criminels constituait un aspect important de l’antisémitisme nazi[1]. Les communistes et les anarchistes étaient considérés comme de dangereux criminels et une menace pour l’ordre social et les Juifs comme les plus dangereux d’entre eux. Les Juifs étaient également considérés comme des parasites et des sangsues, des animaux qui sucent le sang. L’écrivain français Louis-Ferdinand Céline, sympathisant enthousiaste des nazis, les considérait comme les parasites les plus féroces et les plus agressifs.

Aucune autre violence d’État ne soulève l’indignation morale que provoque Israël. Aucun autre pays au monde ne suscite une telle envie de l’éliminer chez des personnes bien intentionnées soucieuses de défendre la moralité.

Le tristement célèbre « Complot des médecins » en URSS en 1953 — une théorie de la conspiration dans laquelle des médecins, pour la plupart juifs, étaient accusés de planifier l’assassinat de hauts dirigeants soviétiques — est la manifestation du  lien insidieux qu’on commence à établir avec le sionisme. Les docteurs, dont la profession consiste précisément à faire couler le sang des autres, étaient accusés d’empoisonner les élites du régime. Un article de la Pravda de l’époque les présente comme suit : « une abjecte organisation sioniste d’espions, dissimulant ses actes pervers sous un masque de charité ». Un an plus tôt, en 1952, lors du procès antisémite intenté à Slansky et à d’autres membres juifs du parti communiste tchécoslovaque, les accusés avaient déjà été qualifiés de « sionistes-impérialistes ». Cet amalgame soigneusement formulé avait suffi pour les envoyer à la mort. Le lien entre criminalité juive et sionisme, antisémitisme et antisionisme a été opéré par l’Union soviétique et a lentement pénétré le reste du monde (Poutine utilise d’ailleurs exactement la même méthode lorsqu’il traite les Ukrainiens de nazis). Il a été amplifié par la propagande arabe opposée au nationalisme juif (sionisme), laquelle n’a pas manqué de reprendre à son compte les mêmes tropes antisémites. L’engagement soviétique au Moyen-Orient après la Seconde Guerre mondiale a renforcé cette assimilation du sionisme à l’antisémitisme dans le monde musulman. Un rapport publié en 1948 par la Ligue arabe et soumis à l’ONU était intitulé Jewish Atrocities in the Holy Land [Atrocités juives en Terre sainte]. Cet ouvrage reprenait les stéréotypes les plus tenaces : les Juifs — désormais appelés « sionistes » — n’étaient pas des soldats en train de mener une guerre mais étaient des barbares assassinant des enfants et femmes, innocents.

Un certain nombre de points importants découlent de tout ce qui précède. Les antisémites nourrissent une haine des Juifs parce que ces derniers sont considérés comme une menace pour l’ordre moral. L’antisémitisme n’est pas essentiellement ressenti comme la haine d’un groupe. Une fois les Juifs considérés comme une entité dangereuse faisant couler le sang, ignorant les lois et provoquant des carnages, l’antisémitisme devient le parti de l’humanité, de la moralité, de l’ordre et de la loi, ce que le grand essayiste Jean Amery appelait l’antisémitisme vertueux. L’antisémitisme suscite une ferveur morale et une passion intense précisément parce que les Juifs sont considérés comme un danger pour l’humanité. Il n’est donc pas surprenant que les jeunes qui manifestent dans le monde entier et appellent au démantèlement de l’État d’Israël ne se considèrent pas comme antisémites ; persuadés de défendre avec passion la survie du monde menacé par un État voyou dont la criminalité est perçue comme unique et constituant une menace singulièrement inhumaine, ils refusent aux Israéliens leur droit à l’existence (un droit qui n’est pourtant refusé à aucun autre peuple sur terre). Aucune autre violence d’État ne soulève l’indignation morale que provoque Israël. Aucun autre pays au monde ne suscite une telle envie de l’éliminer chez des personnes bien intentionnées soucieuses de défendre la moralité.

Lorsque le sionisme est assimilé au mal absolu, c’est que nous ne parvenons pas, cognitivement et émotionnellement, à distinguer les Israéliens des Juifs.

L’idée que les Juifs représentent une menace pour le monde est profondément enracinée dans la culture occidentale. C’est cette perception qui ressurgit de façon quasi automatique lorsqu’Israël enfreint parfois le droit international, comme d’autres états le font. Certes, au cours des dernières décennies, Israël a agi en violation du droit (international et de son propre droit) et sa réponse militaire à Gaza a été disproportionnée et brutale. Mais d’autres pays auraient probablement agi avec autant de fermeté, voire davantage, dans des circonstances similaires. Au regard de l’Histoire, Israël n’a pas agi pire que le reste de l’humanité (qu’on se souvienne de la réaction dévastatrice des Américains à ce qui a été leur 7 Octobre, Pearl Harbor). Pourtant, on applique des normes différentes à l’État hébreu, car il est presque impossible de le dissocier de l’antique figure du Juif criminel menaçant l’ordre mondial. Lorsque le sionisme est assimilé au mal absolu, quand il devient l’épicentre du mal, c’est que nous ne parvenons pas, cognitivement et émotionnellement, à distinguer les Israéliens des Juifs, les actes répréhensibles d’Israël (somme toute banals au regard de la triste histoire de l’humanité) de l’association mentale avec les Juifs comme danger pour le monde. Permettez l’analogie : il est difficile de dissocier les concepts de « jupe » ou « robe » de celui de « femme ». Certes, nul n’ignore que des hommes peuvent en porter. Pourtant, ces vêtements évoquent presque invariablement la féminité. Même si nous savons que les Écossais revêtent parfois des jupes ou que les musulmans portent des vêtements qui ressemblent à de longues robes, « jupe » et « robe » évoquent inévitablement la féminité, et non la masculinité. Les sionistes et les Juifs sont inextricablement liés selon une logique cognitive semblable. Il est très difficile de dissocier les deux, même si l’on sait que tous les Juifs ne sont pas sionistes et inversement (une étude menée par Pew en 2021 a révélé que la majorité des Juifs considèrent qu’Israël fait partie de leur identité, suggérant donc des liens profonds). Ainsi, même si, d’un point de vue factuel, « Juifs » et « sionistes » peuvent parfois apparaître comme distincts, ils demeurent indissociables dans les représentations mentales et par conséquent associés quasi automatiquement. Lorsque les jeunes manifestants appellent à détruire Israël, ils expriment également le souhait d’anéantir les Juifs vivant en Israël.

La situation est catastrophique non seulement pour nous les Juifs et les Israéliens, mais aussi pour les Palestiniens.

Prétendre qu’une participation juive à un mouvement l’exonère de toute accusation d’antisémitisme relève également d’un vieux trope, cultivé notamment par les Soviétiques (certains communistes juifs n’hésitaient pas à persécuter leurs coreligionnaires au temps de l’URSS). Comme peuvent en témoigner les féministes ou les Afro-Américains, le fait qu’une femme ou une personne noire nourrisse des idées sexistes ou racistes est loin d’être rare. Depuis le XVIIIe siècle, dans leur quête d’intégration à la société d’accueil, de nombreux Juifs ont pu embrasser l’antisionisme comme vecteur d’assimilation, que ce soit en URSS ou en Occident. Au début du XXe siècle, l’antisionisme participait d’un débat légitime sur le rôle à accorder au nationalisme juif. Pourtant, aujourd’hui, la signification de l’antisionisme a largement évolué, dépassant le stade d’une simple discussion théorique sur la meilleure stratégie de survie juive. L’antisionisme a été récupéré par divers acteurs politiques qui l’instrumentalisent pour légitimer leur volonté d’éliminer l’État juif.

La situation décrite ci-dessus est catastrophique non seulement pour nous les Juifs et les Israéliens, mais aussi pour les Palestiniens : les Israéliens ont été les victimes d’un massacre sans précèdent en Israël et interprètent ces manifestations comme profondément antisémites. Cela renforce chez eux le sentiment que le monde a l’intention de les détruire et qu’ils ne peuvent compter que sur la puissance militaire et la force pour assurer leur protection. La course à la dissuasion armée les éloigne de la recherche d’une solution politique qui conférerait dignité et souveraineté aux Palestiniens. Elle les pousse à cautionner plus facilement les décisions d’un ignoble gouvernement déterminé à saper les derniers remparts de la démocratie israélienne. Au lieu de contribuer à bâtir une large coalition en vue d’exiger une paix juste pour les deux peuples, au lieu de rassembler Palestiniens et sionistes dans la raison, ces manifestations génèrent des divisions, une méfiance et une inimitié sans précédent entre des gens qui devraient être alliés. Elles auront pour effet d’effacer un camp de la paix déjà très affaibli. Jamais la morale n’a été à ce point l’ennemie du bien.


Eva Illouz

 

Ce texte est paru le 17 mai en allemand sous le titre « Antisemitismus an den Universitäten: Euer Hass auf Juden » dans la Sueddeutsche Zeitung

Notes

1 voir son livre : The Crime of My Very Existence : Nazism and the Myth of Jewish Criminality, University of California Press, 2007.

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