Les éditions de l’Échappée font paraître la traduction du roman écrit en yiddish par Benjamin Schlevin, Les Juifs de Belleville, publié en 1948. Cette fresque sociale plonge le lecteur dans le petit monde des immigrés juifs d’Europe centrale et de l’Est, ouvriers et artisans, militants idéalistes et arrivistes désabusés, à la veille de la défaite de 1940 et de l’Occupation. K. en publie un extrait, précédé d’une présentation d’Elena Guritanu.

Connaissez-vous Belleville ? Non pas celui d’aujourd’hui, mais celui d’entre les deux guerres, puis celui de 1939-1945 ? Ses ateliers de confection, ses petits hôtels, ses cafés, ses clubs ouvriers, ses ligues culturelles, ses cercles yiddish, ses pletzels ? Connaissiez-vous ses petits artisans, façonniers, tailleurs et colporteurs ? Connaissiez-vous les Juifs de Belleville ?
Le roman de Benjamin Schlevin nous amène sur les traces de leurs pas, depuis leur arrivée de Pologne, d’Ukraine ou de Bessarabie jusqu’à la guerre, et, malgré elle, au-delà, car tout comme cette grande œuvre de littérature yiddish, « ils continueront de vivre », transformant le Paris perdu des éditions de L’Échappée en un Paris retrouvé.
Né en 1913 à Brest-Litovsk – ville polonaise entre les deux guerres mondiales, puis biélorusse après 1945 – Benjamin Schlevin émigre à Paris en 1934, après quelques années passées à Varsovie, où il fréquenta les cercles littéraires yiddish. Il commence l’écriture de ce vaste roman social à la fin des années 1930, alors qu’il travaille comme linotypiste auprès du journal communiste yiddish Di Naye Prese[1]. Il ne l’achèvera qu’à la Libération, à son retour du Stalag. Car, à l’instar des personnages de son roman, Schlevin est de toutes les guerres, celle des ouvriers, celle d’Espagne – depuis Paris –, celle contre les Allemands. Et, quand bien même « il faut savoir pour quoi et pour qui on se bat », tout comme eux, il n’a pas le cœur à se demander si ces guerres sont bien les siennes. En octobre 1939, Schlevin s’engage en tant que citoyen polonais dans l’Armée française. En 1940, il est fait prisonnier de guerre et envoyé dans un Stalag en Allemagne.
Libéré par les Américains en 1945, il revient à Paris, retrouve Belleville et son appartement rue Mélingue, reprend son emploi de linotypiste, reprend l’écriture. Les Juifs de Belleville est d’abord publié en yiddish, en feuilleton en 1947, puis sous forme reliée en 1948. Une traduction française voit le jour en 1956, celle de Arnold Mandel ; traduction si tronquée par la censure qu’elle en est comme mutilée, le roman étant amputé de chapitres entiers et ainsi dépossédé de son âme.
Car c’est bien l’âme de Belleville, le cœur battant de ses quartiers ouvriers où s’installent début 1900 les Juifs émigrés de Galicie, que Benjamin Schlevin restitue dans cette monumentale fresque populaire. Récupérés par de petits patrons directement sur les quais de la « Gare-di-Nor », ils triment dans des ateliers de confection pour trois francs six sous, logent où ils peuvent au sein de ce Belleville juif surveillé par les « hirondelles », et collectionnent des avis d’expulsion qui se périment dans les poches de leurs manteaux élimés. Or, ils ne tissent pas seulement des textiles, mais aussi des liens de solidarité résistant à toute épreuve, ne nouent pas que des cordons et lanières, mais aussi et surtout des relations d’amitié et parfois d’amour.
Parmi ces « parcours contrastés des ouvriers et petits patrons ashkénazes arrivés à Paris après la Première Guerre mondiale et qui, tout en essayant de se faire une place dans la société française, furent confrontés à toutes les secousses, tous les drames de la période 1939-1945 », selon les mots de Joseph Strasburger, on y lit celui de Beni et celui de Jacquou, qui ont fui ensemble la Pologne en guerre pour « Paris la blonde » qui ne tardera pas à les séparer, celui de monsieur Joseph, le convoité fournisseur de travail à façon, de Yoshkele le Bessarabien, de Khemiele et de son père Dovid, de Roujele, de Krayndl…, et de tous ceux qui croisèrent, pour leur meilleur ou le pire, leurs destins tumultueux de Juifs de Belleville.
Les Juifs de Belleville, publié aux éditions de L’Échappée, en la traduction de la tant regrettée Batia Baum, l’infatigable passeuse de littérature yiddish, et de Joseph Strasburger, est la version originelle et complète du roman de Benjamin Schlevin. Roman social et quasi biographique, car Schlevin vécut lui-même la plupart des situations qu’il transpose en fiction.
C’est à juste titre si Denis Eckert, préfacier et auteur de l’appareil critique du livre, considère Benjamin Schlevin comme « la figure même de l’intellectuel ouvrier : il n’arrêtera jamais d’écrire, tout en continuant son travail de linotypiste jusqu’en 1975 » ; et ce jusqu’à son décès, à Belleville, en 1981.
Elena Guritanu
*
Extrait
Chapitre 18 : HALLUCINATIONS
En ces belles et claires soirées de printemps, quand boulevards et avenues débordent d’une animation bruyante, Jacquou est plus que jamais occupé, il n’a pas une minute à lui. Il est tout le temps en train de courir d’une réunion à l’autre, du club ouvrier de Belleville à la Ligue, et de la Ligue au syndicat. Pour la première fois de sa vie il peut compter sur un gagne-pain régulier, certain. Il sait qu’on ne se permettra pas de le congédier comme ça, de but en blanc. Et même dans ce cas, il faudrait faire appliquer en priorité l’augmentation du salaire horaire.
La terrible morte-saison approche et se fait sentir plus tôt que les autres années. À cause des fréquentes crises gouvernementales, la valeur du franc ne cesse de chuter. Il y aurait pourtant assez de travail, mais on reste des moitiés de semaine sans rien faire. Qui a envie à une époque si incertaine de travailler pour faire du stock ?
Malgré tout, ces derniers temps, ont recommencé à se montrer à la Ligue de nouveaux visages. On passe les frontières en fraude, avec de faux papiers. La plupart fuient la Pologne à cause de la terrible crise et parmi eux beaucoup sont évadés des prisons politiques. Les visages à la Ligue changent sans cesse. Il apparaît toujours des nouveaux venus dans les commissions et dans les sections culturelles. Nombre d’arrivants des vagues précédentes ont fait leur trou, se sont installés, sont occupés par la lourde charge de travail qui leur est tombée dessus à Paris, le joug de la responsabilité d’une famille, la nécessité de payer ponctuellement le terme, de subvenir aux besoins d’un enfant arrivé sans rien demander ; on place l’enfant chez une paysanne quelque part à la campagne, car on ne peut pas s’en occuper soi-même, on doit s’échiner à un dur et amer labeur, se presser, suer dans les ateliers de misère ou à domicile comme façonnier, pour pouvoir couvrir toutes ces dépenses. Ils viennent donc moins à la Ligue et on ne les voit plus que rarement, à l’occasion d’une soirée de fête. Seuls viennent ici les célibataires, jeunes filles exténuées, visage poudré, et jeunes gars au teint blafard, qui habitent toujours dans les hôtels crasseux et ne sentent pas encore peser sur eux la charge d’une vie de famille.
Toutes ces vagues d’émigration ont déferlé sur Jacquou. Il fait déjà partie du petit groupe des « anciens » membres actifs. Son visage est donc connu de tous à la Ligue. Comme toujours, on le voit rester dans les coins, les revers de la vareuse relevés, jetant un regard gris de déraciné, comme s’il avait débarqué la veille de la « Gar di Nor ».
Il passe des heures dans les petites pièces enfumées du syndicat. On est à la veille d’un mouvement de revendication pour une augmentation de salaire, à la veille d’une grève. Tard le soir il trouve à peine une demi-heure pour faire un saut chez Krayndl. Cette fille vaillante, dégingandée, est à nouveau accablée par ses soucis, qui n’en finissent pas.
Maintenant qu’elle a reçu cet avis d’expulsion, elle a peur de travailler à l’atelier. Elle s’est démenée, a couru chez toutes ses connaissances, a fait l’impossible et a fini par ramener un jour dans sa chambre d’hôtel une vieille machine à coudre Singer usagée. Elle a apporté des paquets de légers corsages d’été alors à la mode, et derrière sa porte close, avec crainte et tremblement, le cœur battant, elle reste assise à coudre. Elle est devenue toute blanche de la poussière qui s’élève des balles de tissu coupé. Ses cheveux sont tout couverts de blanc, ses sourcils aussi, comme les verres de ses lunettes au bout de son petit nez rond. Mais pour livrer c’est doublement difficile, elle ne peut se coltiner les paquets trop lourds et elle a peur qu’on l’arrête et lui demande ses papiers. Il faut pouvoir sauter en vitesse sur une plateforme d’autobus, traverser à la course une rue agitée. Mais on l’aide à s’en sortir. Tant de ces nouveaux immigrés qui ne savent pas où se tourner, par où commencer, viennent demander conseil à Krayndl, connue comme une très bonne ouvrière, et elle leur apprend à piquer à la machine, à coudre un bouton, pour au moins gagner son premier franc, avoir de quoi se maintenir l’âme en vie. De temps en temps, la « tête » de la machine émigre chez un créancier à qui elle doit quelques centaines de francs, empruntés et prêtés à l’un des nouveaux venus pour payer une semaine d’hôtel, pour graisser la patte en délivrance du bout de papier provisoire à la préfecture.
Elle reconnaît, au coup prudent frappé à sa porte, qu’un de ceux-là vient la trouver et elle ouvre aussitôt. On s’assied sur le lit, sur les paquets empilés, on grignote avec elle un pauvre repas, on se réchauffe le cœur avec un verre de thé. En échange, quand il faut livrer un paquet, il se trouve toujours des gars vifs, risque-tout, qui se disputent pour être le premier à y aller. « Krayndelshi, implorent-ils, laissez faire, ne vous inquiétez pas. Je prends à mon compte le risque d’expulsion… Je saurai m’évaporer de sous leurs mains, ayez confiance. » Ces gars vifs se font embaucher dans les ateliers à moitié prix. Un de ceux-là, qui n’avait jamais eu la moindre idée de comment on fait des pantalons, s’est présenté comme un culottier de première classe. Il s’est hardiment assis à la machine et quand le patron est venu examiner la pièce de travail et a dit : « Non, mon gars, vous le faites de travers… », l’autre n’a pas perdu son aplomb et a répondu : « Chez nous à Varsovie on travaillait selon un autre système ! » Sur ce il a bien observé ce que le patron lui a montré. En fin de compte, le patron l’a congédié. Un peu plus tard, quand ils se sont rencontrés par hasard, le patron lui a demandé :
« Alors, comment ça va ?
— Merci, on fait aller. Pas si mal ! Mais je vous dois une fière chandelle pour m’avoir appris le métier. Je n’étais pas du tout culottier… »
Et tous deux ont éclaté de rire. Ensuite, ce gars est monté chez Krayndl lui raconter sa belle invention. Ce jour-là il lui a livré tous ses paquets.
Jacquou, en revanche, quand il est assis là sur un coin de chaise chez elle, elle le commande déjà comme un proche, lui demande de retourner les cols, de livrer un paquet. Mais elle demeure pourtant froide et distante, bien plus distante qu’avec les jeunes gens étrangers qui passent chez elle, dans sa petite chambre, des journées et des soirées entières. Parfois, Jacquou est même vexé ; ça le chagrine de voir qu’elle a tant à cœur de recoudre un bouton pour l’un de ces garçons, de lui donner à manger, parce que ce gars ne gagne pas un sou, et de temps à autre elle fait même cadeau d’une chemise « tombée » de sa table de travail. Jacquou, lui, on dirait qu’elle ne fait pas attention à lui, est-ce qu’il travaille seulement, est-ce qu’il porte des habits déchirés… Seul et unique signe de familiarité : plus sûre de lui que des autres, elle lui a demandé de livrer le paquet de petits corsages…
Malgré tout, Jacquou ne peut pas comprendre, il en reste des heures la nuit sans dormir. Pourquoi est-elle si froide avec lui ? Pourquoi le chasse-t-elle quand il s’oublie et s’attarde le soir, assis sur son lit ? Une seule fois, il n’y a pas longtemps, alors qu’il avait pris froid et toussait d’une toux rauque, avec des douleurs aiguës dans les côtes, elle est venue dans sa chambre, lui a posé des ventouses sur le dos, l’a frictionné à l’alcool et lui a apporté au lit des verres de lait bouillant. Au seul contact de ses doigts osseux, usés au labeur mais si chauds et maternels, quand elle lui a massé le dos, il s’est déjà senti soulagé. C’était si bon de rester ainsi couché dans une douce somnolence et de la sentir s’affairer dans la chambre, sentir son ombre sur lui, la sentir bien le border avec une grosse couverture. Quand il s’est endormi, elle est sortie sur la pointe des pieds. Le sommeil lui a été doux alors et en rêve il s’est retrouvé dans son lointain foyer, chez sa mère qu’il n’a pas vue depuis si longtemps. Qui ce soir-là était plus heureux que lui ?
Elle a changé du tout au tout quand, un dimanche de mai, lors du défilé devant le mur des Fédérés au Père-Lachaise, il a été arrêté, passé à tabac, maintenu plusieurs jours en détention et relâché avec un avis blanc d’expulsion dans la poche. Cette fois elle n’a plus connu le repos. Elle a couru chez tous les avocats et a remué ciel et terre jusqu’à ce qu’il soit libéré. Il est revenu à l’hôtel, son petit sourire habituel sur le visage, le menton envahi d’un duvet blond, les revers de sa vareuse relevés, et fatigué, brisé, il s’est étendu chez elle sur le lit. Il était épuisé, exténué par les coups qu’il avait reçus. Après deux jours entiers sans manger, dans ses yeux brûlait une lueur affamée et il avait les joues creuses.
Ce soir-là, elle ne le laisse pas partir, elle le couche dans son lit à elle car chez lui souffle un air glacé. Elle a baissé le rideau et le lave dans une cuvette d’eau chaude. Elle n’est plus du tout gênée de voir son corps dénudé si émacié, ses maigres épaules contusionnées, marquées de stries rouges, enflées, meurtries par les matraques. C’est ainsi que le lavait autrefois sa mère quand petit garçon il était malade. Mais jamais encore il n’a senti sur son corps une main si caressante, si chaude, et au fond de lui il est content de tout ce qui lui est arrivé. Il entrouvre les paupières et observe les murs familiers inondés de la douce lumière vespérale de l’abat-jour. Dans sa demi-torpeur il n’arrive pas à croire qu’il se trouve bel et bien dans le lit blanc et moelleux de Krayndl. On est au cœur de la nuit et son ombre affairée se balance encore longtemps çà et là au plafond. Après une journée de dur labeur elle a toujours tant à faire, laver, nettoyer, ranger, et parcourir de ses yeux aveuglés de fatigue son journal, jusqu’à ce qu’il lui glisse des mains.
Les voisins de longue date ne quittent pas facilement cet Hôtel Pékin si reculé, les cinq étages rances exhalant la tristesse ; il est rare, parmi ceux qui ont fait leur nid là-haut, qu’une fois arrivé on parte pour les beaux quartiers. On est si habitué qu’il semble déjà que rien de mieux n’existe ailleurs. Et en plus, depuis l’été dernier, quand soudain est arrivé un nouveau flot d’émigrants de Pologne, toutes les chambres laissées vides ont vite été occupées. Le concierge, dur d’oreille et toujours un peu éméché, fait mine de ne rien savoir, comme chaque fois, au moment d’inscrire les nouveaux venus : le pouce sur les lèvres il s’essuie les moustaches, comme après une bonne rasade, et selon sa vieille habitude cligne de l’œil gauche, en signe de connivence. Pour lui, l’essentiel est qu’on paie la semaine et qu’on lui passe quelques francs de la main à la main.
Il en est allé de même pour Joseph Hecht et sa fille Rekhele. Ils n’ont pas quitté l’hôtel. Après son soudain malheur, lorsque Beni a repris en douce ses parts, emmené avec lui Roujele, les clients, les façonniers, Joseph n’est plus jamais retourné dans son appartement déserté sur le boulevard. Il a revendu pour une misère le peu de mobilier, jusqu’aux plus menus objets qui pouvaient encore lui rappeler Roujele, et désormais il passe la nuit sur un lit étroit installé dans une petite chambre, séparée de l’atelier par une simple cloison. La vieillesse lui est soudain tombée dessus. Il a les cheveux gris et marche courbé, comme ployé sous un lourd fardeau. Plus rien, pas plus la Société de Praga que les bons copains du café La Lumière de Belleville, ne l’attire. Il s’active avec Rekhele dans l’atelier vide, lui-même désormais façonnier. Pendant les jours chauds du plein été, quand le travail s’arrête et que tous sont partis respirer l’air frais hors de la ville, il reste assis à une terrasse de café sur le boulevard avec quelques artisans usés dont les mains tremblent et que personne ne veut plus prendre au travail, et il ne cesse d’évoquer son âge d’or passé, quand 100 francs étaient un « crachat dans la mer » et que l’on arrachait avec les mains les morceaux d’oie rôtie. Il en a rabattu de ses grandioses projets d’autrefois, et doit maintenant lui-même quémander auprès d’une « maison » un peu de façon. C’est foutu, la vie a joué avec lui une carte truquée, a promis beaucoup et l’a laissé sur ses vieux jours malade, brisé, pauvre…
Quelle joyeuse et bonne vie ont tous ces jeunes gars et ces jeunes filles qui logent ici à l’hôtel, dans l’illégalité, à l’écart de tout œil policier. Ils n’ont jamais rêvé de s’enrichir, vivent au jour le jour et sont toujours miséreux et joyeux… Souvent il s’étonne de l’insouciance de tous ces jeunes déracinés qui n’ont jamais eu de jeunesse et jamais eu le droit d’être jeunes. Le soir, dans le long couloir toutes les portes sont grandes ouvertes et c’est un continuel va-et-vient de chambre en chambre. L’un d’eux joue bien de la mandoline, qui bourdonne de toutes sortes de chansons gaies ou nostalgiques. On entend tout le temps s’élever de là-bas de joyeuses parleries à voix haute, des rires. C’est un soir d’été, après une journée caniculaire, une fournaise. L’air est immobile, au point que le rideau à la lucarne ouverte ne bouge pas d’un pli. Les fenêtres donnent sur une unique petite cour carrée, entourée de hauts murs aveugles. Sortir dans la rue est un danger. Dans les étroites ruelles et sur le boulevard il y a en permanence des rafles.
Les locataires de l’hôtel ont une nouvelle voisine. Dans une chambre mitoyenne de Jacquou s’est installée une fille de joie bien en chair, à la trentaine bien tassée, avec de longs pendants d’oreille et un reflet d’alcool dans ses yeux pâles et éteints. Passé minuit, quand il fait déjà noir dans le couloir, elle se retrouve parfois par hasard avec un « invité » dans sa chambre. Mais d’habitude elle rentre chez elle à l’aube et en fermant la porte elle entonne gaiement un petit air. Elle se lève tard et jusqu’à une heure avancée de la journée elle tournicote dans le couloir en dessous colorés profondément échancrés, montrant ses bras nus opulents, soufflant la fumée de ses cigarettes au plafond. Elle sourit souvent à ses voisins juifs, ces étrangers, quand elle rencontre l’un d’eux dans le couloir, et leur parle longuement, bien qu’ils comprennent à peine un mot sur dix. Montrant la porte de Rekhele et portant un doigt à la tempe, ce qui signifie que cette Rekhele n’est pas tout à fait normale, elle finit par un faible rire éraillé.
Dans l’autre chambre mitoyenne, Jacquou a maintenant comme voisine Rekhele. Sa conduite et ses manies sont devenues pour les habitants de l’hôtel de plus en plus incompréhensibles. Ni elle ni son méchant chat Fifi ne passent le pas de sa porte pendant des journées entières. Elle a fait sceller à l’intérieur de lourdes barres de fer et à l’extérieur a fait poser une serrure massive. Quand un des voisins la croise par hasard, elle lui jette un regard sauvage de ses yeux exorbités, à glacer le sang. Aussitôt elle s’enfuit et claque sa porte, ensuite on l’entend longtemps s’escrimer pour verrouiller la porte de l’intérieur. Parfois, entre le jour et la nuit, on peut la voir dévaler les escaliers et courir à la boutique d’en face, minuscule, recroquevillée, comme une petite vieille.
Le travail à l’atelier, c’est Joseph qui s’en occupe à présent, toutefois elle continue à l’aider. On entend souvent venir des combles les échos de violentes disputes, comme si des chaises valsaient. Les hurlements de Rekhele se font entendre et sitôt après elle descend en courant, ébouriffée, et passe un long moment à verrouiller sa porte. Elle accuse son vieux père de choses pas très décentes ; c’est du moins ce qu’on peut deviner des hauts cris qu’elle pousse là-bas. Joseph, avec un teint gris de pigeon, plein de honte, s’excuse devant les voisins. « Que vous dire ? Il ne pouvait m’arriver plus grand malheur ! » Certaines nuits, tout l’hôtel et ses cinq étages éteints sont dérangés par les plaintes qui émanent de la chambre verrouillée. La joyeuse voisine dévergondée ne peut souffrir ces perpétuels tapages nocturnes et elle frappe contre le mur. Plus de doute, cette fille est tombée dans la folie, elle fait une convulsion, et elle peut en plus commettre le pire. Le soir, les autres filles passent en courant dans le couloir obscur, tremblantes, et se précipitent chez Krayndl, pouvant à peine reprendre leur souffle.
La petite chambre de Krayndl est le point de rassemblement tous les soirs, quand on rentre. On reste là jusqu’à minuit, à boire du thé dont on a fait bouillir l’eau sur le petit réchaud à pétrole, et chacun a de quoi raconter, comment il s’est frayé un chemin à travers les ruelles et a pu échapper à une rafle. Si quelqu’un n’est pas rentré un soir, on sait déjà qu’il est au poste. Quelques jours plus tard il revient en effet, blême mais souriant, et montre l’arrêté d’expulsion blanc. On le félicite de pouvoir rester maintenant sept jours d’affilée dans la légalité et traverser le feu ardent des rafles. On retourne dans les chambres tout de même le cœur battant, à l’écoute d’un possible pas étranger dans les escaliers. Ce soir-là, Jacquou rentre plus tard que tout le monde à l’hôtel. Les réunions l’ont fatigué, il est fatigué de sa vie misérable, de sentir aussi par toutes ses fibres l’attraction continuelle du nid chaud et douillet de Krayndl. Il en a assez de sa solitude de célibataire qui ne le laisse pas en repos la nuit. Tous deux, Jacquou comme Krayndl, promènent de profonds cernes bleutés sous les yeux. Il faudrait prendre la vie, se disent-ils chacun de son côté, avec bien plus de hardiesse et d’assurance, comme quelque chose qui vous est dû et non comme une chose que l’on mendie ou que l’on vole. Chacun est arrivé séparément à la même conclusion et aucun des deux ne fait pourtant rien de concret. Ils passent des nuits blanches, sans que l’un sache pour l’autre. Il est même arrivé une fois que Jacquou, tard dans la nuit, reste planté devant chez elle et finalement reparte à pas feutrés. Il lui a manqué le courage de frapper doucement à sa porte. À pas prudents, étouffés, il est retourné à son lit solitaire et s’y est lourdement laissé tomber. Dégoûté de sa couche froide et désolée, il est resté éveillé jusqu’au matin, tous les sens à vif, aiguisés. Avec un peu de curiosité et un peu d’effroi, il a tendu l’oreille aux bruits assourdis autour de sa chambre. Au fond du couloir une porte grince et tous les murs se mettent soudain à bruire. Au plafond se promène une lueur égarée. Près de la fenêtre s’éteint et s’allume l’enseigne clignotante de l’Hôtel Pékin plongé dans le noir. Dehors, la nuit d’automne est venteuse. Est-ce bien le vent qui bruisse ainsi à travers le carreau cassé ? ou des voix étouffées ? des pas qui se glissent dans les escaliers ? La joyeuse voisine dévergondée de l’autre côté du mur n’introduit-elle pas un « invité » après minuit dans sa chambre ? On ferme à clé la porte voisine ? Ou est-ce le courant d’air qui fait la fête et se donne libre cours dans le couloir ouvert à tous les vents, avec sa lucarne branlante à la vitre cassée ? Son esprit enfiévré croit même percevoir derrière les murs endormis un petit rire, des pas discrets. Dans l’obscurité lui semblent se détacher des mains brûlantes, errantes, qui, à tâtons, se cherchent et se trouvent, comme si la mince cloison qui les sépare était soudain devenue transparente. Il entend en effet une molle chute. Il lui semble sentir tout près de lui le souffle excité d’une expiration. Et lui aussi, Jacquou, se sent bien, si bien qu’il s’assoupit de fatigue.
Mais, soudain, un bruit sourd de chaise renversée, un battement, comme les ailes d’un oiseau enchaîné, un cri étouffé, éraillé, et un miaulement plaintif. Est-ce vraiment l’odieux Fifi, le chat de Rekhele ? Tous ces bruits étouffés viennent-ils vraiment de ce côté-ci du mur, et pas du côté où habite la joyeuse voisine dévergondée ? … Un tapage si violent, on l’a sûrement entendu dans tout l’hôtel. Des portes s’ouvrent à grand fracas, des voix inconnues, calmes, retentissent. On monte les escaliers en courant. Quant à lui, il lui est trop difficile de s’arracher au sommeil. Il veut se lever, mais une douce lassitude le fait replonger dans l’oreiller. C’est égal, se dit-il, peu importe ce qui est arrivé, mieux vaut dormir.
Benjamin Schlevin
Les Juifs de Belleville, de Benjamin Schlevin. Traduit du yiddish par Batia Baum et Joseph Strasburger. Postface et appareil critique de Denis Eckert, Les Éditions de l’Échappée, 560 p., 24 euros.
Notes
1 | Di Naye Presse [La Presse Nouvelle] est un quotidien laïque en langue yiddish, fondé par les militants de la section juive de la Main d’œuvre immigrée (M.O.I.). De 1940 à la fin de la guerre, le journal paraît clandestinement, sous le nom de Undzer Wort [Notre Parole]. |