Le conflit israélo-palestinien n’a pas seulement fracturé le Moyen-Orient : il a rouvert une fissure au cœur de l’Europe. Pourquoi cette guerre lointaine est-elle devenue la « question » sur laquelle le continent se déchire ? Que révèle-t-elle de notre idée de justice, de notre mémoire et de notre confiance en l’émancipation ? En retraçant la généalogie des grandes « questions » européennes – sociale, nationale, féministe –, Julia Christ invite à un déplacement radical du regard : et si ce qui vacille aujourd’hui n’était pas seulement une position politique, mais la conscience même de ce que l’Europe veut dire ?

La guerre semble finie, les otages encore vivants sont rentrés, à Gaza l’aide alimentaire entre désormais avec un débit plus élevé ; et pourtant, l’on sent déjà confusément que la séquence est loin d’être close. Des enquêtes restent à mener, des responsabilités à établir fermement et des tribunaux à trouver qui puissent juger à la fois les crimes du Hamas à l’égard d’Israël (mais sans doute aussi à l’égard du peuple gazaoui) et ceux du gouvernement israélien à Gaza et en Cisjordanie occupée. Surtout la séquence reste ouverte parce qu’on ne peut oublier la passion que le 7 octobre, puis la guerre à Gaza, ont déclenchée en Europe.
La fracture européenne
Depuis deux ans maintenant la question Israël/Gaza ou plus largement Israël/Palestine est en effet la question qui hante l’Europe : l’Union s’est scindée entre les gouvernements qui ont déclaré l’existence d’un État palestinien et ceux qui veulent d’abord connaître les intentions d’un tel État avant de le reconnaître ; et la fracture traverse ici le fameux couple franco-allemand lui-même qui se déchire, sans nommer réellement cet enjeu, sur le sens de ce qu’est l’Europe post-Shoah. L’opinion publique européenne a érigé l’adhésion au camp propalestinien ou pro-israélien comme barrière d’entrée dans n’importe quel débat sur n’importe quel sujet. Là où on se demandait auparavant peut-être si un interlocuteur était de gauche ou de droite, on demande aujourd’hui ouvertement s’il est prêt à négliger les souffrances du peuple juif ou celles du peuple palestinien – et gare à celui qui ne voudrait se détourner d’aucune des deux souffrances, puisqu’on le met à la question jusqu’à ce qu’on sache à quel camp il appartient réellement. Des amitiés se sont brisées sur cette question, des collaborations professionnelles ont explosé. La haine, auparavant l’apanage des extrêmes, est devenu un affect moral et politique presque normal. Les communautés juives d’Europe se sont repliées sur elles-mêmes face à l’indifférence générale à leur sort sous le coup d’un antisémitisme triomphant déguisé en bonne conscience. En face, les majorités nationales évitent de plus en plus tout contact avec leurs concitoyens juifs, en prétextant qu’on ne peut plus leur parler, qu’ils sont tous devenus des particularistes obtus, et que, de toute façon, l’accusation d’antisémitisme est instrumentalisée à tel point qu’on n’est plus en sécurité avec des juifs qui, à tout instant, pour un sourire mal placé, sont prêts à saisir les tribunaux.
Là où on se demandait auparavant si un interlocuteur était de gauche ou de droite, on demande aujourd’hui ouvertement s’il est prêt à négliger les souffrances du peuple juif ou celles du peuple palestinien – et gare à celui qui ne voudrait se détourner d’aucune des deux souffrances.
Rien de tout cela ne va disparaître quand bien même on arriverait à une paix durable. On peut certes faire semblant que cela n’a pas eu lieu, que l’explosion de l’antisémitisme était seulement une réaction désespérée et maladroite à la situation de la population palestinienne sous les bombes, réaction dont la visée n’aurait jamais été, en vérité, la communauté juive ; on peut essayer d’oublier la jouissance avec laquelle les mots « génocidaire », « tueurs d’enfants », « nazis » ont été accolés au nom juif ; on peut nier d’avoir vu l’immense déception du camp le plus radical de la cause palestinienne lorsque le cessez-le-feu s’approchait ; on peut déclarer qu’il n’y avait rien de symptomatique dans les éclatements de violence à Berne par exemple, dans les conférences sur le thème « on ne regrette pas le 7 octobre » dans les universités françaises après que les armes se sont tues, ainsi que dans la déferlante de livres et articles érigeant Israël en paradigme de tout ce qui ne va pas dans le monde, et on peut mettre sous le tapis la frustration qui s’exprime, non pas celle à propos d’une paix dont les contours dessinés par le Président Trump indiquent déjà qu’elle sera loin d’être parfaite pour le peuple palestinien, mais celle concernant la gêne que l’on va probablement rencontrer à nouveau lorsqu’on hurle dans les rues « mort aux juifs ». On peut, en somme, ne pas vouloir voir que la question Israël-Palestine n’est pas un problème de guerre et de paix qui attend une solution, mais qu’elle est véritablement la question européenne de l’époque.
Majorité et minorité : ce qui fait « question » en Europe
Afin de voir plus clairement de quoi il s’agit, il faut d’abord se rappeler que les questions européennes sont chose rare. Il y en a deux sortes : celles qui concernent l’intérieur puis celles qui relèvent de l’extérieur de l’Europe. Pour les premières, on n’en connaît à vrai dire que quelques-unes jusqu’à ce jour : la question sociale et la question agraire au 19e siècle, la question nationale ou des nationalités au 19e et 20e siècle, la question des femmes et la question juive en continu depuis la Révolution française. Ce qui est remarquable dans cette liste, c’est l’enjeu commun à toutes ces « questions ». À chaque fois qu’un sujet acquiert la dignité d’une « question », il touche à ce qui constitue le cœur même du projet politique européen postrévolutionnaire, à savoir l’émancipation. Que ce soit le mouvement ouvrier en Europe occidentale, le mouvement des paysans en Europe du Sud et de l’Est, la demande d’autodétermination des peuples à l’heure de l’effondrement des Empires ottomans et austro-hongrois, ou encore l’exigence des femmes et des juifs d’Europe que cette dernière soit à la hauteur de sa promesse d’une émancipation de tous, donc aussi de toutes, on est dans chaque cas face à des minorités qui demandent leur pleine intégration dans les droits fondamentaux, soit en ce qui concerne la vie intérieure des sociétés nationales qui se coconstruisent depuis la Révolution française, soit en ce qui concerne la vie entre les peuples qui se déterminent à participer à ce projet commun qui a l’émancipation pour mot d’ordre. Sur ce plan, une « question » pour l’Europe apparaît donc dès lorsqu’il en va du projet d’émancipation dans des sociétés où il y a des minorités et une majorité.
Le concept de minorité a bien évidemment ici un sens tout particulier : ni les femmes en général, ni les paysans et ouvriers au 19e siècle par exemple, ne constituent des minorités numériques au sein des sociétés nationales européennes ; il en va autrement pour les nationalités minoritaires au sein des Empires déclinants – jusqu’au moment où elles acquièrent des États, ce qui les rend numériquement majoritaires dans leurs nouveaux États –, ainsi que des juifs jusqu’en 1948, où la fondation de l’État d’Israël a créé un lieu où les juifs disposent également de ce genre de majorité numérique, ce qui toutefois ne change strictement rien au caractère minoritaire, y compris numériquement, des juifs de la diaspora dans leurs nations respectives. Le concept de minorité, dans les questions que l’Europe se pose à elle-même, ne se réfère donc pas au nombre. Il se peut que la minorité qui interroge le projet d’émancipation européen en vue de sa complétude – puisqu’elle s’en sait exclue – soit une minorité numérique, mais le nombre n’est pas ce qui rend ces groupes minoritaires. Ce qui les rend minoritaires est tout autre chose, à savoir l’attitude de la majorité à leur égard. La majorité ici peut être numériquement moins importante que les minorités, comme cela a été le cas de la bourgeoisie face au mouvement ouvrier et paysan. Ce qui importe, c’est qu’elle représente le groupe qui non pas détient le pouvoir – bien qu’il arrive souvent que tel soit le cas –, mais qui est convaincu de détenir la vérité sur la vie de la société dans son ensemble. La majorité, c’est le groupe social qui pense savoir de quoi la société est composée et, par conséquent, ce qui est absolument juste pour elle. Car la texture sociale que la majorité prétend être la seule à connaître véritablement est faite non seulement de besoins matériels et d’infrastructures – un savoir technocratique suffirait largement pour concevoir une politique ajustée si c’était le cas –, mais essentiellement d’attentes de justice et donc d’idéaux et d’aspirations. La majorité est ce groupe qui pense les avoir compris intégralement et de ce fait être seule capable de répondre à ces attentes de justice et de formuler correctement la visée émancipatrice de la société. Ce qu’elle récuse aux minorités, ou plus précisément à tous les groupes qu’elle considère minoritaires, c’est la capacité à se hisser à ce niveau de vision compréhensive et globale de la vie sociale orientée vers la justice et le bien. Et c’est en raison de cette incapacité présumée qu’elle les tient dans un état de minorité d’un point de vue juridique, politique et social, autrement dit, qu’elle diffère leur pleine et entière émancipation.
Le concept de minorité, dans les questions que l’Europe se pose à elle-même, ne se réfère pas au nombre mais à l’attitude de la majorité à leur égard, laquelle pense savoir de quoi la société est composée et, par conséquent, ce qui est absolument juste pour elle.
Les raisons avancées pour ce doute sur les capacités épistémiques et cognitives des minorités sont multiples : pour les femmes, on a invoqué souvent leur « nature » qui les empêcherait d’accéder à la raison froide et neutre, et donc à un point de vue objectif sur le tout ; aux paysans et ouvriers on a reproché leur arriération culturelle ; quant aux groupes nationaux, dont les juifs, on leur impute toujours des intérêts particuliers venant de leur attachement exclusif à leur groupe les empêchant de considérer réellement l’ensemble de la société. Nature, arriération et particularisme forment pour ainsi dire le triptyque mental disponible à la majorité pour récuser des demandes d’émancipation.
Une « question » commence donc à hanter l’Europe lorsque la majorité ainsi définie s’interroge sur ses propres préjugés à l’égard des minorités et sur leur capacité à embrasser le tout en pensée. Cette interrogation n’est en général pas volontaire. La majorité ne se réveille pas un beau matin en se disant qu’elle a peut-être tort. Elle est poussée à la « question » par les mouvements d’émancipation desdites minorités, c’est-à-dire par leurs demandes d’être considérées comme des groupes capables de former des individus aptes à prendre le point de vue de la totalité et, parallèlement, par leurs tentatives de prouver cette capacité à être majeures. À ce titre, les minorités européennes ont toujours suivi la voie kantienne de l’émancipation : à la fois elles comprennent que la majorité les rend « stupides » et les maintient volontairement dans un état d’infériorité intellectuelle ; et elles prennent leurs responsabilités quant à leur situation, en tentant de démontrer qu’elles sont tout à fait capables non seulement de penser par elles-mêmes, mais aussi d’englober dans leur pensée l’ensemble des enjeux de la société – et donc de contester le privilège de savoir que la majorité s’attribue. Et c’est bien ce deuxième geste qui est indispensable afin qu’un mouvement d’émancipation minoritaire parvienne à transformer ses revendications en « question » pour la société tout entière. Car c’est uniquement lorsque devient évidente pour tous la capacité de ce mouvement à formuler un savoir complet sur la société s’opposant au savoir majoritaire, que la légitimité morale et épistémologique de la tutelle exercée par ce dernier commence à s’effriter. Et c’est seulement lorsque ce processus est en cours que la majorité commence à douter d’un élément clé de sa position de « sachant », à savoir de sa bonne conscience d’agir de manière juste en toute circonstance.
Par ailleurs, avant 1945, il y avait un deuxième genre de question qui pouvait travailler l’Europe. Il s’agissait là des questions de politique extérieure, telles la question de l’Orient au 19e et au début du 20e siècle ou la question coloniale à la même époque. Ces « questions » étaient débattues dans les opinions publiques des États-nations européens, où il s’agissait d’élucider les opportunités d’influence que procuraient l’effondrement de l’Empire ottoman dans le premier cas, l’opportunité de la conquête et de la colonisation dans le second. En ce domaine, le terme « question » recouvre des enjeux de politique extérieure où il en va de l’agrandissement de la sphère d’influence des États. Si les sociétés s’exaltent en ces occasions, ce n’est pas pour leur propre capacité à incarner un idéal de justice, et donc à réaliser l’émancipation de tous, mais pour leurs intérêts en tant que puissances étatiques. En ce sens, ces deux genres de question que l’Europe peut se poser sont diamétralement opposés. Elles ne communiquent pas, sinon dans le discours idéologique qui tient comme hautement morale toute entreprise d’expansion impériale ou coloniale. Le premier genre de question a pour objet l’approfondissement de la justice dont les sociétés modernes sont capables, le second n’a rien à voir avec ces considérations et se soucie des intérêts stratégiques des États.
Politique intérieure / Politique extérieure
En quoi alors, étant donné cet arrière-plan de ce qui peut réellement constituer une « question » pour l’Europe, le conflit Israël-Palestine peut-il prétendre à ce statut ? Pour quelqu’un comme le Président américain, par exemple, il est clair qu’il y a une question du Moyen-Orient qui relève des intérêts stratégiques des États-Unis, sans égard aucun à des questions de justice. Pour le gouvernement français, il s’agit également d’une question stratégique cruciale vu l’importance que la France accorde à sa « politique d’Orient » héritée du général de Gaule et de sa volonté de devenir l’interlocuteur privilégié des pays arabes après la guerre d’Algérie, sans même parler des intérêts particuliers de la France au Liban. Si bien que, pour le gouvernement français, la guerre à Gaza a sans aucun doute recoupé cette signification du terme « question », et il est fort à parier que le clivage dans le couple franco-allemand provient de ce que, pour l’Allemagne, le conflit israélo-palestinien est une question de politique intérieure pour l’Europe, tandis que, pour le Président Macron, il s’agit là d’une question de politique extérieure française.
Ce que la séquence a révélé, c’est qu’il est impossible désormais en Europe de considérer n’importe quel enjeu politique, qu’il soit extérieur ou intérieur, autrement qu’en termes d’accomplissement de la justice.
Mais laissons là les enjeux de géopolitique. Ils ne nous concernent qu’en ce qu’ils sont des révélateurs sur l’état de l’Europe. Et en ce domaine une lumière crue a été jetée sur un fait : a été unanime la condamnation de l’attitude de dealmaking sans états d’âme du Président Trump, qui dans nos contrées ne provoque que du dégoût. Ce que la séquence a révélé, c’est qu’il est impossible désormais en Europe de considérer n’importe quel enjeu politique, qu’il soit extérieur ou intérieur, autrement qu’en termes d’accomplissement de la justice. Le Président français d’ailleurs le sait bien, puisqu’il s’est senti obligé d’enrober une politique d’Orient on ne peut plus classiquement française dans de grandes postures morales sur le droit des peuples. Les opinions publiques européennes ne discutent plus des opportunités d’influence de leurs États – le déclin objectif de l’Europe comme puissance politique mondiale y oblige autant que la construction européenne post-1945 comme entité fondée sur le droit international respectant les minorités et les petits États. Le conflit entre Israël et la Palestine n’est donc pas devenu la « question » pour une bonne partie de l’opinion européenne parce qu’il s’y joue le destin économique ou stratégique des États européens. Tout comme pour l’Ukraine, l’opinion publique refuse obstinément de considérer l’existence même de ces enjeux et consent uniquement à évaluer les situations portées à son attention d’un point de vue moral. Il faut prêter foi à cette évaluation de la réalité par l’opinion : en Europe, dans le conflit Israël-Palestine, et d’autant plus dans la guerre à Gaza, il est question de justice avant tout. Les gouvernements européens peuvent, eux, déguiser des intérêts stratégiques sous un discours moral, mais les sociétés européennes ne peuvent réellement pas entendre des considérations stratégiques. À ce titre, et on ne peut que s’en féliciter, les sociétés européennes actuelles sont véritablement des sociétés post-1945, où l’argument de l’intérêt ou de la puissance est devenu inacceptable dans le débat public lorsqu’il contredit le droit et la justice.
Or, si ce ne sont pas des intérêts stratégiques ou économiques qui passionnent l’Europe, qu’est-ce qui se joue dans ce conflit pour en faire la question de notre époque ? Évidemment, la réponse la plus facile à cette interrogation consiste à dire que c’est la question de l’Europe, précisément parce que ce conflit touche au plus près à l’autocompréhension d’une Europe qui, après la Shoah, s’est construite comme entité où les considérations de justice priment toujours sur des considérations de politique de puissance classique – bref, où tout est devenu politique intérieure –, et qui, depuis cette conscience morale, est épouvantée par la destruction de Gaza. Cette réponse, dans sa simplicité, ne tient évidemment pas débout face à la réalité : l’Europe est restée silencieuse lorsqu’elle était confrontée aux images de Grozny ou de Raqqa, et généralement mène une vie plutôt tranquille, peu importe ce que les Chinois infligent aux Ouïghours, l’Arabie Saoudite au Yémen ou les Talibans aux femmes afghanes. Les atteintes au droit international et à la justice humaine, y compris d’une extrême gravité, auxquelles on assiste quotidiennement ne constituent pas une question pour l’Europe.
La réponse que l’on entend régulièrement face à cette évidence consiste à dire que le conflit israélo-palestinien, et tout particulièrement la guerre dévastatrice à Gaza, concernent tout autrement l’Europe, puisque la violence y est exercée par le pays qui a été fondé suite à la Shoah pour donner définitivement un abri au peuple victime du génocide nazi. Et puisque, selon le même discours, la Shoah constitue le fondement de l’ordre juridique et moral que l’Europe désormais incarne, il est inacceptable pour l’Europe que ceux dont la destruction presque définitive a contraint l’Europe à s’autolimiter politiquement – c’est-à-dire à renoncer à la logique stratégique et de puissance comme mobile d’action légitime pour ses États – ne se limitent pas. Le reproche est ici qu’Israël trahit la mémoire de la Shoah alors qu’il devrait être, de concert avec l’Europe, le pays qui réalise au plus haut degré les conséquences politiques du crime.
Israël n’est pas aux yeux de l’Europe une solution temporaire à sa défaillance, mais le signe d’une faille qui grève irrémédiablement la confiance de l’Europe en sa propre capacité à pouvoir véritablement être juste.
C’est là l’horizon de toutes ces outrances verbales qui identifient Israël à l’Allemagne nazie ou répètent comme un mantra le mot génocide, ainsi que des représentations picturales où on voit la bande de Gaza transformée en camp d’extermination, ou Anne Frank porter le keffieh palestinien. Ce qui s’exprime ici, c’est l’incapacité à supporter qu’Israël, pays des victimes, n’ait pas tiré les mêmes conséquences de la Shoah que l’Europe, terre des bourreaux. Et s’y exprime aussi un reproche adressé aux juifs de la diaspora qui, en soutenant Israël, appliqueraient un deux poids deux mesures dans leur évaluation de ce que doit être une politique post-Shoah.
Or, qu’est-ce que c’est que cette politique post-Shoah de l’Europe, non pas en général, mais par rapport à Israël ? Autrement dit, que veut dire politique post-Shoah lorsqu’on quitte le plan des généralités où elle s’épuise dans les concepts de « droits de l’homme », « droit international » ou le mystérieux « plus jamais ça » qui doit égayer plus d’une soirée entre psychanalystes ? Il est clair que lors de la création de l’État d’Israël, précédée par le vote à l’ONU sur le plan de partage de la Palestine, il y a eu un consensus sur ce que « politique post-Shoah » veut dire : la reconnaissance qu’aucune conception de la politique, y compris celle qui se croyait la plus universaliste, éclairée et humaniste de tous les temps – la politique européenne moderne fondée précisément sur les droits de l’homme et du citoyen –, ne puisse garantir la sécurité du peuple juif. En ce domaine, le devenir criminel de l’humanisme de la culture allemand a certainement été tout aussi cruel à regarder en face que la complicité du pays des droits de l’homme qu’est la France, de la mère de l’idée de tolérance que sont les Pays-Bas, ou encore de l’indifférence de la démocratie apparemment la plus parfaite qu’est la Suisse. Ce n’est pas un échec temporaire que reconnaît le soutien européen à la création de l’État d’Israël : étant donné l’histoire millénaire de persécution des juifs en Europe, ce soutien manifeste le fait que l’Europe a pris acte de ce qu’elle pense que, potentiellement, elle n’arrivera jamais à ne pas persécuter cette minorité en son sein. Israël n’est pas aux yeux de l’Europe une solution temporaire à sa défaillance, mais le signe d’une faille qui grève irrémédiablement la confiance de l’Europe en sa propre capacité à pouvoir véritablement être juste. Plus la conscience de cette faille augmente, plus l’Europe post-1945 devient l’Europe post-Shoah. En miroir, pour les juifs après la Shoah, la création de l’État d’Israël signifiait exactement la même chose : la création d’un abri sûr en tout temps, donc là aussi la reconnaissance de ce qu’on ne fait plus aveuglément confiance en l’Europe et sa capacité à être juste.
La politique post-Shoah : supporter la faille
On perçoit ici que la politique post-Shoah par rapport à Israël ne voulait aucunement dire réalisation du « droit international » ni des « droits de l’homme ». Elle ne désignait pas non plus la capacité morale des peuples européens à penser toujours « persécution du peuple juif » sous le « ça » du fameux « plus jamais ça ». Bien au contraire, ce qui s’exprime dans ce volet de la politique post-Shoah, c’est que même si l’Europe s’engage à tirer une autre conséquence de la Shoah, à savoir l’autolimitation juridique de ce que politique et souveraineté veulent dire, et même si elle met en place une politique mémorielle visant à donner au « ça » du « plus jamais ça » un contenu historique concret, il se peut toujours que l’Europe n’arrive pas à ne pas persécuter les juifs.
La politique post-Shoah de l’Europe signifiait donc deux choses : d’un côté, la protection des juifs en Europe et par Israël – ce qui implique le soutien à une souveraineté politique juive – et, de l’autre côté, l’autolimitation de la politique moderne par le droit, y compris international. Le second élément sert certainement à garantir le premier, mais le premier ne se dissout pas dans le second et ne saurait s’y dissoudre tant que l’Europe reconnaît ne plus jamais pouvoir se dire certaine de le garantir elle-même. Cette non-coïncidence entre les deux volets de la politique post-Shoah explique pourquoi, pour l’Allemagne, la sécurité d’Israël relève de la « raison d’État ». Pour les Allemands, il semble évident que la question d’Israël est en effet une question de politique intérieure de l’Europe, au sens où il appartient à la politique post-Shoah de l’Europe de distinguer entre la soumission au droit de la souveraineté politique en Europe et l’aménagement d’un espace sûr pour les juifs de ce monde. Distinguer, cela ne veut pas dire ne pas juger Israël à l’aune des normes du droit, mais cela veut dire ne pas effacer le nom juif de la politique post-1945. Autrement dit, cela veut dire se rappeler que cette politique a deux objectifs : s’autolimiter en fonction du droit et faire en sorte que la Shoah ne puisse pas se répéter, ce qui, étant donné la reconnaissance de l’incapacité de l’Europe à pouvoir garantir de prévenir cette répétition, implique de faire en sorte qu’Israël soit en sécurité.
Si la question Israël-Palestine est donc devenue aujourd’hui la question de l’Europe, c’est parce que quelque chose dans ce conflit révèle une tension à l’intérieur de l’Europe quant à sa compréhension de son propre projet d’émancipation.
Étant donné que la question Israël-Palestine ne peut plus être en Europe une question de politique extérieure, et étant donné que c’est quand même la question de notre temps, il faut conclure qu’il s’agit alors pour l’Europe d’une question de politique intérieure. Il s’agit d’une de ces questions qui touchent au projet d’émancipation des sociétés européennes. Ce projet d’émancipation, que le crime commis aurait pu rendre caduc, a été maintenu après la Shoah, ajusté aux actes commis : soumission au droit d’un côté, soutien à la construction d’un abri pour le peuple juif de l’autre. Si la question Israël-Palestine est donc devenue aujourd’hui la question de l’Europe, c’est parce que quelque chose dans ce conflit révèle une tension à l’intérieur de l’Europe quant à sa compréhension de son propre projet d’émancipation. Souvent cette tension n’est pas nommée comme telle, mais se manifeste dans le débat public de manière appauvrie, sous la forme d’un conflit entre le droit, en l’occurrence international qui condamne les actes d’Israël dans cette guerre, et le soutien à Israël. Or, c’est là une manière superficielle de saisir ce dont il s’agit : à travers ce conflit en son sein, l’Europe débat en réalité sur la question de savoir si son projet d’émancipation postrévolutionnaire et post-Shoah peut se contenter du droit et de l’approfondissement des droits pour se poursuivre, ou si elle doit continuer de douter de ses capacités de protection des juifs tout en avançant sur le chemin de son autolimitation par le droit. Car c’est bien ce chemin difficile que l’Europe a emprunté après 1945 : d’un côté elle a créé constamment de nouveaux droits – droits sociaux, droits des femmes, droits des minorités sexuelles, droits des minorités, droits écologiques – et de l’autre elle s’est efforcée de se rappeler qu’elle n’est pas certaine que, malgré cette poursuite de l’émancipation, elle pourra protéger ses juifs. Et Israël, pour l’Europe, est le nom de cette faille.
De toute évidence, c’est là la raison pour laquelle le déchainement des conflits dans l’opinion européenne n’a pas attendu le début de la guerre israélienne contre Gaza. C’est le 7 octobre même que la question du soutien à Israël se posait et c’est le 7 octobre même qu’un pan de l’opinion publique éclairée récusait l’idée qu’un tel soutien fasse partie d’une politique de justice européenne. Le 7 octobre posait à l’Europe une question que, à vrai dire, elle ne s’était plus posée depuis longtemps. La question de savoir si elle veut encore un abri pour les juifs, ce qui implique inéluctablement la question de savoir si elle doute encore d’elle-même. Et une partie conséquente de l’Europe, en l’occurrence sa partie progressiste, répond par la négative à cette question. Ce n’est pas qu’elle dise ouvertement non à l’État refuge pour les juifs – ce non-là s’exprime de manière détournée dans le combat pour la libération de la Palestine –, mais en conditionnant son soutien à l’existence de cet État à sa soumission au seul volet du droit de la conception européenne de la politique, elle récuse ouvertement la nécessité de continuer à douter d’elle-même. Bref, ce que le 7 octobre a fait monter à la surface, c’est qu’une partie de l’Europe a désormais bonne conscience, est sûre de disposer de l’ensemble des appuis pour être absolument juste et considère que douter d’elle-même quant à sa capacité à protéger les juifs la rend infidèle à l’égard de son projet d’être le porteur et le rempart des droits de l’homme et du droit international pour tous. Voilà la raison pour laquelle la fin de la guerre ne changera rien à la situation d’ici.
Car, ici, il s’agit d’un débat autour du sens du projet d’émancipation de l’Europe. D’un côté, on a la majorité (qui n’a nul besoin d’être le plus grand nombre) pensant détenir le savoir sur les idéaux de justice de nos sociétés en invoquant le droit international et humanitaire dont les obligations valent ou devraient valoir pour tous. De l’autre côté, il y a ceux, assurément minoritaires, qui essaient de faire valoir que le projet de l’émancipation de l’Europe ne peut se contenter de l’abstraction des droits, mais doit continuer à penser la situation particulière de la minorité juive, jamais à l’abri de la persécution. Elle affirme que l’existence et la sécurité d’Israël sont un enjeu existentiel pour l’Europe si le continent veut rester une construction post-Shoah, c’est-à-dire concevoir sa politique comme un approfondissement de la justice qui n’est pourtant jamais entièrement sûre d’être infaillible.
La tentation de recouvrir la faille par le droit
Ce qui est dit insupportable dans ce discours de la minorité, c’est la prétendue exceptionnalité revendiquée pour un groupe minoritaire, à savoir les juifs. En tout cas, ce qui est affirmé comme étant inacceptable, étant donné la multitude de victimes de la violence de l’Europe, et ici au premier chef les peuples anciennement colonisés, c’est que le peuple juif ait un privilège parmi les victimes. Au nom d’une symétrisation des expériences des politiques criminelles européennes, on récuse alors ce qui est perçu comme une priorité accordée aux juifs. Et on le fait avec d’autant plus de facilité que l’on considère que la création de l’État d’Israël sur la terre de la Palestine, donc sur une terre non européenne, a certes été un effet de la Shoah, donc d’un crime européen, mais dans sa réalisation réitère la vieille logique coloniale de l’Europe consistant à exporter ses problèmes sans égard aucun pour les populations sur place. Bref, on considère que l’Europe a répondu à son crime par un autre crime qui est tout aussi constitutif de la politique européenne que la destruction du peuple juif et qui, à ce titre, doit également teinter de doute son projet d’émancipation. Et tout comme le doute post-Shoah oblige l’Europe à vouloir Israël comme abri potentiel en cas de sa propre défaillance incontrôlée et incontrôlable, le doute postcolonial oblige l’Europe à se demander à chaque acte de politique extérieure s’il ne relève pas du registre de la colonisation – notamment de colonisation épistémique, économique, culturelle ou juridique qui persistent après le retrait des puissances européennes des territoires anciennement colonisés. Ce que l’on reproche dans cette perspective à l’Europe, donc à soi-même, c’est que tant que l’on maintient le soutien à Israël précisément au nom du doute sur soi-même à l’intérieur, on n’a pas pris véritablement acte de l’autre impératif qui doit commander la politique européenne extérieure et qui est anticolonial.
On voit bien que politique post-Shoah et politique postcoloniale de l’Europe entrent ici en conflit, si politique postcoloniale veut dire que l’Europe n’exportera plus jamais ses besoins et problèmes au détriment des peuples vers lesquels elle les exporte. Et le privilège que l’on soupçonne d’être accordé aux juifs porte sur le fait que l’Europe accorde plus d’importance à son doute quant à sa capacité à garantir la sécurité des juifs en son sein qu’au doute quant à sa capacité à ne pas agir au détriment des peuples non européens.
Pour surmonter le conflit entre les exigences adressées à la politique européenne post-1945, on se précipite dans l’abstraction du droit, notamment international, que l’on considère comme la grande réalisation capable de préserver la politique contre son devenir criminel.
La contradiction entre ces deux exigences adressées à la politique européenne – protéger les juifs et respecter absolument l’autonomie de tous les peuples et nations de ce globe – trouve, dans le discours majoritaire, sa solution dans l’appel au droit. Car le plus petit dénominateur commun des deux crimes est un effet une atteinte aux droits. Pour surmonter le conflit entre les deux exigences adressées à la politique européenne post-1945, on se précipite donc dans l’abstraction du droit, notamment international, que l’on considère comme la grande réalisation capable de préserver la politique contre son devenir criminel, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur. À vrai dire, cette conception de la politique d’émancipation faisant suite à la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour continuiste qu’elle paraisse en insistant sur les droits et leur approfondissement, opère elle aussi avec une figure de la rupture : le droit international est pensé comme une forme du droit radicalement nouvelle, contraignant les États de l’extérieur et garantissant ainsi que le souverain populaire ne saurait ni subvertir le droit en se donnant des lois injustes ni agir vers l’extérieur dans une logique d’intérêt et de puissance.
On voit bien qu’effectivement une harmonisation de la politique post-Shoah et de la politique postcoloniale est ainsi possible, et que l’on peut allégrement supprimer le volet « nécessité d’Israël » de la politique post-Shoah, dès lors que l’on considère avoir atteint un niveau d’autolimitation politique suffisamment assuré pour rendre la persécution des juifs impossible ; et on pense l’avoir atteint grâce à l’invention de ce droit inédit. Bref, on pense que le droit qui a été abimé par le crime a été réparé, non pas par la punition du crime, ce qui est le mode de réparation du droit lésé dans le cas de crimes commis par des individus, mais – dans la mesure où, pour la Shoah comme pour la colonisation c’est le droit lui-même qui est devenu criminel – par son remplacement par un meilleur droit. Et c’est ce que dit la majorité, celle qui s’oppose désormais à ce que le soutien à l’existence d’Israël fasse partie de la politique post-1945, c’est que toute politique d’émancipation de l’Europe doit exclusivement s’appuyer sur ce nouvel ordre juridique, considéré capable d’assurer la justice de l’Europe à l’intérieur comme à l’extérieur.
Ce qu’émancipation veut dire
La lutte autour de la question de savoir ce qu’émancipation veut dire n’a donc rien à voir avec une nécessaire abolition de privilèges. Car le volet « nécessité d’Israël » de la politique post-Shoah ne parle pas d’accorder des privilèges aux juifs ni de les considérer comme des victimes plus importantes que celles de la colonisation. Il énonce juste qu’un crime a été commis à l’intérieur du corps social et politique européen et reconnaît que l’Europe l’a commis malgré le droit qui avait déjà limité sa politique intérieure. Il prend acte de ce que le souverain populaire peut fouler aux pieds les droits des individus et des minorités en son sein, y compris de celles dont l’intégration avait été légalement sanctionnée ; et que ces minorités ont donc besoin d’un lieu où elles peuvent s’enfuir si jamais cela arrive à nouveau. Et étant donné que la minorité juive était la seule (avec les femmes et les minorités sexuelles à vrai dire) qui n’en avait pas en 1945, la création de ce lieu s’imposait eu égard à la faille de la politique moderne qu’on ne pouvait pas ne pas voir à ce moment-là, de la même manière que s’imposait, par rapport au danger que les individus couraient potentiellement, la création d’un droit d’asile, fixé définitivement dans la Convention de Genève en 1951.
Certes Israël tout autant que le Hamas sont condamnables d’un point de vue du droit international. Mais que signifie l’engouement pour cet instrument tout particulièrement inefficace, la moralisation à outrance du discours européen auquel on assiste depuis le 7 octobre, la supériorité suintante de bonne conscience dans laquelle se drape la majorité depuis deux ans en évoquant le droit international ?
Ce qui insupporte le discours majoritaire aujourd’hui n’est pas le « privilège » que les juifs revendiqueraient, c’est la faille inscrite au cœur même de la politique européenne post-Shoah, sur laquelle la simple existence de l’État d’Israël met le doigt. Cette faille a été exposée au grand jour le 7 octobre, quand la fragilité de l’abri autant que la barbarie des attaquants ont fait surgir dans l’esprit de tous la mémoire de la Shoah. Il faut se rendre compte que, dans le refus de voir les abominations commises par la Hamas, dans l’accusation immédiate d’Israël comme État colonial et potentiellement génocidaire, dans la glorification de la résistance justifiée que le Hamas incarnerait, il ne s’agissait pas tant de diaboliser Israël, mais d’affirmer que la solidarité européenne, qui implique l’idée même d’un abri pour les juifs, avait cédé la place à une défense inconditionnelle du droit international. Et un indice majeur de ce qu’il s’agissait en vérité de cela, est le refus obstiné des porteurs de ce discours de s’intéresser à l’histoire de la situation Israël-Palestine, ce qui aurait inévitablement exposé non pas seulement la complexité du conflit lui-même, mais également la raison européenne d’avoir voulu cet État. Cette raison ne se résume pas à la fameuse « culpabilité » que l’Europe aurait exportée, elle consiste dans la méfiance de l’Europe à l’égard de sa propre capacité de garantir véritablement sa propre justice. Voilà l’abime que la majorité ne supporte plus de regarder en face et qu’elle recouvre avec son discours sur le droit international qu’elle vient de découvrir comme garant absolu contre le crime. Certes Israël tout autant que le Hamas sont condamnables d’un point de vue du droit international. Mais l’engouement pour cet instrument tout particulièrement inefficace en réalité, la moralisation à outrance du discours européen auquel on assiste depuis le 7 octobre, la supériorité suintante de bonne conscience dans laquelle se drape la majorité depuis deux ans en évoquant le droit international pour condamner Israël, trahit surtout une chose : que pour elle l’époque de la faille est finie, que l’Europe a trouvé la bonne politique post-1945, et celle-là consiste précisément dans le droit international. Et l’Europe, ayant trouvé cette bonne politique, est désormais certaine de ne plus jamais persécuter les juifs – d’où d’ailleurs le déni complet de l’antisémitisme en Europe. Par conséquent, aucun abri ailleurs n’est nécessaire pour la minorité juive. Quand elle est persécutée au sein de nos sociétés, elle l’est avec pour seul accompagnement le chuchotement qu’elle ne l’est pas vraiment.
Le projet d’émancipation après 1945 avait radicalement changé en ce qu’il se savait désormais faillible. C’est de cette faillibilité que la politique post-Shoah a pris acte, et non pas d’une simple rupture de civilisation qui serait repérable en se donnant, cette fois-ci, les bonnes normes morales et juridiques. Car la faille qui a été découverte réside en la possibilité que les peuples ne se tiennent pas à leurs propres normes, qu’ils cherchent autre chose que la justice. Et aucun nouvel ordre juridique ne saurait prévenir contre cela. Le projet d’émancipation de l’Europe post-Shoah était inédit en ce qu’il ne cédait pas sur l’émancipation, tout en sachant que l’Europe ne pouvait plus jamais être sûre de sa justice.
La question juive au XXIe siècle
La « question » qui travaille aujourd’hui l’Europe est de savoir si l’inscription de cette faille dans le savoir sur nous-mêmes porte atteinte au projet d’émancipation. Les réactionnaires de tous bords affirment que oui, que c’est bien la conscience de sa propre faillibilité qui a rendu l’Europe faible, qu’il est temps de retrouver la fierté des accomplissements de la civilisation occidentale et de poursuivre le projet postrévolutionnaire à partir de ses bases saines. Les progressistes qui pensent que le droit international constitue la bonne et unique réponse aux crimes de la Shoah et de la colonisation pensent également que oui, parce que, pour eux, le problème du droit international actuellement existant n’est pas sa potentielle faillibilité, c’est qu’il n’est pas appliqué. Les deux camps pensent à vrai dire que la faille n’a plus lieu d’exister dans la conscience européenne ni, a fortiori, de commander sa politique. Pour les premiers, il suffit de revenir à la glorieuse histoire d’accomplissements européens, quitte à fermer les yeux sur ce qu’on appelle pudiquement ses « épisodes sombres ». Pour les seconds, on ne doit en aucun cas fermer les yeux sur les crimes de l’Europe, mais toutefois se réjouir qu’un ordre normatif ait été créé qui garantira à l’avenir contre ces crimes. Rien de l’Europe qui a pris acte de son potentiel criminel et de son incapacité de garantir de ne plus jamais faire « ça » ne reste dans cette conception de l’émancipation. Et conséquemment la nécessité d’Israël perd toute son évidence.
La faille qui a été découverte après la Shoah réside en la possibilité que les peuples ne se tiennent pas à leurs propres normes, qu’ils cherchent autre chose que la justice. Et aucun nouvel ordre juridique ne saurait prévenir contre cela.
Si donc le conflit Israël-Palestine est devenu la « question » de l’Europe, c’est qu’elle est en train de se demander si son projet d’émancipation peut supporter comme horizon la possibilité de ne pas y arriver. Si l’échec, le ratage, le naufrage potentiel peuvent cohabiter avec la tentative constante de répondre aux attentes de justices qui se formulent dans nos sociétés, autrement dit, avec l’inlassable recherche de justice propre au projet d’émancipation de l’Europe. Et on semble être arrivé au point où une partie de nos sociétés affirme que c’est trop dur de travailler sous ces conditions, tandis qu’une autre partie, les juifs et ceux qui restent convaincus qu‘Israël est une question de politique intérieure pour l’Europe, considère qu’il n’y a de recherche de justice qui vaille que celle qui prend acte de tous les dangers que le mot recherche implique. Si bien que la question d’Israël est devenue la question juive du 21e siècle : veut-on, ou non, entendre ce que les juifs ont à dire sur ce qu’émancipation signifie dans la situation historique qui est la nôtre ? Et entendre la voix juive aujourd’hui, c’est entendre qu’Israël est constitutif de l’Europe post-Shoah, de cette Europe qui a su qu’elle ne pouvait pas garantir la sécurité des juifs. Et c’est aussi entendre qu’elle ne pourra pas réparer ses crimes coloniaux en se désolidarisant de la nécessité d’Israël – ce qui en aucun cas ne signifie se solidariser avec toutes ses politiques.
La question Israël-Palestine est en effet l’expression d’une contradiction européenne insoluble. L’Europe doit reconnaître activement l’autonomie de tous les peuples de cette terre et cet impératif la met en contradiction avec la création d’un État juif sur la terre historique du peuple juif qui – une quasi-absence totale de deux mille ans de ce peuple sur cette terre oblige – a été habitée par d’autres populations au moment où les juifs y ont fait retour. Et elle doit reconnaître que cet État, sur cette terre, est ajusté à la situation que le projet d’émancipation européen a rencontrée après la Shoah, parce qu’il entérine le droit à l’autodétermination de ce peuple et est la seule entité politique qui puisse garantir la sécurité de tous les juifs de ce monde. Cette contradiction n’est pas dialectisable. La tentative de le faire par le discours anticolonial qui se base sur le droit international supprime la nécessité de l’État juif ; la tentative de le faire par le discours sur la grandeur de la civilisation occidentale, qui en ces occurrences est appelée « judéo-chrétienne », supprime les droits de Palestiniens. Reconnaître cette contradiction, c’est s’installer dans une vie politique consciente de la faille qui fonde la politique moderne post-1945, mais c’est aussi la seule manière de donner un véritable sens à l’idée de « recherche de la justice », à savoir que l’on sait qu’on ne l’a pas encore trouvée.
Julia Christ