Nous avons publié dans K. un fragment de la pièce d’Evguéni Tchirikov Les Juifs, écrite en 1906 et que viennent de publier les Éditions Mesures. L’entretien, réalisé en partenariat avec Akadem, que nous donne cette semaine son traducteur André Markowicz permet de mieux comprendre le sens et la singularité de cette œuvre.
Les traductions en français par André Markowicz des grands écrivains de la littérature russe – Dostoïevski, Pouchkine, Tchekhov – ont fait date, permettant de redécouvrir des auteurs que leurs traductions précédentes avaient souvent corsetés dans la syntaxe d’un français du XIXe siècle qui éloignait les œuvres originales de la liberté, voire de la brutalité qu’elles pouvaient avoir en Russe. Depuis plusieurs années, Markowicz a entrepris de traduire le théâtre qui s’écrivait et se jouait en Russie entre 1900 et 1914, celui qui accompagna l’émergence de Stanislavski et de Meyerhold. Il a déjà traduit une vingtaine de pièces – dont Les Juifs d’Evguéni Tchirikov. Cette pièce, comme d’ailleurs l’œuvre de son auteur, André Markowicz ne la connaissait pas. Il a appris son existence par hasard, découvrant que Meyerhold l’avait montée en 1906, avant qu’elle ne soit interdite. « J’ai lu, et je suis resté stupéfait » écrit-il dans la préface de son édition parue pour les Éditions Mesures.
Il faut dire qu’avant Tchekhov les Juifs avaient été les grands absents de la littérature russe du XIXe siècle. Lorsqu’on les trouve, c’est fugacement et en mauvaise part – chez Dostoïevski notamment, dont André Markowicz a toujours refusé de traduire les écrits violemment nationalistes et antisémites. « Les Juifs est le premier texte que je connaisse écrit par un Russe, non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur même d’une maison juive, sur le destin, la vie quotidienne et les choix qui s’offraient à la communauté juive de l’Empire russe au début du XXe siècle » explique André Markowicz.
Dans l’entretien qu’il nous a accordé, pour K et Akadem, André Markowicz prolonge la mise en contexte de cette pièce qui figure dans sa préface : « Que faire ? Comment survivre ? Faut-il juste continuer à subir en faisant le dos rond tout en essayant de garder sa dignité, ou faut-il se révolter, et comment se révolter ? Faut-il s’allier à ceux qui, en dehors de la communauté, ouvriers ou étudiants, remettent en cause l’ordre qui permet cette oppression ? La solidarité est-elle possible entre Juifs et non-juifs, entre tous les opprimés de la terre, ou bien n’y a-t-il aucune aide à attendre de personne, et faut-il partir ; partir en Amérique, ou bien, plutôt, chercher la création d’une patrie juive en Palestine ? Et Quelle solidarité les Russes peuvent-ils apporter ? Qui, parmi eux, n’a pas, ne serait-ce qu’inconsciemment, instinctivement, des préjugés à l’égard des Juifs ? Quand on parle de « communauté juive », parle-t-on de solidarité réelle, ou bien cette solidarité s’arrête-t-elle pour certains Juifs, qui oppressent d’autres Juifs et font des affaires, nettes ou pas nettes, avec l’administration, évidemment corrompue, de l’État ? Et que doivent faire les jeunes qui veulent quitter l’enceinte close de la « zone de résidence », celle, aussi, des superstitions et de l’obscurantisme d’une religion qui décide toujours du moindre détail de la vie ? Toutes ces questions, et bien d’autres, le spectateur ou le lecteur de Tchirikov les reçoit en plein cœur, à chaque page, d’acte en acte, à mesure que grandit l’inquiétude qui amènera au tableau final. Traduisant ces scènes, je me sentais devant un monument d’histoire : Les Juifs sont comme une synthèse de la vie, des doutes et des espoirs, des angoisses et des épreuves de ce qu’on appelle le yiddishland ».
Tchirikov a écrit sa pièce en 1903, en réaction au grand pogrom de Kichiniov qui avait bouleversé le monde entier, mais aussi une partie de l’intelligentsia russe libérale, sensible à la « question juive » – cette partie de l’intelligentsia qui, quelques années plus tard, en 1911, se mobilisera pour faire acquitter Menahem Beilis, accusé d’avoir commis un meurtre rituel à Kiev. La « question » est dans l’air du temps, mais l’on s’étonne à la lecture de la pièce de la connaissance que pouvait avoir Tchirikov des débats, dilemmes et clivages qui pouvaient alors animer l’intimité des familles juives. En particulier à propos du sionisme, le sujet d’interrogation qui se trouve au cœur le plus vif de la pièce, au point de pouvoir diviser un même personnage, comme ce Furman déclarant à l’acte trois : « Le sionisme ? Comment vous dire ? J’y crois et je n’y crois pas. »
Son empathie, la profondeur de sa compréhension, Tchirikov n’en témoigne jamais davantage qu’avec le personnage de Lia. Il invente une figure magnifique où se mêlent à la fois le désir d’assimilation de cette jeune révoltée tentée par le socialisme, lycéenne exclue de son établissement pour « participation à des désordres étudiants » et une obstination juive venue d’on ne sait où et qui ne cesse de la surprendre elle-même : « LIA. — Tout le temps que nous avons vécu à Pétersbourg, j’ai oublié que j’étais une « youpine ». Mais, maintenant, je n’arrive plus à me le sortir de la tête. Je te jure ! Sans doute que, jusqu’au fond du cœur, on se sent toujours un attachement inconscient à sa nationalité, à sa religion… BÉRÉZINE. — Sa religion ? LIA. — Oui. Notre religion ne me touche pas et il y a beaucoup de choses dedans qui me paraissent… ineptes. Mais parfois, quand j’entends mon père lire ses prières du shabbat, il y a quelque chose, d’un coup, qui remue dans mon cœur, loin, loin, au fond, je ne sais pas où, quelque chose qui me revient, quelque chose de proche, de familier, à moi, quelque chose que je me mets comme à plaindre, (baissant la voix), quelque chose qui gémit. »
Stéphane Bou
Obtenir la pièce sur le site des editions Mesures.