# 89 / Edito

À qui appartient Kafka ? On connait l’histoire, devenue légendaire : avant sa mort en 1924, Kafka a rédigé pour son ami Max Brod une lettre-testament lui demandant de « brûler sans restriction » tous ses manuscrits. Ce que n’a pas fait Brod, qui en est devenu à la fois l’héritier, l’éditeur, et le premier gardien de la postérité de Kafka, vouant une partie de sa vie à faire connaître son œuvre. Et de fait, en quelques décennies, un petit auteur juif et inconnu de Prague est devenu l’un des monstres sacrés de la littérature du XXe. Benjamin Balint avait consacré une enquête haletante – Le dernier procès de Kafka. Le sionisme et l’héritage de la diaspora (La Découverte, 2020) – au destin de ces manuscrits : leur départ d’Europe en 1939, leur survie en Israël où les emporte Max Brod, leur legs à la mort de ce dernier à sa maîtresse Esther Hoffe, qui les donnera en héritage à sa propre fille Eva. Transmissions successives qui, dès les années soixante-dix, ont été contestées : par la bibliothèque nationale israélienne d’abord, puis par les Archives littéraires allemandes de Marbach. L’affaire est remontée jusqu’à la Cour suprême d’Israël. Repartant du livre de Benjamin Balint, Philippe Zard revient sur ce qu’il lit comme un « polar politico-littéraire, sur fond de conflit juridique et de guerre de mémoire » où l’Europe (en l’occurrence l’Allemagne) et Israël se sont symboliquement disputés pour savoir quelle devait être la destination finale des archives de l’auteur du Procès.

En attendant la sortie, sur Netflix, de la troisième saison de la série turque Kulüp [The Club] – une plongée dans l’histoire de la communauté juive stambouliote des années 50 –, K. revient cette semaine, avec deux textes, sur ce programme tourné en Ladino, dans lequel des dizaines de Juifs turcs ont joué. Une visibilité inédite a été donnée à une minorité dans un pays où les juifs sont plus généralement représentés de manière caricaturale et malveillante. Le texte de François Azar (vice-président en France de l’association judéo-espagnole Aki Estamos et rédacteur en chef de la revue « Kaminando i Avlando ») rappelle d’abord comment les Juifs de Turquie sont passés de 100.000 personnes au début du siècle à 10.000 aujourd’hui, et réinscrit la série dans son contexte historique. Il oriente ainsi le regard sur l’une des dernières communautés juives du monde musulman, qui paraît en sursis aujourd’hui. Nesi Altaras (journaliste d’Istanbul publiant à la fois en turc et en Ladino) évoque de son côté l’émotion qu’il éprouve à entendre le ladino parlé à la télévision. S’appuyant sur ses propres souvenirs familiaux, il raconte comment, avec Kulüp [The Club], le traumatisme privé des familles juives victimes du nationalisme a fait irruption dans le débat public turc.

L’histoire est connue : Kafka a demandé à son ami Max Brod de détruire ses manuscrits. Non seulement Max Brod ne l’a pas fait, mais il est devenu le gardien de la mémoire de l’écrivain, son biographe et son éditeur, le propriétaire de la plupart de ses manuscrits – qu’il a emportés en Israël. A qui appartiennent aujourd’hui toutes ces archives ? Dans son livre-enquête, Benjamin Balint suivait à la trace les péripéties des manuscrits de Kafka, des querelles politico-littéraires jusqu’au dénouement judiciaire. Philippe Zard l’a lu et revient pour K. sur l’histoire d’un méshéritage.

Les Juifs turcs étaient 100.000 au début du XXe siècle, ils ne sont plus que 10.000 aujourd’hui. L’une des dernières communautés juives du monde musulman, confrontée à de nouveaux défis, paraît en sursis aujourd’hui. François Azar revient sur l’histoire d’une minorité qui a traditionnellement cultivée la kayadez (la discrétion dans l’espace public) mais qui entend se rendre davantage visible dans la société turque.

La série The Club, diffusée sur Netflix, ébranle les récits officiels de la Turquie pour présenter une image plus complexe et réaliste de l’Istanbul juive des années cinquante. Alors que le tournage de la saison trois vient de se terminer, le journaliste turc Nesi Altaras revient sur les effets, pour les juifs stambouliotes, de ce programme inattendu, interprété dans une langue – le ladino – qu’il n’aurait jamais cru entendre dans une série destinée au grand public.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.