Génocide à Gaza ? Eva Illouz répond à Didier Fassin

Israël est-il en train de commettre un « génocide » à Gaza ? C’est ce que suggère Didier Fassin dans une tribune récemment publiée sur le site de la revue AOC. Une réponse lui a déjà été apportée par dans le même média par Bruno Karsenti, Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-Philippe Heurtin, Luc Boltanski et Danny Trom. Ici, Eva Illouz critique la méthode du sociologue qui biaise toute son argumentation. Selon elle, « dans la période tourmentée que nous vivons, choisir les mots justes est un devoir moral et intellectuel ». Un texte publié en partenariat avec Philosophie Magazine.

 

Eva Illouz

 

La guerre entre le Hamas et Israël a déjà fait un nombre choquant de victimes humaines de part et d’autre. Non moins choquante a été la réaction de la société civile et de l’opinion publique des démocraties européennes et américaine. Nous savions la politique israélienne de plus en plus indifférente au droit international ; nous savions que l’antisionisme cachait souvent le refus d’accorder aux Juifs ce qu’on reconnaît à tout autre peuple, nous savions que le conflit moyen-oriental irradiait sur les diasporas européennes. Mais nous ne savions pas qu’un massacre barbare de bébés, femmes enceintes, vieillards, civils pour la plupart dévoués à la cause de la paix, serait accueilli avec exultation ou indifférence par des musulmans au travers du monde et par des universitaires, artistes et intellectuels des démocraties occidentales. Par exemple, quelques jours après le massacre de civils du 7 octobre dernier et avant l’opération à Gaza, 33 groupes d’étudiants à Harvard faisaient une déclaration qui passait sous silence les victimes du massacre et accusait Israël, et Israël seulement, des actions du Hamas[1]. Dans un esprit similaire, un grand nombre de pétitions ont circulé parmi les artistes, les sociologues, les anthropologues, les organisations d’étudiants. Que des crimes contre l’humanité soient justifiés ou passés sous silence par une partie conséquente de ces groupes est un fait politique autant que sociologique majeur qui mérite d’être analysé pour ce qu’il se donne, c’est-à-dire une position intellectuelle et morale.

Une méthode peu rigoureuse

Un article paru dans la revue AOC et signé par Didier Fassin, anthropologue de renommée internationale, nous en fournit une illustration. Si je prends cet exemple, c’est justement parce que Didier Fassin est l’auteur d’une œuvre considérable et titulaire d’une chaire intitulée « Morale et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines » au Collège de France – et donc membre de l’institution de recherche la plus prestigieuse de France.

Je résumerai rapidement le texte de Fassin : l’attaque du Hamas est analogue à un évènement historique dont on se souvient peu, un massacre que les Héréros d’Afrique ont perpétré en 1904 contre les colonisateurs allemands qui s’étaient installés en Namibie deux décennies auparavant. Les Allemands avaient privé les Héréros de leur terre et les avaient réduits en esclavage. En réaction, dans un raid qui est resté dans l’histoire de cette région, les Héréros tuent une centaine d’Allemands, et cette attaque est vécue comme une humiliation par la kommandantur allemande qui va riposter en les exterminant. Ce génocide sera vu par les historiens comme la répétition générale du grand génocide que fut la Shoah. Or, selon Fassin, il y a des « préoccupantes similitudes » entre ce qui s’est joué dans le Sud-Ouest africain et ce qui se joue aujourd’hui à Gaza. De la même façon que les Allemands colonisateurs en Afrique de l’Ouest commettaient le premier génocide du XXe siècle, les Israéliens seraient ainsi les auteurs du premier génocide du XXIe siècle.

Parlons donc de cette « préoccupante similitude ». Les sciences sociales – sociologie et anthropologie notamment – se sont constituées précisément autour du problème épistémologique de la similitude. Gabriel Tarde (1843-1904) observait que la science ne pouvait surmonter le problème de la complexité et du chaos qu’en observant « des similitudes au milieu [des] différences ». Comme le souligne Bernard Lahire, Durkheim aussi s’était opposé aux historiens qui n’arrivaient pas à surmonter la multiplicité d’évènements en apparence uniques. Une vraie science sociale se devait de dégager les éléments récurrents, c’est-à-dire les similarités entre évènements en apparence différents.

Or Fassin n’est pas face à une grande variété de phénomènes et de cas. Il choisit délibérément de construire un parallèle entre deux cas uniques. Comme le dit très bien l’anthropologue Philippe Descola, il faut faire une distinction entre la comparaison, simple figure de rhétorique, et le comparatisme, démarche épistémologique moderne qui ne peut être maniée qu’avec précaution. La démarche de Fassin ne tient pas du comparatisme mais bien plutôt de la rhétorique.

Examinons donc les deux similitudes qu’il se propose d’identifier dans l’histoire : les Allemands colonisateurs du début du XXe siècle sont similaires aux Israéliens du XXIe siècle ; et l’attaque du Hamas est similaire à l’attaque des Héréros.

Une comparaison qui ne tient pas

Après la défaite française et l’unification de l’Allemagne en 1871, les Allemands commencent à construire une flotte qui va leur permettre d’établir un empire colonial à des milliers de kilomètres de l’Allemagne unifiée, qui voulait rivaliser avec les deux autres grands empires coloniaux (France et Grande-Bretagne). La colonisation de la Namibie procédait donc d’un vaste projet d’expansion territoriale et économique. Par exemple, la Deutsche Kolonialgesellschaft für Südwestafrika (Société coloniale allemande pour l’Afrique du Sud-Ouest) fut fondée avec le soutien des banques, d’industriels et de politiciens, avec pour but d’exploiter gisements miniers et diamants.

Il serait difficile de trouver même une vague ressemblance avec les colons juifs qui se sont progressivement installés en Palestine sous mandat britannique. Les différences sont connues, mais il faut les répéter. Il y a eu une présence juive ininterrompue en Palestine depuis l’Antiquité ainsi qu’une affinité historique et mémorielle entre les Juifs et cette terre où se situait le Temple, qui était le centre de la vie religieuse juive. Une telle affinité religieuse et culturelle était tout simplement inexistante dans le cas des Allemands en Namibie. La seconde raison – et la plus importante – tient au fait que le colonialisme juif était d’abord un nationalisme : son but était de constituer une nation, et non d’étendre la puissance d’une nation préexistante. Ce nationalisme était le fait d’immigrés pauvres et démunis, l’équivalent des réfugiés érythréens et syriens qui hantent la conscience européenne d’aujourd’hui. Le sionisme devait être une solution à l’insécurité ontologique que le monde – musulman et chrétien, scientifique et nationaliste – avait créée pour les Juifs. Les Juifs sionistes ont donc été fondamentalement hybrides : à la fois colonisateurs et grands persécutés de l’histoire, colonisateurs parce que persécutés par l’histoire. Il est impossible de trouver des parallèles et des similitudes entre le colonialisme impérial d’une nation puissante et le nationalisme de va-nu-pieds se battant pour leur survie et recevant l’approbation légale et morale de la communauté internationale. S’ils ne sont pas rentrés dans le panthéon des victimes post-coloniales, c’est pour trois raisons : parce que la nation juive fut reconnue comme légitime par les Nations unies en 1948 ; parce que les Juifs ont gagné plusieurs guerres successives contre les Arabes ; et parce que ces anciennes victimes juives désormais victorieuses créaient de nouvelles victimes, les Palestiniens, chassés de leurs terres et qui vivent depuis et à des degrés divers selon les époques sous la férule implacable des Israéliens. Un lecteur rapide et peu rigoureux conclurait facilement des propos de Fassin que les Israéliens sont des colonisateurs comme les Allemands l’avaient été.

Tournons-nous maintenant vers la réaction des Héréros et du Hamas qui semble être le cœur de la comparaison de Fassin. Les Allemands avaient passé un accord avec le chef héréro Samuel Maharero (1856-1923). Or malgré cet accord, les Allemands commettent des viols, tuent des Héréros et exhument même des crânes pour les revendre. Le comportement barbare des Allemands et leur désistement du contrat qu’ils passent avec la tribu ne peuvent qu’inviter à des représailles en 1904. Comparons donc au massacre exécuté par le Hamas : la bande de Gaza a été évacuée en 2005 par les Israéliens, et Israël remit Gaza aux Palestiniens clefs en main. Lorsque le Hamas tue des membres du Fatah et les chasse de Gaza en 2007, Israël commence un blocus pour empêcher le Hamas de s’armer (et de façon incohérente, a aussi tout fait pour renforcer le Hamas aux dépens de l’Autorité palestinienne). Immédiatement après, le Hamas envoie des roquettes sur Israël, enclenchant un cycle d’escalades de la violence, au cours desquelles Israël surenchérira toujours sur les attaques du Hamas. Malgré cet état de guerre larvée, le Hamas a reçu par l’intermédiaire d’Israël plusieurs milliards de dollars d’aide internationale, dont une grande partie a été investie dans un large arsenal militaire et la construction de 500 kilomètres de souterrains censés assurer la protection des combattants et non des civils. Il s’agit donc d’un conflit armé entre deux entités politiques et militaires, même si elles sont de taille asymétrique. L’attaque du Hamas portait le fer sur un territoire souverain. Gaza elle-même est un territoire semi-souverain dans lequel aucun Israélien ne peut pénétrer. On peine à trouver même une similitude avec les Héréros.

Le Hamas est un groupe politique fondamentaliste. Sa charte écrite en 1988 stipule dans l’article 7 que le Hamas n’est qu’un maillon de la longue chaîne du combat contre les envahisseurs sionistes. Citant un hadith du Sahih d’al-Bukhari, la charte déclare que le jour du Jugement n’arrivera que lorsque les musulmans tueront les Juifs. La charte modifiée de 2017 stipule que le Hamas mènera « le djihad contre Israël jusqu’à sa destruction »[2]. Les Héréros n’étaient pas millénaristes, ne défendaient pas l’idéologie d’un livre sacré, ne tuaient pas leur propre population au nom de leur idéologie, n’avaient a priori aucune intention génocidaire vis-à-vis des Allemands et n’avaient à leur disposition aucun arsenal militaire. Tout parallèle entre les deux groupes profane la mémoire des Héréros.

Crimes de guerre, peut-être, mais pas un génocide

Mais une fois établie la similitude entre les deux groupes, il devient plus facile de conclure que les massacres du Hamas étaient un acte de résistance contre un colonisateur qui, par analogie, n’appartiendrait ni à sa propre terre ni à sa nation. Si les Israéliens n’ont rien à faire en Israël, cela aide à établir le caractère génocidaire de son opération militaire. Là aussi, on ne peut qu’être perplexe sur l’usage des mots et des concepts. L’article 2 de la Convention internationale contre le génocide (The Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide) de 1948 déclare de façon claire que l’intention de tuer en partie ou entièrement un peuple est nécessaire pour établir un génocide. Le 13 octobre 2023, l’armée israélienne appelle les civils à évacuer pour aller au sud du Wadi Gaza. 900 000 Gazaouis sont évacués malgré les tentatives du Hamas de les empêcher de bouger afin qu’ils leur servent de bouclier humain. Israël crée des couloirs humanitaires. Avec la coordination des États-Unis, les Nations unies et l’Égypte, l’aide humanitaire arrive à Gaza au travers du checkpoint de Rafa, certes tard, certes de façon insuffisante, mais suffisamment pour suggérer que le mot de génocide ne convient pas à la situation. L’armée israélienne a distribué 1,5 million de brochures en arabe pour avertir les habitants de partir vers le sud. Elle a aussi fait une vaste campagne en arabe sur les médias sociaux et a passé des milliers d’appels téléphoniques pour informer les habitants du camp de réfugiés de Jabaliya d’évacuer. Fassin s’offusque du nombre de bombes jetées sur Gaza (avec raison puisque ces bombes ont fait un nombre très grand de morts palestiniens) mais il omet de mentionner que depuis le 7 octobre, plus de 9 000 roquettes ont été lancées sur Israël par le Hamas (sans doute plus au moment où cet article sera publié), faisant 200 000 réfugiés israéliens à l’intérieur de leur propre pays.

Soyons clair : ce qui se passe à Gaza est une catastrophe humanitaire sans précédent dans l’histoire du conflit. Fassin a raison de le rappeler. Le spectacle des Gazaouis face à leurs maisons détruites, des milliers de blessés et de morts est insoutenable. Ces images vont hanter les Palestiniens et les Israéliens pendant longtemps. Mais ce désastre humanitaire est un effet catastrophique de la guerre et non un génocide. La différence est cruciale. Une riposte militaire, même féroce, contre un ennemi qui a enfreint les frontières et le droit international, et qui met en œuvre beaucoup de moyens pour éviter des pertes civiles, n’est pas un génocide. Il est possible que les actions militaires israéliennes constituent des crimes de guerre. Nous y verrons plus clair à la fin de la guerre. Mais même des crimes de guerre ne constituent pas un génocide.

Est-il besoin de rappeler que Bachar el-Assad a gazé sa propre population et provoqué la mort de 300 000 personnes ; ou bien l’ethnicide des Ouïghours par les Chinois ; ou bien encore les massacres génocidaires contre les Rohingyas (déclarés par l’ONU l’un des peuples les plus persécutés au monde) par le Myanmar. Chacun de ces trois évènements est un bien meilleur candidat au titre de premier génocide du XXIe siècle – dans la chronologie et dans l’intention.

Créer des similitudes là où il n’y en a pas peut aussi être préoccupant. Dans la période tourmentée que nous vivons, choisir les mots justes est un devoir moral et intellectuel.


Eva Illouz

Merci à Philosophie magazine — qui fait quotidiennement paraître des analyses éclairante sur l’actualité[1]; et donc, en ce moment, sur le conflit en cours – de nous avoir autorisés à republier cette tribune.

 

Post-scriptum de la rédaction

Didier Fassin a répondu au texte d’Eva Illouz paru dans Philosophie magazine et K., dans Philosophie magazine, ICI, le 10 novembre.

Le 22 novembre, Joel Kotek a fait paraitre une autre critique du texte de Didier Fassin, dans l’Express – « L’offensive israélienne sur Gaza ne ressemble en rien au génocide des Herero ». Didier Fassin y a répondu le 30 novembre : « Prévenir un génocide à Gaza devrait être une priorité morale ».

Pour rappel : le premier texte répondant à la tribune de Didier Fassin, publié sur AOC le 1er novembre, est paru dans le même média le 13 novembre, sous la plume Bruno Karsenti, Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-Philippe Heurtin, Luc Boltanski et Danny Trom.

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