Relire le Kuzari de Yehuda Halevi
Comment un classique de la pensée juive écrit en arabe au XIIe siècle, qui revendique la supériorité absolue des Juifs et de l’hébreu, s’est-il retrouvé cité à la fois par l’extrême droite israélienne et par les franges les plus radicales de l’antisionisme ? Pour dissiper ce mystère, et les mauvaises lectures suscitées par ce texte, David Lemler s’est plongé dans le Kuzari de Yehuda Halevi. De son interprétation se dégage une utopie inattendue, celle de l’État juif des Khazars, dont la fonction critique pourrait aider à se dégager des apories contemporaines.

Le Kuzari de Yehuda Halevi a acquis ces derniers temps une actualité inattendue. Cet ouvrage du XIIe siècle est une lointaine source des discours les plus radicaux de l’extrême droite israélienne et de l’un des arguments en vogue de l’antisionisme lui aussi le plus radical. Héraclite évoquait déjà l’harmonie des contraires, mais cette alliance contre nature ne manque pas de surprendre. Comment l’expliquer ?
Dans le contexte d’une apologie du judaïsme, le Kuzari articule la thèse inédite au sein de la tradition juive d’une supériorité intrinsèque des Juifs sur les non-Juifs, de la langue hébraïque sur toutes les autres langues ou encore de la terre d’Israël sur toutes les autres terres. Ces thèses ont ensuite infusé dans de nombreux textes ultérieurs, notamment kabbalistiques, et sont à l’arrière-plan du sionisme religieux. Elles nourrissent aujourd’hui les discours les plus extrêmes au sein des mondes juif et israélien.
Le Kuzari, un dialogue entre un érudit juif et le roi des Khazars, est aussi l’une des sources les plus importantes de « l’hypothèse khazare », popularisée par le pamphlet de Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé (2006). Les Juifs ashkénazes seraient les descendants d’un peuple du Caucase converti au judaïsme entre le VIIIe et le Xe siècle. Par conséquent, les sionistes européens à l’origine de l’État d’Israël n’auraient aucune légitimité à revendiquer un quelconque lien avec la « terre de nos ancêtres », a fortiori d’y exercer une souveraineté.
Le point commun entre ces deux extrêmes du sionisme et de l’antisionisme est ce que l’on peut appeler le « délire de l’origine », selon lequel le fondement d’une identité collective serait une affinité ethnique pure se transmettant par les liens généalogiques. Ce délire s’avère incapable de comprendre ni comment la conversion complique l’identité juive, ni le statut de la terre d’Israël dans la tradition juive, une tradition diasporique. Relire le Kuzari dans toute sa complexité permet d’ouvrir d’autres horizons politiques que le simplisme d’une politique de l’identité raciste et désastreuse. Halevi propose une triangulation de l’exil, de l’État des Juifs et de la terre d’Israël qui fournit des ressources pour une critique radicale de tout assujettissement de la Torah à une politique de la puissance, indifférente à l’idéal de justice.
Les paradoxes du Kuzari
Partons de ce que j’appellerai les « paradoxes du Kuzari ». L’opérateur rhétorique à l’œuvre dans l’ouvrage est en effet un renversement paradoxal. Il s’agit de retourner à la faveur du judaïsme son apparente infériorité. Le titre original de l’ouvrage est d’ailleurs (dans l’une de ses versions) « Le livre de la défense et de la preuve de la religion méprisée » (Kitāb al-radd wa-l-dalīl fī l-dīn al-dhalīl). L’humiliation des Juifs, comparée au triomphe du christianisme et de l’islam, s’avèrera la preuve de la plus grande authenticité du judaïsme de sorte que le roi des Khazars en quête de la forme de vie « agréée par Dieu » choisira le judaïsme pour lui-même et comme religion officielle de son royaume.
Ce retournement repose toutefois sur trois contradictions performatives :
- Si l’ouvrage affirme que les Juifs sont par nature supérieurs aux non-Juifs et que, par conséquent, il est impossible de devenir Juif, il le fait en mettant en scène une conversion au judaïsme.
- Si l’ouvrage affirme la supériorité de la langue hébraïque, il le fait – on l’aura compris à la lecture de son titre – en langue arabe.
- Si l’ouvrage affirme la supériorité intrinsèque de la terre d’Israël, il le fait à partir d’un double site qui est précisément extérieur à la terre d’Israël : la diaspora réelle, l’Espagne chrétienne et musulmane où il est rédigé, et un royaume juif rêvé, le royaume khazar dont Yehuda Halevi a entendu parler, dans des circonstances sur lesquelles je reviens ci-après, et qui est un prétexte pour la rédaction de son ouvrage.
Ces contradictions performatives témoignent des ambivalences d’Halevi vis-à-vis de la culture arabo-musulmane de son Espagne natale (né dans l’Espagne catholique, il s’est ensuite établi dans le Sud musulman qu’il juge nettement supérieur sur le plan intellectuel). L’interprétation dominante du livre en fait une réaction contre l’intellectualisme des élites juives andalouses lors de la période dite de « l’Âge d’or ». Contre l’affirmation d’une compatibilité de la Torah et de la philosophie, dont l’expression la plus aboutie sera formulée après lui par Maïmonide, Halevi souligne l’irréductible hétérogénéité du judaïsme et de la philosophie. La poésie d’Halevi témoigne de son rejet de la figure du Juif courtisan au service des souverains espagnols, en tant que ministre et qu’intermédiaire entre les Juifs et le pouvoir. Le service des rois y est assimilé à celui des idoles[1]. À cette soumission juive bien réelle aux pouvoirs royaux « idolâtres », Halevi oppose une soumission fantasmée d’un roi « idolâtre » reconnaissant la supériorité intellectuelle et politique du judaïsme.
Pourtant, cet antiphilosophisme et ce rejet de la soumission politique et culturelle des Juifs s’expriment dans un langage conceptuel arabe emprunté à cette culture dominante. Halevi, à travers sa poésie et son Kuzari, peut d’ailleurs être considéré comme l’un des sommets de « l’Âge d’or ». Même les outrances de ses affirmations d’une supériorité juive peuvent être ramenées à une naturalisation d’idées en vogue dans son environnement intellectuel musulman.
Ainsi, la thèse d’une supériorité naturelle de la langue hébraïque, langue adamique créée par Dieu, a certes des sources antérieures dans la tradition juive (certains passages du Talmud et du midrash ou encore le Sefer Yetsirah, « Livre de la création », longuement commenté par Halevi). Mais elle se comprend mieux à la lumière du statut spécifique de la langue arabe dans la tradition musulmane. Dans une perspective apologétique, Halevi confère à l’hébreu le statut que l’islam dominant attribue à l’arabe. Qu’il le fasse en langue arabe est la meilleure preuve du caractère importé de cette idée.
La poésie d’Halevi témoigne de son rejet de la figure du Juif courtisan au service des souverains espagnols, en tant que ministre et qu’intermédiaire entre les Juifs et le pouvoir. Le service des rois y est assimilé à celui des idoles.
De même, l’affirmation d’une supériorité de nature des Juifs sur les non-Juifs, rendant impossible toute conversion véritable, peut s’appuyer sur une méfiance bien attestée dans certaines sources talmudiques vis-à-vis des convertis assimilés à une maladie contagieuse[2]. (Certes, ces passages sont toujours contrebalancés par d’autres qui encouragent au contraire l’accueil des convertis.) Mais on comprend mieux cette affirmation à la lumière des débats sur le lignage qui avaient émergé au sein la société musulmane multiethnique andalouse. Depuis le Xe siècle, des arguments sur la supériorité des Arabes servaient à justifier la domination omeyyade sur le sud de l’Espagne, tandis que les chrétiens convertis à l’islam faisaient valoir la noblesse de leur généalogie andalouse. Il est possible de voir dans le Kuzari une naturalisation juive de ce type d’arguments ou encore une importation d’une idée shi’ite de la transmission généalogique de l’élection divine, d’imam en imam depuis Ali le neveu du prophète Muhammad[3]. Les « enfants d’Israël » héritent de manière généalogique d’une élection divine remontant aux patriarches, dont la lignée dispose exclusivement de la capacité de recevoir ce qu’Halevi nomme amr ilāhī (que l’on peut traduire par la « chose divine », ou encore la parole divine ou l’ordre divin). Étranger à cette lignée élective, le converti ne saurait accéder à cette « chose divine ».
À la lumière de ce contexte intellectuel, les thèses radicales du Kuzari apparaissent comme une sorte de satire de la culture dominante : « l’arabe, langue divine ? Mais non, l’hébreu ! » ; « Les Arabes, les Andalous, races élues ? Mais non, les Juifs ! ». Faisant l’apologie du judaïsme, Halevi intègre des éléments de la culture arabo-musulmane dans les termes mêmes de cette culture, dont il ne peut s’émanciper intellectuellement. On a là un mécanisme classique de ce que l’on appellerait aujourd’hui la mentalité coloniale, qui ne peut penser son émancipation que dans les termes mêmes posés par le colonisateur.
Cependant, ces considérations ne permettent de rendre compte que très partiellement des contradictions performatives que je mentionnais plus haut. Pour affirmer une supériorité juive et une exceptionnalité de la terre d’Israël, pourquoi passer par des convertis Khazars et leur steppe des bords de la mer Caspienne ?
Sortir du face-à-face exil / État des Juifs : Halevi au-delà de la « correspondance khazare »
Un détour par la source où Halevi a pris connaissance de l’affaire khazare et par la manière dont il s’en écarte s’avère instructif pour répondre à cette question. Le motif de la conversion des Khazars est mentionné dans un nombre conséquent de textes médiévaux d’auteurs musulmans et juifs. La fiabilité de ces sources, présentant un récit souvent légendaire, fait problème. Si l’existence même des Khazars n’est plus débattue, la question de savoir si une conversion a eu lieu et, si oui, sous quelle forme et avec quelle ampleur reste ouverte. Quoiqu’il en soit, Halevi, comme ses contemporains espagnols, a entendu parler des Khazars par le biais de ce que l’on appelle la « correspondance khazare ».
Il s’agit d’un échange épistolaire, probablement factice, entre Hasday Ibn Shaprut (c. 915-c. 970) et le roi Joseph des Khazars. Ibn Shaprut est la figure par excellence du Juif courtisan espagnol que je mentionnais plus haut comme l’une des cibles du Kuzari. Médecin, diplomate et dignitaire de la cour du calife omeyyade de Cordoue Abd al-Raḥmān III (912-961), il est aussi le premier à promouvoir en tant que mécène la production et la diffusion de la culture arabe andalouse parmi les Juifs à travers la poésie et la science. Dans la lettre qui lui est attribuée et qu’il adresse au roi Joseph, Ibn Shaprut décrit la façon dont il a appris l’existence d’un royaume juif à l’autre extrémité du monde connu et l’interroge sur la géographie de son royaume, sur l’origine de son peuple et de sa dynastie et sur la façon dont ils sont devenus juifs. Joseph répond par le récit légendaire de la conversion de l’un de ses aïeuls, trois siècles auparavant, répondant à l’appel d’un ange qui lui était apparu en rêve, ainsi que de la disputation religieuse qu’il a organisée entre un rabbin, un prêtre et un cadi musulman, autant d’éléments qui se retrouvent avec des modifications significatives dans le « récit cadre » du Kuzari.

Tout se passe comme si, en écrivant le Kuzari, Halevi n’avait fait que répondre à l’exhortation d’Ibn Shaprut à la fin de sa lettre, qui figure d’ailleurs en préambule de nombreuses éditions du Kuzari :
“Nous avons perdu notre gloire et nous trouvons en exil, démunis face à leurs propos constants : ‘tout peuple a un royaume et il ne reste plus aucune trace de vous sur la terre’. Lorsque nous avons entendu parler de Sa Majesté le Roi, de la puissance de son royaume et du nombre de ses soldats, nous avons été saisis d’étonnement et avons relevé la tête. Notre souffle a repris vie et nos mains se sont emplies de force, tant le royaume de Sa Majesté constitue pour nous une réponse cinglante. Si seulement cette nouvelle pouvait se répandre avec plus de force, cela ne ferait qu’accroître notre grandeur.[4]”
L’affaire khazare qu’il découvre dans cette lettre offre à Halevi un cadre idéal pour son apologie du judaïsme. Mais c’est peut-être plus fondamentalement autre chose que l’histoire réconfortante qu’elle procurait aux Juifs qui a intéressé Halevi dans ce texte. Il y a puisé le principe organisateur de son ouvrage : le retournement rhétorique que je mentionnais plus haut. Car on perçoit très nettement, dans cette lettre, un changement de posture d’Ibn Shaprut qui se présente initialement comme une sorte de « roi des Juifs » : depuis sa position de pouvoir, il s’enquiert du sort des Juifs exilés, à travers les émissaires qu’il envoie à des fins de commerce et de diplomatie pour le calife de Cordoue. En découvrant l’existence du royaume khazar grâce à deux de ces émissaires, il se découvre lui-même en exil. Lui qui se croyait si fort, si fermement établi en Espagne, se découvre faible à travers le sentiment de la puissance que lui procure la bonne nouvelle de l’existence d’un royaume juif. Le royaume juif khazar de l’exil rappelle aux Juifs d’Espagne qu’ils ne sont jamais eux-mêmes qu’en exil. Première fonction du décentrement que permettent les Khazars.
Mais Halevi ne s’en tient pas au scénario de la « correspondance khazare » d’Ibn Shaprut. Il ne se satisfait pas de l’exaltation de la puissance juive qui ressort de la précédente citation et qui entre en écho avec une similaire exaltation de la force contre la faiblesse séculière de l’exil dans le sionisme politique du début du XXe siècle, dont la notion de « suprématie (littéralement “puissance”, ‘otsmah) juive » est le dernier avatar radicalisé. Au face-à-face de la puissance du royaume et de la faiblesse de l’exil, Halevi ajoute un troisième terme : la terre d’Israël, qu’il situe sur un tout autre plan que celui de la puissance politique.
La thèse d’Halevi permet de dissocier judaïsme et institution politique, terre d’Israël et État des Juifs.
Halevi aussi se sait en exil en Espagne, mais ce n’est pas vers une puissance perdue que son « sionisme » pointe. Annonçant son ultime périple vers Sion qui s’achèvera par sa mort rapide après son arrivée sur la terre d’Israël, il décrit dans un célèbre poème (libbi be-mizrah : mon cœur est au Levant) comment ce voyage se paye du prix d’un renoncement aux bienfaits de l’exil :
“Oh, quelle aise à quitter l’Espagne et tous ses biens,
Tant à cœur il me tient, tant il me serait cher,
D’aller voir la poussière du Temple dévasté ![5]”
Sionisme et anarchie : lire le Kuzari avec Martin Buber
C’est là la seconde fonction de la référence khazare : dissocier la terre d’Israël – l’espace de plein déploiement de l’existence juive – de la puissance, situer le judaïsme sur un autre plan que celui des rapports de force en inventant un pouvoir juif qui ne conserve du judaïsme que la puissance politique.
C’est en cela que Leo Strauss, l’un des plus grands lecteurs de la philosophie juive médiévale au XXe siècle, fait fausse route dans sa lecture ésotérique du Kuzari. Ou plutôt, il s’arrête en chemin. Dans la « Loi de la raison dans le Kuzari » (1943)[6], Strauss propose de lire l’ouvrage à l’encontre de son sens manifeste, non pas comme une attaque frontale contre la philosophie, mais comme une réponse à un problème central de la philosophie politique : comment compenser l’absence de fondement et la part d’arbitraire de tout système de loi ? Seule la révélation de la loi, qui lui confère une autorité surhumaine, est en mesure de lui garantir la stabilité et le caractère incontestable qui lui fait défaut. Voilà aux yeux du roi des Khazars l’avantage politique de la loi des Juifs. Loi absolue qui se fonde uniquement sur l’expérience collective d’une révélation, elle est la mieux à même d’assurer l’ordre social au sein de son royaume.
Mais Strauss oublie qu’Halevi prend précisément bien soin d’expliquer au roi que jamais sa conversion ne suffira à faire de lui un Juif. Le roi se convertit et convertit son royaume après que son interlocuteur juif lui a expliqué qu’aucune conversion ne permettra de lui donner accès à la « chose divine » (le fameux amr ilāhī, précédemment évoqué). Ce n’est donc pas à proprement parler au « judaïsme » que le roi se convertit, mais au judaïsme, en tant qu’il prend la forme d’une organisation politique au sein d’un État dont il est la religion. Il est le judaïsme sans la prophétie, à l’image du judaïsme de l’époque du Deuxième Temple tel que le décrit la tradition rabbinique : une religion formelle, institutionnelle, incapable d’accueillir la présence divine. La thèse extrême d’Halevi sur la conversion doit ainsi se comprendre comme un dispositif qui permet de dissocier judaïsme et institution politique, terre d’Israël et État des Juifs.
On a là une clé pour comprendre l’ironie du paradoxe performatif de l’affirmation d’une impossibilité de la conversion par la mise en scène d’une conversion politique : d’un côté, Halevi tient qu’aucune conversion d’un roi et de son peuple ne pourrait capturer ce que le judaïsme a de divin ; d’un autre côté, il affirme que la conversion est la condition pour rendre pensable ce que le judaïsme a de divin, en dehors de toute politique étatique.
On comprend dès lors l’intérêt qu’un sioniste de gauche tel que Martin Buber a pu trouver dans le Kuzari. Un an après le texte de Strauss, en 1944, en pleine guerre et à la veille de la création de l’État d’Israël, il écrit un essai en hébreu intitulé Entre le peuple et sa terre : l’histoire d’une idée où il s’efforce, contre un sionisme strictement politique, de faire valoir la signification particulière de la terre d’Israël dans la tradition juive[7]. En première lecture, le texte de Buber semble se contenter de faire une paraphrase du Kuzari, reprenant à son compte la valorisation quasi mystique de la terre d’Israël par Halevi. Mais cette référence au Kuzari s’éclaire si on la lit à la lumière des réflexions politiques de Buber, dont le sionisme intègre l’inspiration de l’anarchiste Gustav Landauer.
Déjà en 1932, dans la Monarchie de Dieu, Buber avait insisté sur la méfiance de la Bible hébraïque à l’égard de toute institution politique humaine exerçant un pouvoir au nom de Dieu. La théocratie biblique se ramène fondamentalement à une utopie anarchiste. Par pragmatisme, Israël en est venu à se donner des rois, Saül, puis la dynastie davidique. Mais les rois d’Israël doivent être jugés à l’aune de l’idéal perdu de l’époque dite « des Juges » : l’absence de pouvoir institué, au sein d’une communauté néanmoins guidée par la présence du Dieu exigeant la justice. Dix ans plus tard, Buber convoque Halevi à l’appui de cet idéal politique pour lequel tout pouvoir institué constitue un danger. Le royaume khazar, réalisant l’État juif en dehors de la terre d’Israël, permet à Buber de penser la terre d’Israël comme le lieu d’une autre politique possible. Le Kuzari sert ainsi d’appui à sa propre conception politique d’un sionisme qui doit aboutir à un autre type de communauté politique que celle qui prend la forme d’une organisation institutionnelle de la puissance, une communauté assurée d’accueillir en son sein la « présence divine », parce que ce qu’elle a posé à son principe la poursuite de la justice.
L’extrême droite israélienne confond le judaïsme et une religion proche du judaïsme, inventée par Halevi, la religion des Khazars : celle qui instrumentalise la Torah pour diriger l’État, fut-ce au détriment de tout souci de la justice.
De ce point de vue, l’État juif des khazars doit être envisagé comme une utopie : non seulement la fantaisie d’un exilé projetant ses rêves de puissance dans un royaume lointain, mais surtout un lieu autre à partir duquel exercer une critique de la politique réelle menée sur la terre d’Israël. Si, depuis 1948, la terre d’Israël se confond partiellement avec l’État juif, l’utopie khazare permet de conserver l’idéal de la « monarchie de Dieu », fondamentalement anarchique, comme un contrepoint critique à toute velléité de réduire la politique juive à la raison d’État.
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L’extrême droite israélienne, nationaliste et religieuse, qui tire ses lointaines racines d’une lecture simpliste du Kuzari, « descend des Khazars », en un sens bien différent de celui qu’envisagent les antisionistes radicaux qui n’ont certainement pas lu le Kuzari. Elle confond le judaïsme et une religion proche du judaïsme, inventée par Halevi, la religion des Khazars : celle qui instrumentalise la Torah pour diriger l’État, fut-ce au détriment de tout souci de la justice. L’argument khazar de l’antisionisme radical semble certes pouvoir se réclamer de la lettre du Kuzari en supposant des identités fixes biologiquement déterminées et sur lesquelles se fondent des revendications territoriales. Sur cette base, il proposerait à peu de frais une solution tout à la fois au conflit israélo-arabe et à la guerre en Ukraine : pourquoi ne pas déplacer les Israéliens dans un État ashkénaze créé à la frontière russo-ukrainienne, qui servirait de zone tampon ? Il oublie que l’utopie khazare est d’abord un dispositif de pensée qui permet à Halevi de construire un rapport spécifique de la diaspora juive à la terre d’Israël, quelles que soient ses origines génétiques. Quant à nous, peut-être gagnerions-nous à nous inspirer du Kuzari pour sortir du face-à-face stérile de la diaspora et de l’État des Juifs, du Juif comme faible et du Juif comme fort, dans lequel l’identité juive contemporaine semble enfermée. Dans ce face-à-face, chacun des pôles menace l’autre d’absorption : entre revendication de l’État d’Israël à représenter tous les Juifs et identification diasporique à sa politique d’une part, et diasporisme radical de l’autre. Introduire dans ce face-à-face, comme le fait Halevi, un tiers-lieu imaginaire, utopique, permettrait de reconstruire un rapport dialectique, critique et constructif entre ces deux pôles. Ce tiers-lieu est là, à disposition, dans les grands livres de la tradition juive tels que le Kuzari, qui ne demandent qu’à être relus depuis l’exil en dehors de la captation nationaliste dans laquelle on voudrait les enfermer.
David Lemler
Notes
1 | H. Schirman, Ha-Shirah ha-Ivrit bi-Sefarad u-be-Provence (La poésie hébraïque en Espagne et en Provence), Jérusalem 1954, t. 1, p. 498 : « le service des rois qui est… le culte des idoles » (‘avdut melakhim asher hi… avodat asherim). |
2 | Par exemple : « Les convertis sont aussi pénibles pour Israël que la lèpre », Talmud de Babylone, Yebamot, 47a. |
3 | Ehud Krinis, God’s Chosen People: Judah Halevi’s “Kuzari” and the Shīʻī Imām Doctrine, Turnhout, Brepols, 2014. |
4 | Je traduis et je souligne. On trouvera le texte de cette lettre à cette adresse : https://benyehuda.org/read/1304. |
5 | Trad. par M. Garel dans Jardin d’Eden, jardins d’Espagne: poésie hébraïque médiévale en Espagne et en Provence, éd. M. Itzhaki, Paris, Seuil, 1993. |
6 | Leo Strauss, « La loi de la Raison dans le “Kuzari” », dans La persécution et l’art d’écrire, trad. O. Sedeyn, Paris, Gallimard, 2009, p. 140-186. |
7 | Le texte a initialement été publié en hébreu, puis traduit en allemand par Buber. On en trouvera une traduction anglaise dans M. Buber, On Zion: the History of an Idea, New York, Schocken Books, 1973, p. 61-72. Merci à Ynon Wygoda de m’avoir fait découvrir ce texte. |