Kafka en Amérique : De Prague à Newark

Kafka, nos lecteurs le savent, est un écrivain dont l’œuvre est profondément ancrée dans l’expérience européenne, et juive, du début du XXe. Mais l’imaginaire voyage. À l’occasion d’une exposition new-yorkaise sur la vie et l’œuvre de Kafka, Mitchell Abidor nous fait découvrir son rapport à l’Amérique et l’influence qu’il y a eu, notamment à travers un de ses plus fervents admirateurs : Philip Roth.

 

Franz Kafka (Source: Wikimédia Commons) & Philip Roth (Source: Flickr)

La Morgan Library and Museum de New York a clôturé l’année du centenaire de la mort de Franz Kafka avec une exposition absolument passionnante, visible jusqu’en avril 2025. Cet assemblage de manuscrits, de pages de journaux intimes, de cartes postales et de lettres permet au visiteur d’examiner la forme originale de certaines des œuvres les plus importantes de la littérature moderne. Voici, de la main de Kafka, la première page de La métamorphose et la dernière page du Château, ainsi que le manuscrit de L’artiste de la faim. L’examen des textes manuscrits nous fournit des informations importantes : la facilité avec laquelle La métamorphose a été rédigée est évidente si l’on considère que seuls sept mots ont été biffés sur la première page. Le manuscrit du Château montre qu’il a été écrit à l’origine à la première personne, le « ich » ayant été remplacé par K.

Une section de l’exposition est consacrée au judaïsme et à la judéité de Kafka, dans laquelle on trouve une lettre écrite en hébreu à son tuteur, ainsi qu’un carnet dans lequel figurent certains mots écrits en allemand et leur traduction en hébreu. Son glossaire était lié à son état de santé, car parmi les mots traduits dans cette langue par le malade, on trouve « lavement » et « fièvre ». Fait intéressant, malgré son flirt avec le sionisme et l’émigration en Palestine, son hébreu utilise toute la panoplie des voyelles, contrairement à l’hébreu sépharade/israélien qui en utilise un nombre plus restreint.

 

Lecture du texte par Roxane Kasperski

 

L’intérêt de Kafka pour l’Amérique est abordé dans une section intitulée à juste titre « Voyages de l’imagination ». L’Amérique de Kafka ne peut être que fictive, puisqu’il n’a jamais quitté l’Europe. Seul son personnage Karl Rossmann a traversé, dans Amerika, les océans pour se rendre en Amérique : un pays pour lequel l’auteur n’a jamais manifesté beaucoup d’intérêt. Dans ses journaux intimes, il n’est mentionné qu’une seule fois, le 19 janvier 1911, dans une entrée où il raconte qu’il a « prévu un roman dans lequel deux frères se battent, l’un d’entre eux partant ensuite pour l’Amérique ». Il précise qu’il a renoncé à ce roman, peut-être une version antérieure du livre éponyme incomplet qui a suivi, parce qu’il « [le] fatiguait énormément ». Ce dernier présente d’ailleurs un pays qui ne ressemble guère à celui dont il porte le titre et contient une erreur minuscule, mais d’une importance considérable. Dans son livre, Kafka écrit en effet à propos de la statue de la Liberté : « Le bras avec l’épée s’élevait maintenant, et autour de sa silhouette soufflaient les vents libres ». Or, la véritable statue tient, comme tout le monde le sait, une torche, qui éclaire et illumine les foules d’immigrants à leur arrivée à Ellis Island. L’épée de Kafka présente l’image exactement opposée de l’Amérique, une mise à l’écart symbolique des misérables déchets de l’humanité que celle-ci est en réalité en train d’accueillir. L’erreur de Kafka est extrêmement ironique. La loi sur l’immigration de 1924, qui limitait l’immigration et visait à exclure les Européens de l’Est et du Sud, en particulier les Italiens et les Juifs, a été adoptée l’année même de la mort de l’auteur. Gardons-nous cependant de prétendre que celui-ci avait prévu cette éventualité. Il n’y a aucune raison de lui attribuer un don de clairvoyance, et tout porte à expliquer l’utilisation d’une épée par le fait que Kafka, pour préparer le roman, a utilisé comme source l’ouvrage d’Arthur Holitscher Amerika heute und morgen [L’Amérique aujourd’hui et demain] qui contient, à la page 11, une photo de la statue de la Liberté prise de très loin, sur laquelle celle-ci semble en effet tenir une épée.

Si Kafka n’a jamais atteint les côtes américaines, ses romans par contre y ont débarqué relativement tôt. Le Château a été publié pour la première fois en 1930 et Le Procès en 1937. Bien que les traductions originales de Willa et Edwin Muir soient dépassées, surtout depuis que Kafka est entré dans le domaine public, ce dernier est présent dans la littérature américaine depuis près d’un siècle.

Kafka et Roth, quelle que soit la profondeur de leur rébellion, sont avant tout des juifs. Mais des juifs au sens de la phrase souvent citée des journaux intimes de Kafka : « Qu’ai-je en commun avec les Juifs ? ».

« Kafkaïen » est, en Amérique, un adjectif qui décrit les rouages mystérieux et arbitraires du monde du pouvoir et de la bureaucratie. Cette acception s’est d’ailleurs répandue dans le monde entier, même parmi ceux qui n’ont jamais lu Kafka. Mais c’est Philip Roth qui a le mieux analysé et capturé le véritable cœur de la vie de Kafka et les fondements de la superstructure du kafkaïen. Roth, qui affirme n’avoir commencé à lire Kafka sérieusement que dans la trentaine, a compris celui-ci en tant qu’écrivain et, plus important encore, en tant qu’homme. Il a appliqué et adapté le vrai Kafka à ses propres écrits juifs résolument américains. Chez Roth, Kafka est omniprésent, mais pas en tant que dénonciateur d’une mystérieuse autorité politique. Le Kafka de Roth se situe à un autre niveau et évolue dans un registre différent. Roth se concentre sur la relation de son maître à l’identité juive, à la famille, au mariage et à sa ville. Tel est le Kafka dont l’esprit imprègne l’œuvre de Roth.

C’est dans Le Sein [The Breast], l’un des rares ouvrages médiocres de Roth, publié en 1972, que l’influence de Kafka sur l’écriture de l’auteur se manifeste le plus clairement. Profitant de la notoriété sulfureuse que lui vaut Portnoy et son complexe [Portnoy’s Complaint] (1969), Roth y met en scène David Kepesh, alter ego de Gregor Samsa (et de l’écrivain lui-même) qui se métamorphose en un sein géant. Bien qu’inspiré de Kafka, cet hommage raté peut être aisément ignoré sans crainte de passer à côté d’une œuvre majeure.

Le reste de l’influence de Kafka sur le travail de Roth est moins évidente, mais plus profonde. L’œuvre de Kafka qui touchait le plus Roth était la lettre adressée par celui-ci à son père. Lorsque Roth enseignait à l’université de Pennsylvanie, il la faisait lire à ses étudiants et leur demandait ensuite d’écrire leur propre lettre dans la même veine. Le fait que la lettre de Kafka ait constitué un texte formateur pour Roth est attesté par une note que ce dernier a écrite à son sujet : « La famille en tant qu’artisan du caractère. La famille comme influence première et formatrice. La pertinence de l’enfance ». Tous ces éléments caractéristiques des romans de Roth trouvent leur origine chez Kafka.

L’autoréflexion puissante et sans concession de la lettre de Kafka, sa dissection brutale de ceux qui l’entourent, mais aussi de lui-même, le fait qu’il se positionne comme un fils qui doit faire face à ses parents, aux déceptions qu’il leur cause mais qu’ils lui causent aussi, est ce qui sous-tend Portnoy et son complexe. Dans une lettre adressée à un écrivain tchèque, Roth décrit Portnoy comme un héritier direct de la lettre de Kafka, déclarant que « c’est l’histoire d’un autre célibataire juif trentenaire obsédé par sa famille [et] qui aurait pu commencer par ‘Chère mère, tu me demandes pourquoi tu m’obsédais…’ ». Il s’agit, écrit-il à un autre correspondant, d’un livre dans lequel il a cherché à « mettre Kafka sens dessus dessous ».

Certes, Alexander Portnoy est le fils adoré d’une mère qu’il trouve ridicule, tandis que Kafka est une source de désarroi pour son père, qui ne supporte pas les manies de Franz, sa mastication excessive de la nourriture ou son goût pour le théâtre yiddish. Alex a vécu en fuyant sa famille, tandis que Kafka est resté ancré dans la vieille ville de Prague où il est né et a grandi, ne trouvant la force de partir pour de bon qu’à l’approche de la mort. Mais les deux hommes, chacun à leur manière, étaient attachés à leur famille, à leurs parents ; même à l’âge adulte, le jugement qui importait était celui de leurs géniteurs. Et tous deux, quelle que soit la profondeur de leur rébellion, sont avant tout des juifs. Mais des juifs au sens de la phrase souvent citée des journaux intimes de Kafka : « Qu’ai-je en commun avec les Juifs ? ». Ce sentiment se retrouve également chez les deux auteurs. C’est l’essence même du kafkaïen au sens où nous l’entendons ici.

Pourtant, la lettre à son père n’est pas la seule à avoir nourri l’écriture de Roth. À l’époque de la publication de Portnoy et son complexe, on a demandé à l’auteur s’il avait été influencé par la nouvelle vague de bandes dessinées juives n’hésitant pas à parler de sexe. Sa réponse doit être prise au sérieux : « Je dirais que j’ai été plus fortement influencé par un comique assis qui s’appelle Franz Kafka et par un passage très drôle qu’il a intitulé La métamorphose ».

Le Complexe de Portnoy illustre de manière éclatante l’influence kafkaïenne sur l’œuvre de Roth, mais ce n’est pas un cas isolé. Dans Patrimoine [Patrimony] (1991), Roth dresse un portrait tendre, empathique et lucide de son père. Bien que décrivant un homme âgé, loin de la figure imposante qu’était Hermann Kafka pour Franz, ce livre s’apparente à une lettre adressée à son défunt père, également prénommé Herman. Rédigé après la disparition de ce dernier, cet ouvrage, à l’instar de la lettre de Kafka, n’a jamais été lu par son destinataire.

Prague est une ville à propos de laquelle Roth a déclaré : « J’ai compris qu’il existait une sorte de lien entre moi et cet endroit », non seulement parce qu’elle ressemble aux régions de l’empire austro-hongrois d’où sa famille avait émigré aux États-Unis, mais aussi à cause de Kafka. Lors de sa première visite à Prague, il avait lu les journaux de ce dernier et la biographie de Brod comme des guides, puis s’était rendu aux adresses et aux lieux qui y sont mentionnés pour tenter de se rapprocher de cet écrivain tant aimé.

Cet amour pour Prague l’a conduit à écrire des romans apparemment à des années-lumière de Kafka, mais dont ce dernier reste malgré tout l’inspirateur. Le professeur de désir [The Professor of Desire] (1977) se déroule en partie à Prague et, comme l’a écrit Blake Bailey, biographe de Roth, ce dernier a trouvé le moyen d’intégrer la ville de Kafka dans son roman. Pour Bailey, « Roth était déterminé à intégrer la Tchécoslovaquie dans le roman […] et a trouvé un argument assez peu convaincant dans ‘le propre blocage érotique de Kafka’ tel qu’il est dépeint métaphoriquement […] dans Le château (un livre engagé à tous les niveaux sans atteindre de climax) ». Le professeur de désir montre également que le personnage principal, David Kepesh (déjà présent dans Le Sein), s’intéresse aux questions sexuelles liées à Kafka. Dans un rêve, il rencontre l’une des prostituées fréquentées par ce dernier pour explorer la possibilité qu’il ait été impuissant, une hypothèse forgée par Roth à la lecture des journaux intimes de l’intéressé.

Roth a utilisé les prérogatives d’un écrivain de fiction pour réaliser l’ultime acte d’hommage. Dans son essai de 1973 traduit en français sous le titre Regards sur Kafka [I Always Wanted You to Admire My Fasting; or, Looking at Kafka], Roth sauve Kafka de la tuberculose qui l’a emporté et des nazis qui l’auraient probablement assassiné, comme ils l’ont fait pour ses trois sœurs. Il le replace ensuite dans la peau d’un professeur d’école hébraïque d’âge mûr vivant à Newark, New Jersey, en 1942.

L’intuition de Roth, qui a confié à son Kafka ressuscité le rôle d’un professeur d’hébreu, est inspirée. Vingt ans après le petit Philip, j’allais moi aussi à l’école hébraïque, qu’il ne faut pas confondre avec une yeshiva ou avec une école juive. L’école hébraïque avait lieu en fin d’après-midi (généralement de 16 à 17 heures), alors que les élèves avaient déjà passé une journée entière à l’école publique. C’était une institution honnie par ceux qui la fréquentaient et Roth, en plaçant Kafka dans l’une d’entre elles, l’expose aux insultes et à la dérision des élèves mécontents. Kafka est appelé Kishka, en partie à cause de son « étrangeté lointaine et mélancolique, mais surtout parce que nous déversions sur lui notre ressentiment d’avoir à apprendre une calligraphie ancienne à l’heure même où nous devrions être en train de crier à tue-tête sur le terrain de football ». Pour ces jeunes Américains, Kafka – ou Kishka – se trouve au point nodal du conflit entre judéité et américanité.

Le bref essai de Roth est celui qui nous permet le mieux de comprendre Kafka, le juif moqué par d’autres juifs, l’amant raté, le vieux garçon.

Roth confronte l’immigrant Kafka à deux des principaux conflits ayant secoué sa propre vie et celle de l’intéressé : l’amour et la famille. Kafka est invité à dîner chez les parents de Roth, lesquels ont également convié Rhoda, la sœur de la mère de Roth, dans l’espoir de favoriser une rencontre. À table, le père fictif de Roth déclare : « Je crois fermement que la famille est la pierre angulaire de tout ». L’incompréhension qui a poursuivi le vrai Kafka à Prague s’acharne encore sur celui-ci jusque dans un appartement de la classe moyenne inférieure à Newark. Kafka est également témoin d’une relation entre parents et enfants totalement étrangère à son expérience. Comme c’est presque toujours le cas chez Roth, il est victime d’un excès d’amour, d’un émerveillement constant pour le moindre de ses faits et gestes. Ainsi qu’il l’a écrit : « D’autres sont écrasés par la critique paternelle – je me trouve quant à moi oppressé par la haute opinion que mon père a de moi ». Kafka est informé des connaissances de Philip sur les habitudes des poissons, son père allant jusqu’à déclarer à son invité « Lorsqu’Il me fait un exposé sur l’un de ces poissons, c’est le septième ciel, docteur Kafka ». « Je n’en doute pas », répond Kafka. Nous-mêmes et Roth, au fait des relations exécrables entre Kafka et son père, savons que cette expérience n’est qu’une projection de son imagination. En réalité, les éloges ont bien été la dernière chose que l’intéressé a reçue de ses parents au cours de son existence.

Kafka décrit son passé romantique à Rhoda. Après avoir survécu à la tuberculose qui l’a emporté, Kafka nous raconte que sa relation avec Dora Diamant, laquelle l’a fidèlement soigné pendant sa dernière maladie, a duré une éternité : « Cela a duré des années et des années, puis elle l’a quitté. Pour quelqu’un d’autre. Elle en avait assez d’attendre ».

L’idylle du Kafka fictif de Roth avec tante Rhoda tourne court et le Kafka qui a réussi à quitter l’Europe meurt en homme oublié, sans avoir publié Le procès ou Le château, ses journaux intimes n’ayant jamais été lus par d’autres yeux que les siens. Parmi les centaines, les milliers de volumes de travaux critiques lui étant consacrés, le bref essai de Roth est celui qui nous permet le mieux de comprendre Kafka, le juif moqué par d’autres juifs, l’amant raté, le vieux garçon.

En 1989, avec l’effondrement du communisme, des œuvres précédemment interdites ont été publiées en Tchécoslovaquie, parmi lesquelles, bien sûr, celles de Kafka. Le premier livre américain à échapper à l’interdiction fut celui du grand amoureux de Prague, Philip Roth. Il s’agissait du Complexe de Portnoy.


Mitchell Abidor

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