Katharina von Schnurbein est Coordonnatrice de la Commission européenne pour la lutte contre l’antisémitisme et la promotion de la vie juive. K. l’interroge ici au sujet de sa mission, de l’horizon poursuivi par les politiques européennes sur ces enjeux, et des difficultés qu’elles rencontrent, en particulier dans les deux dernières années.

Votre action en tant que Coordinatrice de la Commission européenne pour la lutte contre l’antisémitisme et la promotion de la vie juive est bien connu des acteurs institutionnels juifs en Europe, mais il l’est moins auprès du grand public. Pouvez-vous nous parler un peu de vous et des fondamentaux de votre travail ?
Katharina von Schnurbein : Je viens d’Allemagne, de la Forêt bavaroise. Dans notre famille, la question de notre responsabilité en tant qu’Allemands envers les Juifs, et également envers Israël en tant qu’État juif, a toujours été présente. Dans les années 80, mes parents nous emmenaient à la synagogue la plus proche, qui se trouvait à une heure de route. Il n’y avait vraiment rien de plus proche en termes de vie juive. La communauté y était composée de survivants de la Shoah, principalement des hommes. Mais elle était si petite qu’il n’y avait même pas de minyan. L’un d’eux – j’avais alors 10 ans -, nous a raconté son histoire ; comment, alors qu’il avait lui aussi dix ans à cette époque, il avait survécu en Europe de l’Est. Il avait dû se tenir au bord d’une fosse, entre ses parents, et lorsque ses parents avaient été fusillés, il s’était laissé tomber dans cette fosse. Quand les bourreaux sont partis, il est sorti de la fosse et a survécu, grâce à l’aide de partisans dans la forêt. Cela m’a profondément marquée et continue de m’animer. Il faut connaître l’histoire et ce que les Allemands ont fait. Nous ne sommes pas responsables des actes de nos ancêtres, mais nous sommes responsables des leçons que nous en tirons pour nos actions d’aujourd’hui. Voilà pour l’aspect personnel.
Sur le plan professionnel, j’ai commencé à travailler pour la Commission européenne à Prague en 2002. Je suis venue à Bruxelles en 2004 avec le Premier ministre tchèque de l’époque, dont j’étais la porte-parole. Pendant cinq ans, j’ai été conseillère auprès du Président de la Commission européenne pour le dialogue avec les religions. L’UE a l’obligation juridique d’entretenir ce dialogue avec les organisations religieuses, mais aussi avec des organisations non confessionnelles comme les humanistes, ce qui est assez unique. Lorsque la Commission a cherché quelqu’un pour mettre en place ce bureau de lutte contre l’antisémitisme en 2015, je me suis déclarée intéressée.
C’était dans l’immédiat après des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hypercacher, où je pense que les responsables politiques ont compris que la menace ne pesait pas seulement sur les Juifs, contre lesquels plusieurs attaques meurtrières avaient déjà été commises en Europe : ces attaques visaient aussi, vraiment la liberté d’expression et la démocratie. En décembre 2015, j’ai été nommée coordinatrice pour la lutte contre l’antisémitisme et la promotion de la vie juive, en même temps qu’un coordinateur pour la lutte contre la haine antimusulmane, car nous avons également constaté une augmentation significative de la haine antimusulmane après l’attentat contre Charlie Hebdo.
Comment avez-vous conçu l’équilibre de votre mission à la Commission européenne entre d’une part la lutte contre l’antisémitisme et d’autre part la promotion de la vie juive ?`
KvS : Trouver cet équilibre est essentiel. Lorsque nous avons rédigé la Stratégie de l’UE pour la lutte contre l’antisémitisme et la promotion de la vie juive en 2021, nous avons ajouté l’aspect de la « promotion de la vie juive » avec la conviction que tout ce que nous mettons en acte vise, au final, à permettre à la vie juive de prospérer en Europe, à ce que les Juifs puissent y projeter un avenir pour eux-mêmes et leurs enfants, et puissent vivre sans préoccupations de sécurité. Nous nous fixons même comme objectif : « Vers une UE sans antisémitisme ». Mais nous ne sommes pas naïfs pour autant. Je suis bien consciente des immenses défis actuels, mais il faut toujours garder cet objectif ultime à l’esprit, pour garantir que chaque étape aille dans la bonne direction. Et nous faisons cela en coopération permanente et étroite avec les communautés et organisations juives.
Promouvoir la vie juive, c’est aussi valoriser les traditions, offrir des espaces d’expression, et veiller à ce que le grand public découvre et s’approprie la culture juive — car, encore une fois, la Shoah explique en partie cette méconnaissance : aujourd’hui, nous ne sommes plus assis en classe aux côtés d’enfants juifs, comme ce fut le cas autrefois.
Nous avons cherché à impulser des initiatives de long terme qui poursuivent ces objectifs, telle que l’éducation à la Shoah et la mémoire. Un exemple concret : aujourd’hui, la principale porte d’entrée de l’antisémitisme dans nos foyers est constituée par les réseaux sociaux et Internet. Ainsi, au-delà d’un cadre juridique européen pour les plateformes, le Digital Service Act établi en 2022, nous élaborons également un réseau de lanceurs d’alerte de confiance capables de signaler l’antisémitisme en ligne. Nous renforçons l’accompagnement des victimes et avons conçu une méthodologie européenne pour recenser les actes haineux antisémites, car il faut rendre le problème visible pour pouvoir le combattre véritablement.
Sur le volet éducatif, la Commission soutient l’élaboration d’un centre européen de recherche sur l’antisémitisme contemporain, la vie juive et la culture, doté d’une enveloppe de 3,5 millions d’euros. Depuis 2010, nous bénéficions déjà de l’infrastructure européenne de recherche sur la Shoah, qui se consacre spécifiquement à la transmission et à l’étude de la Shoah, et nous ambitionnons de concevoir une structure similaire pour combattre l’antisémitisme et promouvoir la vie juive.
Concernant la transmission de la mémoire de la Shoah, nous développons le Réseau européen des lieux où la Shoah s’est produite (ESHEM). Quarante-quatre mille sites ont été recensés — il ne s’agit pas uniquement de camps de concentration ou de lieux de déportation, mais aussi de routes d’évasion et d’endroits où des Juifs se sont cachés. L’aspect novateur de la stratégie de l’UE réside dans la volonté de promouvoir la vie juive. Je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas pour la Commission d’indiquer aux Juifs comment organiser leur existence, mais bien de créer des conditions favorables, et de renforcer les capacités des communautés juives là où c’est possible. Par exemple, l’Union européenne des étudiants juifs est désormais partenaire-cadre de la Commission, ce qui lui permet d’obtenir un financement pour ses initiatives et d’en redistribuer aux associations étudiantes nationales, notamment pour organiser Shabbat ou célébrer les fêtes juives sur les campus. Tout cela concernait la période avant le 7 octobre. Après le 7 octobre, les actions sont devenues plus défensives, mais je reste impressionnée par leur créativité et leur activisme.
Comment parvenez-vous à ce que votre action ait un impact direct sur les communautés ?
KvS : Nous avons considérablement augmenté le financement de nos projets, ce qui inclut le soutien aux organisations et aux communautés investies dans des activités collectives. Un autre volet concerne la sécurité, précondition indispensable à la vie juive ; là, nous avons, grâce à la stratégie, permis la mise en œuvre d’initiatives concrètes avec les communautés. Promouvoir la vie juive, c’est aussi valoriser les traditions, offrir des espaces d’expression, et veiller à ce que le grand public découvre et s’approprie la culture juive — car, encore une fois, la Shoah explique en partie cette méconnaissance : aujourd’hui, nous ne sommes plus assis en classe aux côtés d’enfants juifs, comme ce fut le cas autrefois. Au total, la stratégie recense 90 initiatives, auxquelles s’ajoutent les actions portées au niveau national. C’est vraiment le cœur de notre stratégie. Beaucoup d’autorités nationales intègrent désormais la « promotion de la vie juive » au centre de leur politique. Cela permet de se concentrer sur les aspects positifs : il y a toujours quelque chose à célébrer, en réalité.
Deux ans ont passé depuis le 7 octobre. Aviez-vous anticipé l’ampleur et la gravité de l’antisémitisme auquel les Juifs d’Europe ont dû faire face pendant la période qui a suivi ? Avez-vous été surprise par le niveau qu’il a atteint ?
KvS : La rapidité avec laquelle tout s’est emballé a frappé les esprits. Par exemple, à Londres, la première manifestation propalestinienne a été déclarée le 7 octobre même, à 11h50. Dans plusieurs villes européennes — Berlin, Londres et d’autres —, nous avons constaté des scènes de célébration ; cela témoignait d’un phénomène systémique.
Dans l’immédiat après-coup, nous nous sommes appuyés sur des réseaux existants. Il y a d’abord notre réseau des organisations juives fédérales à Bruxelles, où la confiance prime et où nous avons discuté des mesures à prendre par les États membres, notamment pour renforcer la sécurité des écoles, des synagogues ou des centres communautaires juifs. Un autre réseau est celui, mondial, des envoyés et coordinateurs dédiés à la lutte contre l’antisémitisme, qui nous a permis d’élaborer des stratégies et de mobiliser l’action gouvernementale pour protéger les communautés juives. Nous avons également publié une déclaration commune pour tirer la sonnette d’alarme face à la flambée d’antisémitisme, et proposé des pistes d’action. Il était crucial d’afficher publiquement notre unité et notre solidarité avec les communautés juives. J’ai ainsi participé et pris la parole lors d’un rassemblement contre l’antisémitisme à Bruxelles, organisé deux mois après les attaques.
La situation actuelle est plus précaire qu’on ne l’anticipait, et de plus en plus de Juifs songent à quitter le continent. Or, chaque fois que cela s’est produit dans l’histoire, ce fut mauvais signe pour l’Europe.
Enfin, je pourrais aussi citer les actions propres à la Commission — par exemple, le lancement de financements pour renforcer la sécurité des communautés juives, ou encore l’attribution de moyens supplémentaires à un réseau d’organisations engagées dans la lutte contre l’antisémitisme en ligne.
Comment la Commission sonde-t-elle et répond-elle à la montée de l’antisémitisme au sein des États membres ? Interpellez-vous directement les gouvernements nationaux pour qu’ils prennent des mesures spécifiques face à ces évolutions ?
KvS : Nous entretenons une coopération étroite avec tous les gouvernements nationaux. Par exemple, nous réunissons deux fois par an un groupe de travail avec les coordinateurs nationaux ou les envoyés spéciaux en charge de la lutte contre l’antisémitisme — ce forum permet d’aborder, en cohérence avec la stratégie de l’UE, aussi bien les urgences que les enjeux de fond : tout récemment, les répercussions du 7 octobre et les stratégies de soutien à la vie juive, mais également la sécurité, l’utilisation de la définition de l’IHRA (Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste), les outils pédagogiques… Dans de nombreux pays, ces délégués jouent un rôle clé dans l’avancée de ce programme au niveau national. Néanmoins, là où les progrès stagnent ou font défaut, la Commission reste mobilisée : je réalise régulièrement des visites de terrain dans ces pays, non seulement pour aborder les difficultés, mais aussi pour proposer un accompagnement.
En outre, chaque communauté juive est représentée par une personne désignée au sein de l’organisation fédérale élue, qui dialogue avec les autorités nationales — une innovation que nous avons introduite il y a dix ans — de sorte que responsables publics et représentants communautaires se retrouvent autour de la même table. Cela a considérablement enrichi les canaux de communication, en permettant des échanges qui n’existaient pas auparavant.
Il m’est essentiel d’observer directement la communauté juive et de comprendre sa réalité, d’écouter ses préoccupations. L’action de l’UE ne devient réellement efficace que lorsqu’elle se traduit par des politiques concrètes au niveau national, et lorsqu’elle contribue à l’amélioration de la vie juive. Des évolutions sont indispensables à l’échelon régional et local.
Tel est notre objectif : garantir que la vie juive puisse s’épanouir.
J’ai récemment rencontré le maire d’une grande capitale européenne ; il m’a expliqué que, depuis le 7 octobre, les organisations juives et les restaurants israéliens possèdent son numéro direct. En cas de graffiti ou de dégradation antisémite, ils lui envoient un message et il veille à ce que ce soit effacé sans délai. Finalement, ce qui importe le plus, c’est la réaction des autorités. Les actes antisémites perdurent, et leur fréquence est récemment très préoccupante. Mais lorsque les autorités publiques interviennent, c’est le premier pas indispensable : au moins, les faits sont reconnus et des mesures effectives sont mises en œuvre, y compris des poursuites et des sanctions appropriées.
Nous avons suivi de près la création du réseau d’envoyés chargés de la lutte contre l’antisémitisme dans plusieurs pays. Quels résultats avez-vous observés grâce à cette initiative ? Par ailleurs, chaque État devait mettre en place une feuille de route spécifique. Selon vous, dans quels pays cette approche s’est-elle révélée efficace et où avez-vous été confrontée à des obstacles persistants ou à des situations où la feuille de route n’a pas été appliquée ?
KvS : Nous avons publié notre rapport d’étape en octobre dernier, qui indiquait que, sur les vingt-sept États membres, vingt-trois avaient déjà adopté une stratégie nationale. Aujourd’hui, ils sont vingt-quatre, la République tchèque venant d’adopter sa propre stratégie. Même si cela n’est pas une obligation légale, il s’agit d’un progrès considérable par rapport à 2021, date d’introduction de la stratégie européenne. Ce dynamisme s’explique aussi par le groupe de travail que nous avons lancé dès 2019 pour accompagner l’élaboration de ces stratégies nationales, déjà inscrites à l’agenda.
Cela montre que les gouvernements progressent. De nombreux ministères sont désormais impliqués, se questionnant sur leur contribution — que ce soit à travers le financement, les ressources humaines, ou la coordination avec la communauté juive et d’autres organismes nationaux — pour bâtir des structures de pilotage efficaces. C’est, à mon sens, ce qui a vraiment transformé le paysage : malgré l’inquiétante et inacceptable persistance de l’antisémitisme à un niveau élevé, on observe aujourd’hui, dans la plupart des pays, une prise de conscience, une véritable mobilisation et une volonté d’explorer les solutions possibles, mais aussi d’afficher la solidarité avec la communauté juive.
L’action de l’UE ne devient réellement efficace que lorsqu’elle se traduit par des politiques concrètes au niveau national, et lorsqu’elle contribue à l’amélioration de la vie juive. Tel est notre objectif : garantir que la vie juive puisse s’épanouir.
Un autre point fondamental fut la désignation de coordinateurs nationaux. On en recense vingt-et-un à ce jour, mais même dans les pays sans envoyé formel, chaque gouvernement délègue un responsable à nos réunions de travail, garantissant un point de contact pour la coordination étatique.
Un troisième élément déterminant réside dans l’adoption de la définition de l’IHRA sur l’antisémitisme comme socle de nos actions. Avec l’adhésion récente de Malte, tous les États membres ont désormais officiellement validé cette définition ; l’enjeu consiste désormais à la concrétiser sur le terrain. Certains pays l’appliquent plus largement que d’autres, mais elle demeure cruciale pour former les policiers et les enseignants, en leur permettant par exemple de distinguer quand les propos liés à Israël basculent dans l’antisémitisme. Cette définition constitue également un outil pour la société civile, les entreprises, les universités ou le monde du sport. Fait notable : lorsque de grands clubs comme le Borussia Dortmund s’approprient cette définition — en l’intégrant à leur communication, en organisant des sorties éducatives et des actions locales —, cela porte ses fruits. Ils organisent aussi des visites à Auschwitz pour leurs salariés et leurs supporters, dans un but de sensibilisation.
L’un des défis persistants de la lutte contre l’antisémitisme réside dans l’utilisation abusive ou antisémite de la comparaison avec la Shoah. Malheureusement, ce type de discours a été fréquent lors de plusieurs campagnes électorales européennes au cours des deux dernières années. Existe-t-il des envoyés qui ont publiquement dénoncé ce genre de propos lorsqu’ils provenaient de leurs propres gouvernements ?
KvS : Cela dépend du mandat du coordinateur national. En Allemagne ou au Royaume-Uni, par exemple, le mandat inclut explicitement le traitement de ces problématiques, y compris lorsqu’elles émanent de personnalités publiques. Ces coordinateurs disposent même de la latitude nécessaire pour critiquer leur propre gouvernement si besoin — ce qui reste rare dans les faits, leur mission de fonctionnaire consistant davantage à élaborer et recommander des politiques qu’à condamner publiquement. Depuis le 7 octobre, cette tâche s’est complexifiée.
La distorsion de la Shoah, notamment par le recours à des analogies fallacieuses, préoccupe et nourrit les débats. Selon la définition de l’IHRA, il est sans ambiguïté antisémite de comparer les actions d’Israël à celles des nazis, ou les Juifs aux nazis ; il faut absolument dénoncer ces glissements. Cela peut même relever de la banalisation de la Shoah, qui est par ailleurs répréhensible devant la loi. De plus, il existe le phénomène plus général de l’amalgame — rendre l’ensemble des Juifs collectivement responsables de ce qui se passe à Gaza —, une dérive grave qui doit être condamnée sans réserve, et que le commissaire Brunner a justement dénoncée comme inacceptable lors de son discours au Parlement européen du 7 octobre 2025.

À votre avis, observe-t-on aujourd’hui une fracture entre, d’une part, les pays qui prennent la lutte contre l’antisémitisme très au sérieux sur leur territoire et adoptent une position plus mesurée et pragmatique à l’égard d’Israël, et, d’autre part, ceux qui conservent des attitudes très radicales envers Israël et peinent à traiter correctement la question de l’antisémitisme ?
KvS : En effet, cela diffère suivant les pays. Pour certains coordinateurs, la période qui a suivi le 7 octobre a été particulièrement délicate, notamment lorsque leur gouvernement adoptait des positions très tranchées sur la situation politique. Il est d’autant plus crucial d’éviter de projeter la situation à Gaza sur les Juifs d’Europe. Toutefois, la présence de stratégies structurées a permis de poursuivre certains volets d’action à long terme, comme les programmes éducatifs. Il faut souligner que la politique menée par un gouvernement sur ces questions ne dépendait pas de l’existence ou non d’un coordinateur ; les prises de position sur Israël étaient bien souvent antérieures aux événements, et le 7 octobre n’a fait qu’exacerber ces orientations.
La promotion de la vie juive constitue le second axe de votre mandat. Selon vous, où se situe aujourd’hui le besoin le plus pressant en matière de revitalisation de la vie juive en Europe ? Pourriez-vous mentionner des domaines où vous avez observé des avancées notables ? Enfin, concrètement, qu’implique la promotion de la vie juive au quotidien ?
KvS : Je pense que l’accent mis sur la promotion de la vie juive constituait un élément innovant, peut-être surprenant, pour certaines organisations et communautés juives. Cette démarche repose sur deux grandes motivations. D’abord, lutter contre l’antisémitisme est indispensable, mais cela demeure un combat, une logique défensive. Ce combat s’avère nécessaire pour permettre à la vie juive de s’épanouir. Le projet positif que nous portons est la finalité ultime de notre action. En cultivant une vie juive épanouie, on combat l’antisémitisme, mais d’une manière beaucoup plus constructive et porteuse ; il s’agit d’obtenir des résultats concrets, en favorisant l’épanouissement des communautés juives.
D’autre part, la faible démographie juive en Europe aujourd’hui découle directement de la Shoah. La stratégie européenne souligne explicitement que la Seconde Guerre mondiale et la Shoah représentent des moments fondateurs pour l’Union, qui s’est ainsi fixé un devoir particulier de soutien actif à la vie juive. C’est un engagement vis-à-vis des communautés, et, à titre personnel, c’est le côté joyeux de notre mission. Au vu de la situation actuelle, cet impératif nous incite à redoubler d’efforts.
Notre stratégie affirme explicitement notre ambition d’une Union européenne entièrement « libérée de l’antisémitisme ». Pour avancer de manière significative, il faut garder en tête la finalité poursuivie. Cela dit, lutter contre ce mal enraciné depuis trois mille ans exige du temps — du temps dont nous ne disposons guère, et il n’existe pas de baguette magique.
Avant le 7 octobre, certains pays avaient déjà mis en œuvre des politiques ambitieuses et l’on observait des progrès. Par exemple, nous avons soutenu financièrement l’Union européenne des étudiants juifs pour qu’elle organise des événements festifs sur les campus : Shabbaton, Hanouka… ce qui a permis une visibilité croissante de la vie juive. En Autriche, on a constaté une diminution tangible des actes antisémites enregistrés au premier semestre 2023, malgré l’amélioration des dispositifs de signalement. Toutefois, après le 7 octobre, ces avancées ont été interrompues brutalement. La situation actuelle est plus précaire qu’on ne l’anticipait, et de plus en plus de Juifs songent à quitter le continent. Or, chaque fois que cela s’est produit dans l’histoire, ce fut mauvais signe pour l’Europe. L’antisémitisme constitue d’abord une menace pour les Juifs, mais aussi, à terme, pour la démocratie et les valeurs démocratiques.
Forte de mon expérience, je constate que les responsables politiques réagissent en intensifiant leur action lorsqu’ils prennent la mesure de cet enjeu. Aujourd’hui, il est crucial d’affirmer publiquement son soutien aux communautés juives — condamner la stigmatisation, clarifier le fait qu’il est inacceptable de tenir les Juifs collectivement responsables des événements mondiaux, et garantir des interventions concrètes : effacement rapide des graffitis antisémites, poursuites des auteurs. Un soutien immédiat et authentique, bien au-delà des seules mesures de sécurité, distingue les gouvernements vraiment engagés en faveur des Juifs de ceux qui agissent avant tout par calcul électoral.
Lors d’un entretien récent, K. a échangé avec Jonathan Boyd, qui était également invité lors du précédent événement à Bruxelles. Nous avons évoqué la notion « d’antisémitisme ambiant », qui ne dispose pas encore d’un cadre académique formel. Cette idée reconnaît la présence latente, dans le discours médiatique et la culture dominante, d’un climat hostile : les Juifs ont certes besoin de sécurité physique, mais, comme tous les citoyens en démocratie, ils méritent également de s’épanouir dans une société ouverte et tolérante. Comment répondez-vous à ces enjeux immatériels ? Au-delà de pratiques telles que l’effacement des graffitis, quelles mesures prenez-vous pour influencer et réguler le paysage culturel et médiatique, afin de combattre les formes plus subtiles d’antisémitisme ?
KvS : C’est un problème particulièrement complexe. Dans le cas de l’antisémitisme ambiant, l’acte en soi n’est pas nécessairement antisémite ni illégal, mais il génère un environnement difficile pour les Juifs et celles et ceux qui les soutiennent. On peut citer, par exemple, le fait de retirer des affiches de personnes prises en otage, comme on l’a vu dans nombre de villes européennes (souvent d’ailleurs sous couvert de défense des droits de l’homme !). Est-ce antisémite ? Illégal ? Quoi qu’il en soit, la situation est invraisemblable pour une personne juive qui passe à cet endroit. Et puis il y a le silence des témoins ; certains auraient sans doute réagi plus vigoureusement pour la disparition d’un chien. C’est un point que j’ai abordé avec Jonathan Boyd : où se situe la frontière à partir de laquelle un acte devient antisémite, et à quel moment peut-il être interprété autrement ?
Pour une personne juive, être confrontée à de tels actes engendre un sentiment profond d’exclusion, l’impression de ne pas appartenir à la société. Malheureusement, peu de personnes extérieures à la communauté juive, surtout celles qui n’ont pas de liens personnels avec des Juifs, perçoivent la gravité de la situation. C’est là que réside notre difficulté. Par le passé, l’antisémitisme se repérait plus aisément — qu’il provienne de l’extrême droite, de l’extrême gauche ou de milieux islamistes, il était plus facilement identifié, même si on ne le reconnaissait pas toujours ouvertement. Aujourd’hui, cette réalité diffuse le rend beaucoup moins visible pour les non-Juifs, ce qui complique considérablement la tâche. Nous insistons souvent sur la capacité de l’antisémitisme à muter, et le phénomène que nous observons à présent constitue une forme véritablement inédite de ce mal persistant.
À Londres, la première manifestation propalestinienne a été déclarée le 7 octobre même, à 11h50. Dans plusieurs villes européennes — Berlin, Londres et d’autres —, nous avons constaté des scènes de célébration ; cela témoignait d’un phénomène systémique.
Un autre point préoccupant concerne l’accès aux services — une discrimination qui rappelle les pages les plus sombres de l’histoire. L’été dernier, on a vu des locations saisonnières brutalement annulées dès lors que l’identité juive des locataires était révélée, ou des difficultés pour voyager ou au restaurant. Ces formes explicites de discrimination incarnent un antisémitisme dont nous espérions qu’il ne reviendrait jamais.
L’une de nos responsabilités en tant que coordinateurs est de sensibiliser les responsables politiques à ces questions et de souligner l’impératif d’une réaction déterminée. La discrimination à l’accès aux services est, elle, clairement identifiable, là où l’antisémitisme ambiant relève d’une complexité beaucoup plus grande. Dans ce cas, il importe de prêter attention aux alertes des personnes juives plutôt que d’ergoter sur la légitimité de leur ressenti. Il s’agit de considérer ce sujet sous l’angle du bien-être — notamment sur le lieu de travail.
Pour revenir aux termes choisis par votre équipe de coordination : en parlant de « lutte contre l’antisémitisme » et de « promotion de la vie juive », cette terminologie ne véhicule-t-elle pas l’idée d’un combat permanent, plutôt que celle d’une vie juive pleinement durable ou assurée en Europe ?
KvS : Notre stratégie affirme explicitement notre ambition d’une Union européenne entièrement « libérée de l’antisémitisme ». Il est crucial de garder cet objectif ultime à l’esprit, surtout quand la réalité montre, hélas, que l’antisémitisme s’est accru plutôt que d’avoir diminué au cours de la mise en œuvre de cette stratégie. Pour avancer de manière significative, il faut garder en tête la finalité poursuivie. Cela dit, lutter contre ce mal enraciné depuis trois mille ans exige du temps — du temps dont nous ne disposons guère, et il n’existe pas de baguette magique. Nous devons intensifier nos efforts.
Que diriez-vous à une personne juive qui ne se sent pas en sécurité et envisage de quitter l’Europe ? Pensez-vous que ce sentiment puisse être corrigé par la discussion raisonnée, ou reconnaissez-vous également la légitimité et la douleur de ce désir de partir ?
KvS : Un rabbin avec qui j’ai évoqué ce sujet récemment soulignait qu’en dépit de la situation difficile, il est important d’avoir une vision d’ensemble de l’histoire européenne. Pour la première fois, le continent tout entier affiche globalement sa solidarité avec la communauté juive. Certes, certaines personnes continuent d’alimenter des théories du complot ou adoptent des postures ouvertement hostiles, y compris sur le plan politique. Mais il existe un engagement véritable et inédit pour promouvoir la vie juive et combattre l’antisémitisme — un effort auquel se sont formellement associés les vingt-sept États membres de l’UE, et même certains pays extérieurs à l’Union. Malgré les difficultés actuelles, les stratégies et politiques mises en place — plans d’action nationaux, dialogue accru entre les communautés juives et les autorités — contribuent à une prise de conscience croissante. J’ai confiance, et j’espère qu’à long terme ces démarches porteront leurs fruits. Il n’en demeure pas moins que nous devons livrer une lutte considérable, surtout compte tenu du rôle des réseaux sociaux.
C’est là, selon moi, le défi fondamental : préserver notre démocratie suppose de garantir que les plateformes internet se conforment aux lois européennes sur les discours de haine. C’est pourquoi l’application stricte du Digital Services Act — déjà adopté et en cours de déploiement — revêt une importance capitale. Je sais que mes collègues responsables de ce secteur s’investissent pleinement dans son exécution. Nous avons d’ailleurs réagi plus vite que dans bien d’autres situations comparables ; par exemple, dès le 7 octobre, quand certaines plateformes n’ont pas supprimé des vidéos du Hamas, nous avons engagé l’une des toutes premières procédures d’infraction, notamment contre X (ex-Twitter) à l’époque. De très nombreux autres recours sont en cours, car les plateformes tardent à se conformer totalement à la législation. Cela risque malheureusement de prendre plus de temps qu’attendu. Mais à mesure que la mise en œuvre progressera — entre transparence accrue et respect strict des règles — je reste convaincue que ce dispositif contribuera significativement à lutter contre les contenus illégaux en ligne.
Quitter l’Europe est une décision profondément personnelle et difficile, qui n’est certainement pas prise à la légère. J’ai été frappée par la résilience extraordinaire dont font preuve de nombreux Juifs et l’ensemble de la communauté. Maintenant qu’un cessez-le-feu est en vigueur, je pense qu’il sera plus aisé de dissocier la situation à Gaza du regard porté sur les Juifs ici. La mobilité est un paramètre, mais s’arracher à sa terre et reconstruire sa vie ailleurs représente un défi bien plus grand. Nous avons vu que certains de ceux qui avaient quitté la France en 2015 ou 2016 sont revenus. J’espère — et je continuerai à m’engager aux côtés de celles et ceux qui veulent façonner une Europe où la vie juive puisse s’épanouir — car l’Europe ne pourra prospérer que si sa communauté juive prospère elle aussi.