Les droits de l’Homme passent à l’action

Où l’on se demande ce que signifie qu’un avocat franco-palestinien ayant plaidé coupable lors d’un procès où il était accusé de planifier l’assassinat d’un rabbin et d’être lié à une organisation reconnue comme terroriste par l’Union Européenne soit accueilli pour parler des droits de l’Homme au sein d’une grande institution de la République.

 

Le président de l’UEJF, Samuel Lejoyeux (2ème en partant de la gauche de l’image) invité en juillet 2022 en Israël à une réunion du Cercle des Parents, une association israélo-palestinienne qui réunit des familles des victimes du conflit luttant ensemble pour la paix. C’est le même Samuel Lejoyeux qui a été frappé et violemment attrapé à la gorge par un intervenant de la conférence organisée par la Ligue des droits l’Homme à l’EHESS.

 

Il a été porté à notre attention un petit fait divers susceptible de combler l’ennui de cette période de vacances. Je sais, cher lecteur, que vous allez m’arrêter tout de suite. Je vous entends protester devant votre écran, le doigt sur la souris pour aller vaquer ailleurs, et murmurer sur un ton légèrement irrité « mais quoi de plus lassant que les droits de l’Homme ? » Et, à dire vrai, je ne saurais être plus d’accord. Les droits de l’Homme, tout le monde les défend (en tout cas chez nous), nos collégiens peuvent les énumérer (ce que l’on espère) et il n’y a pas de personne sensée qui ne soit pour. A y regarder de près pourtant, bien rares sont ceux qui, une fois la leçon récitée, savent réellement de quoi l’on parle, et le doute tourne régulièrement à la débâcle dès qu’il s’agit de les traduire en politiques concrètes. Ce n’est pas faute d’essayer depuis plus de deux cents ans. Simplement, dès qu’on tente de les rendre réels, soit on se rend compte que leur déclaration seule n’a jamais rendu quiconque libre ou égal – il faut bel et bien d’autres droits pour produire ces deux qualités, essentiellement des droits sociaux, or ce sont des droits dont nos gouvernants, la période l’a montré, ont de moins en moins cure -, soit on constate – c’est là une plaie de l’époque – que l’application des droits de l’Homme mène à la discrimination de groupes minoritaires, surtout quand on a la mauvaise idée de les décliner en droits des femmes. Ajoutons que lorsqu’on essaie de les imposer ailleurs que là où ils sont nés et ont grandi, cet ailleurs soupçonne à juste titre qu’une tendance colonialiste pointe le nez, nonobstant le rappel aux bienfaits civilisationnels qui leur sont associés que d’aucuns croient toujours et encore opportun d’énoncer.

Si bien que les droits de l’Homme, à notre époque, chez nous et après tous les accomplissements en termes d’égalité et de liberté individuelle et civique qu’ils ont inspirés bien qu’ils n’aient pu les réaliser seuls, semblent avoir perdu de leur souffle. Certes ils sont encore bons pour critiquer, le cas échant, certains manquements et excès de l’État graves et inadmissibles, mais ces derniers ne mettent pas en cause, jusqu’ici, les fondements de l’État de droit. La vigilance est de mise, mais c’est une toute autre affaire d’en tirer une politique concrète. Évidemment, il en va tout autrement de la politique extérieure : là où il s’agit de protéger des populations entières de massacres imminents, les droits de l’Homme sont encore et toujours capables de déterminer une politique juste. De ce fait remarquable, que peut-être notre époque permet de percevoir mieux que toutes celles qui ont précédé, il est permis de tirer une conclusion non dénuée d’intérêt : le premier droit de l’Homme, celui sur lequel tout repose, c’est le droit à la vie. Il serait sage de s’en souvenir dans les moments d’emballement.

Et pourtant, comme ils sont beaux et nobles, et comme ils ont accompagné toute l’histoire de l’émancipation de l’Europe, les droits de l’Homme gardent un attrait irrésistible pour qui veut parler politique. C’est probablement pourquoi on persiste et on s’échine sans arrêt à essayer de faire de la politique en leur nom. Et dans bien des cas, cela conduit les esprits les mieux intentionnés à s’embourber dans des contradictions insensées. Notre petit fait divers récent en est un bon exemple : ainsi, il a pu arriver que la Ligue des droits de l’Homme, autorité nominale en la matière, invite un avocat franco-palestinien condamné pour terrorisme en Israël à une « rencontre-débat » dans les locaux de l’une de nos grandes écoles, l’EHESS. Au nom, donc, de la défense des droits de l’Homme, puisque c’est là l’objet de cette ligue au passé vénérable. Et pour cause : l’homme en question, M. Salah Hamouri, a été expulsé en rupture avec tout droit international humanitaire[1] de son lieu de résidence, Jérusalem-Est, et extradé vers la France par Israël. Lui refuser de résider dans la ville où il est né au motif de non-allégeance à l’État qui actuellement l’occupe, constitue effectivement une atteinte à ses droits. Qu’il soit affilé au FPLP – en tout cas ne nie pas de l’être –, donc à une organisation opposée aux accords d’Oslo, qualifiée comme terroriste par nombre d’États et par l’Union Européenne, qu’il ait été traduit en justice et condamné par un tribunal israélien pour tentative d’assassinat d’un rabbin – fait pour lequel il a plaidé coupable sans par la suite, alors que cela eût été possible, faire appel de sa condamnation auprès des instances juridiques supérieures du pays –, rien de tout cela ne le déchoit de son humanité. Autrement dit : que M. Hamouri soit un homme qui laisse volontiers planer le doute sur son engagement dans un mouvement qui envisage, accepte et planifie d’ôter la vie à d’autres êtres humains, en l’occurrence des juifs et/ou des Israéliens, ne le prive pas de ses droits de l’Homme.

On comprend alors qu’une ligue qui vise la défense des droits de l’Homme veuille l’entendre lors d’un débat. Disons qu’on le comprendrait si le débat portait sur les droits imprescriptibles dont même quelqu’un condamné pour terrorisme doit pouvoir jouir dans le pays où il a commis des crimes, voire même, ce qui est le cas pour M. Hamouri, s’il est soupçonné de poursuivre son engagement dans une organisation qui projette d’en commettre. C’est là un vrai sujet : les droits de l’Homme d’un condamné, y compris d’un condamné pour terrorisme, sont dignes de respect au même titre que les droits de l’Homme de quiconque, c’est ce qu’implique leur universalité.

Toutefois, ce n’est pas pour cela que M. Hamouri a été invité par la Ligue des droits de l’Homme. S’il a été invité, c’était pour parler des « crimes contre les droits de l’Homme » dont il affirme qu’Israël en commet tous les jours, de manière planifiée, organisée – organique pourrait-on dire. S’il a été invité, c’était pour dénoncer le « régime d’apartheid » que serait en fait la seule démocratie libérale du Moyen-Orient, cet État de droit dans lequel il a été jugé et condamné, certes, mais dans le cadre d’un procès dont la régularité et l’équité satisfont aux critères de tout procès, dans tout pays respectant les droits de l’Homme. Bref, lorsqu’il parle, M. Hamouri parle en défenseur des droits de l’Homme, non des siens de criminel condamné qu’on a bafoués en l’expulsant, mais des droits de l’Homme en général, de ce que sont les droits de l’Homme et quelle politique ils doivent commander. Avouons qu’il y a de quoi être perdu : un homme qui semble ne pas reconnaître le droit de l’Homme le plus fondamental, le droit à la vie, est invité à pérorer sur les droits de l’Homme, en spécialiste éminent du thème.

Il y a heureusement une solution à la contradiction apparente. Qu’il en ait le droit, un autre droit de l’Homme le lui garantit : la liberté d’expression. De surcroît, qu’on le fasse parler et lui donne la place d’invité d’honneur dans une réunion publique, un autre droit encore le rend possible : la liberté d’association. Il n’y a donc pas rupture de cohérence : les droits de l’Homme assurent qu’on peut parler publiquement et doctement des droits de l’Homme en général quand bien même on ne considère pas le premier d’entre eux.

Aussi est-il normal que des membres de la Ligue des droits de l’Homme ou des participants non-affilés de l’évènement (le point n’a n’a pas été tiré au clair) agressent physiquement et violemment les étudiants juifs qui ont essayé de distribuer des tracts rétablissant la vérité factuelle sur la biographie de M. Hamouri. En frappant l’un de ces fauteurs de troubles, en le jetant sur le sol, en le traînant à terre, en l’agressant et en l’insultant, la Ligue – qu’elle ait été acteur ou seulement une puissance invitante qui n’intervient pas – ne fait que défendre le droit de M. Hamouri à s’exprimer librement lors d’une réunion publique.

Du déjà vu me direz-vous, cher lecteur ? Rien dans tout cela d’assez nouveau et inattendu pour rompre notre lassitude en ce début de printemps poussif ? Loin s’en faut ! En réalité, une ère nouvelle vient de s’ouvrir. Certes, on savait que les droits de l’Homme permettent à toute personne de s’exprimer tant qu’il n’incite pas à la haine. Mais à l’EHESS, grâce à la Ligue, on vient d’ouvrir un nouvel horizon pour la politique française : la République, si elle veut vraiment défendre les droits de l’Homme, se doit de donner une plateforme à tout un chacun souhaitant accuser des personnes, groupes ou États, de porter atteinte aux droits de l’Homme. A tout un chacun, sans acception de ses faits et gestes, de son casier judiciaire, de son affiliation à une organisation classée terroriste par l’UE par exemple, ou encore de son opinion politique.

Haineux de tous les pays réjouissez-vous, la République a enfin abandonné sa conception abstraite des droits de l’Homme ! Voilà enfin le passage au concret qu’on attendait d’elle. Non seulement elle protège votre droit de parler en traduisant au tribunal quiconque voulant vous en empêcher, mais désormais, elle fait plus : elle vous aménage le lieu et la tribune pour vous exprimer. Car on a beaucoup appris de l’histoire. Après avoir compris que le droit à l’égalité reste lettre morte abstraite sans d’autres dispositifs rendant les gens réellement plus égaux, on vient de comprendre que le droit à la liberté d’expression ne vaut rien sans que l’État et ses institutions ne lui procurent les lieux où tous ceux qui veulent s’exprimer se trouvent en mesure de le faire. Chers terroristes, misogynes, transphobes, racistes, sexistes, antisémites, suprématistes blancs et autres, vous pouvez désormais frapper sans crainte aux portes des institutions publiques. Tant que vous prétendez parler des manquements des autres, de ceux que vous agonissez, alors on vous fera crédit des vôtres. N’ayez crainte, on ne vous reprochera rien et on se fera un devoir d’accueillir votre verbe éclairé comme parole d’évangile. Et malheur à ceux qui se risqueront à rappeler qui parle en l’occurrence. Quant à eux, c’est la trique qui les attend.

Mais le fait survenu dans l’une de nos institutions est plus révélateur encore, puisqu’il est susceptible de faire apparaître un biais intéressant dans l’application du nouveau principe. Dorénavant, si à l’avenir on vous refuse le droit de vous exprimer sur la plateforme ainsi sanctuarisée, il vous sera permis de vous interroger, publiquement ou dans votre for intérieur : est-ce seulement quand on veut porter atteinte aux juifs qu’on est libre de s’exprimer ? Ne serait-ce pas alors là une qualification spéciale, qui, dans notre belle République, a la vertu de faire qu’à coup sûr, la liberté d’expression soit vraiment en libre accès et jalousement préservée ?

Comme quoi, l’universalisme empêtré dans ses contradictions suit pour s’en sortir des chemins bien curieux, pavés d’intentions passablement obscures, que la Ligue, institution centrale de la République depuis sa création en pleine affaire Dreyfus et défenseur inlassable des libertés publiques jusqu’aujourd’hui, ferait bien de clarifier.


Karl Kraus

Notes

1 https://www.un.org/unispal/document/comment-by-un-human-rights-spokesperson-jeremy-laurence-on-deportation-of-salah-hammouri-from-opt-press-release/

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